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Benoit Jacquot / 2019

Dernier amour


>> Geneviève sellier / lundi 8 avril 2019

Le film de trop


L’épisode dit de « La Charpillon » que le dernier film de Benoît Jacquot prétend adapter est tiré des Mémoires de Casanova (livre 6, chapitre 15) [1], est le récit pitoyable et dérisoire des tentatives vaines du narrateur pour obtenir les faveurs d’une jeune prostituée française établie à Londres, solidement cornaquée par sa mère et ses tantes, ainsi que par deux hommes de main. Elle est censée être la seule femme qui lui ait jamais résisté !!

Elle fait tourner en bourrique Casanova, lui promettant ses faveurs à plusieurs reprises en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, et le narrateur, alors âgé de 38 ans, paraît incapable de lui résister, avalant toutes les sornettes qu’elle lui raconte, se prêtant à tous les chantages, y compris en lui donnant de fortes sommes, sans jamais obtenir autre chose que des caresses qui le rendent fou, jusqu’à le décider à se suicider en se jetant dans la Tamise, quand elle lui fait croire qu’elle est à l’agonie à cause de lui. Entre temps, il a tenté de la violer sans succès et l’a rouée de coups ; et après qu’il a fait arrêter les trois mères maquerelles qui organisent son commerce, il est lui-même arrêté, accusé de vouloir défigurer la jeune femme. Il passe la nuit en prison avant d’être libéré grâce à ses amis qui se portent caution. L’aventure s’arrêtera là.

Sauf à dénoncer des rapports de séduction totalement corrompus par l’argent dans les milieux aristocratiques européens de l’époque, on ne voit pas bien l’intérêt d’adapter cet épisode. Or c’est tout le contraire que fait Benoît Jacquot en parant l’épisode d’un parfum de nostalgie, celui d’un grand séducteur qui se souvient des souffrances qu’il a éprouvées face à la seule femme qui lui a résisté.

Mais la silhouette gracile de l’actrice qui incarne la Charpillon, Stacy Martin (on l’a vu dans Le Redoutable [2], le film de Michel Hazavanicius sur la rencontre entre Godard et Anne Wiazemsky, sorti en 2017) ne correspond pas du tout à la description flatteuse qu’en fait Casanova (et qui justifie qu’il en soit ensorcelé) : « … une de ces beautés auxquelles il est difficile de découvrir le moindre défaut physique. Ses cheveux étaient d’un beau châtain clair, et d’une longueur et d’un volume étonnant ; ses yeux bleus avaient à la fois la langueur naturelle à cette couleur et tout le brillant d’un Andalouse ; sa peau, légèrement rosée, était d’une blancheur éblouissante, et sa taille élevée (…). Sa gorge était peut-être un peu petite, mais d’une forme parfaite, elle avait les mains blanches et potelées, minces et un peu plus longues que ne le sont les mains ordinaires ; avec cela, le pied le plus mignon, et cette démarche noble et gracieuse qui donne tant de charme, même à une femme ordinaire. Sa physionomie douce et ouverte avait l’expression de la candeur et semblait annoncer cette délicatesse de sentiment et cette sensibilité exquise qui sont toujours des armes irrésistibles dans le beau sexe. »

Le film de Jacquot est plus banalement la rencontre d’un vieux beau avec un jeune tendron qui le mène en bateau. Mais le récit étant fait du point de vue de l’homme, le public est sensé s’attendrir sur la douloureuse expérience de ce séducteur mythique à qui une seule femme a résisté. Le fait qu’elle soit une prostituée aurait dû pourtant le mettre en garde, mais l’actrice joue son personnage sur le mode de l’ingénue espiègle qui nous fait oublier les réalités sordides de son gagne-pain. Ce que le film passe soigneusement sous silence, c’est la brutalité dont fait preuve Casanova (et qu’il raconte avec toute l’ingénuité de celui qui a tous les droits parce qu’il paye) quand la belle lui résiste : il tente littéralement de la violer et finit par la rouer de coups. « Je la pris comme un ballot, je la roulai, je la heurtais ; mais en vain ; elle résistait et ne disait mot. Voyant que la chemise faisait sa plus grande force, je parvins à la lui déchirer jusqu’en bas du dos, mais je ne pus l’en dépouiller tout à fait. Ma rage grandissait avec les difficultés, mes mains devinrent des griffes, et je ne lui épargnai point les traitements les plus inhumains ; je ne vins à bout de rien. Je me déterminai à la laisser quand, sentant ma main sur sa gorge, je fus tenté de l’étrangler. »

La jeune femme aura « le corps couvert de meurtrissures noires, signes évidents des coups qu’elle a reçus », comme en témoigne quelques jours plus tard l’homme qui sert à Casanova d’entremetteur.

Rien de tel, évidemment, dans le film de Jacquot : on est entre personnes de bonne compagnie, et surtout, il s’agit de montrer Casanova comme une victime consentante, le séducteur séduit. Et pour nous convaincre de son amour des femmes, dont il raconte au début du film qu’il est toujours resté l’ami de celles qu’il avait séduites, Jacquot invente un contrepoint avec le personnage incarné par Valeria Golino, dont on comprend qu’elle est justement une de ses anciennes flammes avec qui il est resté ami et à qui il témoigne une touchante affection.

L’ensemble est bien entendu en « costumes d’époque » dans des décors magnifiques et si Vincent Lindon ne se départit jamais de son masque triste, c’est parce qu’il est censé incarner un pauvre homme soumis aux quatre volontés d’une créature diabolique à qui on donnerait le bon dieu sans confession.

On ne pourra que conseiller aux spectatrices et aux spectateurs de passer leur chemin devant ce « dernier amour » aussi dérisoire que complaisant.

Et s’étonner que notre « auteur » ait trouvé les complicités et l’argent nécessaire pour faire une œuvre aussi dispensable…


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[1Casanova, Giacomo (1725-1798). Mémoires de J. Casanova de Seingalt, écrits par lui-même ; suivis de fragments des Mémoires du prince de Ligne (Nouvelle édition collationnée sur l’édition originale de Leipsick). 1880.