Comme l’évoque Sam Adams dans l’article publié sur Slate.fr il y a quelques jours , nous sommes tous familiers de la voix de Woody Allen. Tous ceux qui ont vu, aimé ses films, sont habitués à son timbre de voix et à son débit. Une voix qui colle parfaitement avec le personnage de sympathique loser qu’il a créé et façonné depuis de nombreuses décennies et avec lequel le public s’est tout de suite trouvé en empathie.
Dans Allen v. Farrow, les documentaristes présentent Woody Allen à travers notamment deux régimes d’images : celles de ses films de fiction et d’autres privées, enregistrées par Mia Farrow au magnétoscope, des moments de famille qui semblent heureux, et dans lesquelles, indéniablement, il a la même voix. Une voix guillerette, jouant la comédie pour son auditoire, qu’il s’agisse de son public de cinéma ou de sa famille. Des images où Allen garde le contrôle de son personnage. Quand on est familier de ce personnage et de sa voix – familier au sens où, dès que nous l’entendons, nous lui accordons un capital de sympathie en quelque sorte automatique –, il est alors très dérangeant de découvrir l’autre voix de Woody, celle que l’on entend sur les enregistrements de conversations téléphoniques utilisés dans le documentaire.
Au moment où Allen a été l’objet d’une enquête criminelle pour abus sexuels sur mineure, ses avocats ont très rapidement répliqué en attaquant Mia Farrow sur la garde des enfants. Au cours des procédures, les deux ex-partenaires ont toutefois continué à avoir des conversations téléphoniques qui ont été enregistrées, semble-t-il de part et d’autre, même s’il est difficile d’en savoir plus là-dessus, le film ne documentant pas précisément les éléments entendus.
Ces enregistrements sont perturbants. On y entend une voix froide, presque sans intonations, sans aucune empathie, ce qui est d’autant plus audible qu’à l’autre bout du fil, Mia Farrow est en pleurs et tente d’obtenir des informations et des explications. Elle livre son émotion sans retenue alors que Woody Allen, répondant de toute évidence aux conseils de ses avocats, reste évasif et en dit le moins possible. L’impression qui se fait dans l’oreille de l’habitué·e des films de Woody Allen est qu’il ne s’agit pas du même homme. Celui que nous entendons ne peut pas être le même que celui que nous connaissons.
A l’opposé du trublion maladroit à la voix sautillante, nous entendons celle atone d’un homme qui semble sans merci. Le constat est glaçant : « You brought charges against me as an unfit mother » (« Tu m’accuses d’être une mauvaise mère ») lui reproche Mia Farrow. Allen, d’une voix neutre de psychopathe, répond : « And I’m gonna make them stick » (« Et ces charges seront retenues ») . Aucune considération pour le bien-être des enfants, seule l’envie d’en découdre et de mettre toutes les ressources à sa disposition pour discréditer Mia Farrow, semble prévaloir, en la faisant passer pour une femme jalouse et hystérique, image véhiculée à l’époque par la plupart des médias.
Ce que montre aussi le film, c’est combien Woody Allen est toujours resté maître de son histoire et de son scénario. Pas étonnant de la part d’un homme qui a, imperturbablement, réalisé un film tous les ans pendant près de cinquante ans, films dont il a toujours écrit le scénario. En bon raconteur d’histoires, il a traité son conflit avec Mia Farrow en termes narratifs.
Alors que tous les proches de son ex-partenaire s’accordent sur le fait que sa liaison avec Soon Yi était, de l’aveu d’Allen lui-même, une passade et qu’il aurait dit à maintes reprises à Mia que cela n’était pas une histoire sérieuse, au moment où il s’est retrouvé accusé d’abus sexuels sur sa fille Dylan âgée de 7 ans, il a changé sa version en racontant partout qu’il était amoureux de Soon Yi. Rien de mieux qu’une sincère histoire d’amour pour faire basculer l’opinion. Et c’est ce gros titre que la presse a globalement retenu, détournant ainsi en partie l’attention des accusations de pédocriminalité.
Deux critiques, Alissa Wilkinson et Claire Dededer, expliquent que Woody Allen s’est également servi de ses films pour créer une version de lui-même plus convenable. Lorsqu’il écrit Manhattan en 1979, le cinéaste met en scène une histoire d’amour entre une lycéenne de 17 ans et un homme de 42 (lui-même) qu’il présente comme réticent à poursuivre une relation avec une mineure. C’est Mariel Hemingway qui endosse la part libidineuse du personnage, montrée comme une jeune femme dont le désir sexuel est débridé, dédouanant ainsi le personnage de Woody qui ne fait que répondre assez passivement au désir de sa jeune partenaire, non sans avoir essayé de la dissuader à cause de leur différence d’âge !
Dans les enregistrements, le seul moment où l’on retrouve le Woody habituel est lorsque Mia Farrow demande, à la fin d’une conversation, si son téléphone est enregistré. Tout à coup, Woody s’anime : « No, my phone’s not taped. I’m the last person in the world that knows how to, you know, work that stuff » ("Non, je n’enregistre pas. Il n’y a pas moins doué que moi pour faire ce genre de chose") . Allen retrouve le phrasé et le débit qu’on lui connaît quand il incarne son personnage d’homme maladroit et peu doué pour les tâches pratiques, alors même qu’il est interrompu par un autre correspondant qu’il informe froidement être en train d’enregistrer
Mia Farrow sans rien dire de compromettant. Il est alors d’autant plus glaçant de constater que dans Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), le personnage de Woody Allen et son épouse, interprétée par Diane Keaton, jouent les détectives et en viennent à enregistrer les appels de leur voisin dans le but de le confondre pour le meurtre de sa femme. Sorti aux États-Unis en août 1993, le film utilise visiblement les stratégies de l’affaire judiciaire en cours pour enrichir son scénario. Ce qui ne fait que corroborer l’idée que le cinéaste n’a cessé d’utiliser ses films pour façonner un autre lui-même, personnage de fiction sympathique, loser et névrosé, mais surtout gaffeur et dont les défauts sont acceptables. Moralement, son personnage semble lui aussi la proie des circonstances et c’est bien le génie de Woody Allen d’avoir réussi à se faire passer aux yeux de tous comme un homme faible et dénué de pouvoir alors que les pressions exercées sur les institutions judiciaires et policières, dans cette affaire, montrent assez qu’il a toujours été en contrôle.
Allen v. Farrow ne laisse que peu de place à la contradiction mais la force du documentaire est de déconstruire, de façon implacable, le scénario extrêmement bien maîtrisé que Woody Allen, ses avocats et ses conseillers en communication, avaient à l’époque réussi à imposer.