La scénariste, réalisatrice, productrice, compositrice et actrice Julie Delpy est sans doute davantage connue pour son travail sur la trilogie des Before (1995, 2004, 2013) en collaboration avec Richard Linklater et Ethan Hawke (elle fut d’ailleurs nommée par deux fois à l’Oscar du Meilleur scénario adapté pour Before Sunset et Before Midnight). Celleux qui connaissent son travail de réalisatrice, tel que son diptyque de comédies romantiques 2 Days in Paris (2007) et 2 Days in New York (2012), ou ses films plus récents Lolo (2015) et My Zoe (2019) ont probablement une meilleure compréhension de son penchant créatif pour les femmes dans toute l’étendue de leurs expériences complexes et contradictoires. Ses personnages féminins sont souvent des névrosées, des bourreaux de travail et, dernièrement, des mères qui entretiennent des relations instables avec leur partenaire.
Cette sensibilité se manifeste à nouveau dans sa série comique On The Verge, disponible depuis septembre 2021 sur Netflix France, qu’elle a créée, écrite et réalisée en collaboration avec Mathieu Demy et David Petracra. La série suit quatre femmes dans la quarantaine, vivant à Los Angeles – Justine (Delpy), Anne (Elisabeth Shue), Yasmin (Sarah Jones) et Ell (Alexia Landeau) – et qui tentent de concilier leur amitié et leurs vies professionnelle, familiale et sociale. Dans un hommage évident et parodique à Sex and the City (dont la suite composée de dix épisodes et intitulée And Just Like That est en cours de diffusion sur HBO Max), la série commence avec Justine attablée devant son ordinateur portable, sa voix-off nous éclairant sur ce qu’elle écrit alors qu’elle tente de trouver le mot juste pour décrire le vide existentiel dans lequel les femmes de son âge se retrouvent souvent. On découvre alors que Justine est une cheffe qui possède son propre restaurant et qu’elle tente d’écrire ce qui doit être un « simple » livre de recettes, mais son regard amer et morne sur sa propre vie déteint sur sa prose.
La série nous fait ensuite rencontrer son mari Martin, un Français insupportable et passif-agressif qui critique absolument tout ce que sa femme fait, dit ou pense entreprendre. Ce personnage est interprété par Mathieu Demy qui passe la majeure partie de la série à se plaindre et déplorer son sacrifice de vivre à Los Angeles avec son épouse et leur fils Albert, plutôt que d’être resté à Paris. Architecte, il est persuadé que sa vision et son style ne sont pas appréciés à leur juste valeur par les Américains et il se sent émasculé en permanence. Justine en est réduite à assumer la quasi-totalité des tâches du ménage en plus de son travail professionnel tout en étant maltraitée par son mari qui fait semblant de travailler quand elle doit écrire son livre dans un cagibi la nuit. Alors que Delpy et Demy forment une paire excellente à l’écran, le narcissisme et l’égoïsme de Martin deviennent insupportables au fur et à mesure que la série progresse.
Il est tout aussi difficile de s’identifier aux parcours des amies de Justine. Anne par exemple, est une riche héritière dont l’entreprise de mode pour enfants est en phase d’extension avec une ligne de vêtements pour femmes. Anne a de fortes tendances hippies, fait son shopping chez Whole Food (une chaîne de supermarchés bio haut de gamme aux USA), consomme régulièrement du CBD (ou cannabidiol, un composant du cannabis), vit dans une belle maison avec son fils Seb et une fille au pair allemande particulièrement paresseuse. Son arc émotionnel le plus important est de renoncer à emprunter des sommes d’argent astronomiques à sa mère dominante et de couper les cordons de sa bourse à son ex-mari.
Quant à Yasmin (la seule héroïne noire et musulmane), la série nous la présente au moment où elle tente de réintégrer le marché de l’emploi après une longue période d’absence pour élever son fils. Ce qui aurait pu être une exploration intéressante de l’âgisme et de la parentalité « hélicoptère » (les parents surimpliqués dans l’éducation de leur enfant), se transforme en une intrigue secondaire très étrange dans laquelle son cousin iranien la convainc de (re)devenir une sorte d’espionne. Cette dissonance de ton et même de genre comparé au reste du scénario isole Yasmin d’une grande partie de l’action pendant la seconde moitié de la série, limitant ses opportunités d’interagir avec les autres.
Et pour finir, il y a Ell, l’amie soi-disant « précaire ». Ell est mère célibataire de trois enfants de trois hommes différents et non-blancs, un exploit dont elle est fière au point d’appeler sa propre famille par le douteux slogan « The United Colors of Benetton ». A un moment, son compte en banque est à découvert de plusieurs centaines de dollars, mais quelques épisodes plus tard elle est en mesure d’investir dans le dernier smartphone afin de filmer et poster sur YouTube la vie chaotique de sa famille. On ne sait pas comment elle garde un toit au-dessus de la tête de ses enfants et la série ne semble jamais se concentrer assez longtemps sur son cas pour vraiment approfondir le fossé économique entre sa famille et celles des trois autres héroïnes.
Bien qu’il soit bienvenu (car encore bien trop rare) d’avoir une série mettant au centre de l’intrigue quatre femmes de plus de 45 ans, il est difficile de s’identifier à ces privilégiées, bien que la série essaie désespérément de les présenter comme ordinaires. Elles vivent et travaillent dans l’un des quartiers les plus huppés de Los Angeles (West Side Venice), et même s’il est fait mention de la présence croissante de personnes sans-abri dans la région, c’est dit en passant et la série n’approfondit pas le fait que les protagonistes se contentent d’en faire le constat.
Chacune d’entre elles est confrontée au fait d’être mère d’enfant(s) de la génération Z, ces enfants américains qui se préparent à l’éventualité d’un tireur au sein de leur école (quelque chose de tellement incongru pour une personne ayant grandi en France, comme Justine), à la découverte de l’orientation sexuelle et de genre queer de Seb, l’enfant d’Anne. Bien que la plupart de ces aspects soient assez remarquablement traités par la série, en particulier lorsque les enfants acteurs ont la possibilité d’explorer les dynamiques complexes de leur génération, plusieurs moments ne fonctionnent pas du tout.
Par exemple, lorsque le fils de Justine demande s’ils sont riches, elle lui répond qu’ils sont aisés mais elle minimise clairement ses privilèges en disant que si elle perdait son emploi, ils perdraient leur maison – pour rappel, Justine est une cheffe dont le restaurant marche très bien et qui, au cours de la série, écrit et publie un livre de cuisine à succès. Dans une autre scène, Albert est bouleversé d’apprendre la responsabilité des Blancs dans l’esclavage, et Justine admet que la France également était une nation coloniale, mais que leur famille n’a pas d’ancêtres esclavagistes, lui assurant que leurs ancêtres étaient des producteurs de fromages et de chèvres. Si la série voulait montrer que ses personnages peuvent se montrer affreux, ces scènes pourraient sans doute passer pour de la satire, mais à aucun moment On The Verge ne semble avoir un regard critique sur ces comportements.
De plus, tous les enfants semblent fréquenter des écoles privées « alternatives » et au moins deux des héroïnes bénéficient d’une garde d’enfant employée à temps plein. Ces personnages secondaires sont soit dépeints comme trop désireux de plaire, comme la nounou de Yasmin, Latinx, qui affirme que ses employeurs sont comme sa propre famille, soit utilisés afin de tourner en dérision les adolescents paresseux et dévergondés (entendez sexuellement actifs et peu responsables), comme la fille au pair allemande d’Anne.
L’imminence de la pandémie est évoquée vers la fin de la série, le dernier épisode se déroulant le 29 février 2020. Bien qu’il y ait mention d’autres événements réels – la désastreuse présidence de Donald Trump, les personnes sans-abri qui se multiplient à Los Angeles – l’insertion du Covid-19 dans le scénario apparaît maladroite et artificielle. L’objectif est peut-être d’explorer comment ces personnages finalement peu sympathiques feraient face au confinement si la série donnait lieu à une deuxième saison (ce n’est pas le cas à ma connaissance). Quoiqu’il en soit, utiliser l’annonce du premier décès par coronavirus aux États-Unis comme suspens dramatique est d’assez mauvais goût.
Nous avons évidemment besoin de davantage de séries sur les femmes de plus de quarante ans, mais je doute que cette série focalisée sur des femmes privilégiées et « libérales » dans le sens étasunien du terme, comble ce vide flagrant dans nos représentations. La pandémie a justement mis en évidence les inégalités sociales croissantes, alors que ce type de féminisme ultra-libéral à l’américaine est totalement déconnecté des enjeux sociaux de race, de classe, d’âge, de handicap ; les créateurs et créatrices de ce type de contenu auraient bien besoin d’un cours intensif et accéléré sur l’intersectionnalité !