Noël Burch n’est pas que cinéphile, mais aussi cinéaste et théoricien du cinéma. Il l’a été, en tout cas. Jeune américain venu étudier à Paris, il est devenu français. Voilà pourquoi, mais pas seulement, il se dit transfuge. Les mémoires dont parle le titre ne désignent pas que le récit d’une vie, mais celles que son écriture fait s’entrechoquer. Comme dans ces dessins qui proposent une énigme aux enfants, il faut chercher celui qui est caché dedans.
Mener une vie de bâton de chaise, dit le Trésor de la Langue Française, c’est « mener une vie déréglée ». Et de citer à l’appui une phrase tirée du Bourlinguer de Blaise Cendrars :
« Tu mènes une vie de bâton de chaise. Tu te perds ».
Le sous-titre des brèves mémoires que Noël Burch publie aujourd’hui nous offre un premier indice de la complexité de l’homme qui parle.
Suivre les règles n’a jamais été son fort depuis sa naissance à San Francisco en 1932. Ni les règles de son milieu d’origine, ni celles de l’IDHEC (l’ancêtre de la FEMIS) qu’il intégra à Paris en 1951, ni celles du formalisme cinéphile quand les Cahiers du cinéma accueillirent ses premiers textes. Cela allait un temps, mais juste un temps, et chaque fois les circonstances et ses propres orientations faisaient qu’il devenait un transfuge, c’est-à-dire qu’il changeait de bord. Au lieu d’aller faire la guerre de Corée, il se faisait naturaliser citoyen français ; au lieu de jouer l’Américain-type de son temps amateur des 3B (bars, blondes, business), il se prenait de passion pour les femmes à poigne capables de lui faire des prises de jiu-jitsu ; au lieu d’être théoricien, il se redécouvrait simple cinéphile.
Il faut dire qu’il ne devint adulte qu’à l’âge où certains meurent : 33 ans . Mais se proclamer « transfuge » au soir de sa vie est surtout une manière pour l’adulte qu’il est devenu de revendiquer l’expérience, au double sens du vécu et du savoir, de l’étranger. L’étranger est, selon la formule célèbre du philosophe et sociologue Georges Simmel « celui qui vient un jour et reste le lendemain », par opposition au vagabond, qui vient un jour et repart le lendemain [1]. Les débats et les affrontements que suscite aujourd’hui l’immigré non-européen le réduisent presque systématiquement à une victime contrainte à voyager. Mais c’est oublier celui qui a choisi de le devenir, et dont Simmel souligne la supériorité du savoir pratique que lui procure sa position d’étranger. Il retire de la combinaison de son extériorité au pays d’accueil et de sa participation à sa vie quotidienne, une sensibilité plus acérée aux traits distinctifs de la culture de ce pays d’accueil. Son expérience lui procure, comme celle de l’ethnographe, une capacité d’expertise, qui lui permet de saisir la signification et les enjeux d’objets de la vie quotidienne qui restent implicites et difficiles à exprimer pour ceux qui sont nés avec, qui les ont pour ainsi dire incorporés.
Le récent essai de socioanalyse par le critique Jonathan Rosenbaum de sa découverte de Praxis du cinéma, le premier ouvrage sur le cinéma publié par Noël Burch, en apporte une confirmation éclatante. ll y souligne la parenté culturelle qu’atteste la sortie la même année, 1967, à Paris, du film Playtime de Tati et de l’essai Praxis du cinéma (Theory of Cinema Practice en anglais) de Noël Burch, une parenté authentifiée par la similitude « du plaisir de la découverte » procuré par la vision du film comme par la lecture de l’ouvrage à un spectateur américain. L’un et l’autre, le film et le livre, apportaient en effet à un spectateur américain, dixit Rosenbaum, une redéfinition « du langage et de la syntaxe du cinéma ». Cet hommage mérite d’être rappelé, puisqu’il rétablit au-delà du sens militaire du terme de transfuge — Noël Burch a été effectivement un déserteur, puisqu’il a refusé de partir combattre en Corée et n’a pu pendant de longues années rentrer aux États-Unis — ou national — il a choisi de devenir français, d’abandonner la nationalité américaine, dont rêve aujourd’hui une grande partie de la population urbaine d’Amérique du Sud — son sens culturel et artistique. Il s’est agi d’une conversion culturelle au cinéma considéré comme une invention artistique et une passion intellectuelle typiquement françaises, une passion caractérisée par l’amour exacerbé de la forme cinématographique à l’opposé de la recherche du divertissement domestique caractéristique de l’industrie du cinéma américain. Son amour du cinéma français, découvert très jeune lorsqu’il était lycéen à New York grâce à l’intelligentsia cosmopolite de la ville, joint à son désir d’intégration du milieu cinématographique parisien et ses études à l’IDHEC, l’ont ainsi conduit à devenir le représentant aux États-Unis de l’élite cinéphile parisienne. Il est devenu, en effet, pour un regard étranger le cinéphile français (et le mélomane [2]) par excellence :
« Pendant la moitié de ma vie d’adulte, depuis ma seizième année donc, jusqu’au début des années 1980, j’ai été irrésistiblement attiré par l’abstraction sous toutes ses formes (...) C’est à Paris que ce goût “inné” pour tout ce qui est “inhumain” s’est épanoui dès que j’ai compris que pour me sentir appartenir à l’élite, je devais me tourner résolument vers tout ce qui privilégiait la Forme ». (p. 149-150)
Mais l’obtention de cette qualité française qu’est le statut d’auteur, puisque réalisateur de films lui-même et contribuant à la théorie de l’auteur de cinéma, n’a pas fait disparaître le propre du transfuge, en tant qu’étranger qui importe dans le cercle où il est accueilli « des qualités qui ne proviennent pas et ne peuvent pas en provenir » (Simmel). Muselées dans Praxis du Cinema, focalisées sur le « langage et de la syntaxe du cinéma » regardé « tel que nous le faisons », elles commencent à s’exprimer lentement, ce que rappelle Rosenbaum, dans une lente conversion, à partir des années 70, à une approche pragmatique du cinéma « tel que nous le regardons », ce qui impose de prendre en compte un autre plaisir que celui de la jouissance esthétique de la forme. Cette conversion est le résultat de la vie, comme le montre les Mémoires, et non d’une décision intellectuelle, d’une « technique de soi » narcissique mais d’une attention, suscitée par des frictions, au regard d’autrui. Tant il est vrai que le « composé spécial de proximité et d’éloignement, d’indifférence et d’engagement » qui caractérise l’étranger le dispose, rappelle Simmel, à l’objectivité, à la prise de recul sur lui-même et le monde, en l’occurrence le monde du cinéma parisien.
En matière de cinéma, Burch a déjà raconté ce bel après-midi de juin où il comprit que « les films de Straub/Huillet le faisaient chier et l’avaient toujours fait chier ». Lui qui avait fait l’apologie de l’application au cinéma des méthodes de composition musicale de John Cage , voilà qu’il changeait d’horizon. Et ce n’était même pas pour épouser la cause postmoderne, car David Lynch aussi bien que les frères Coen lui semblent ineptes. Comme celui de Martin Scorsese ou de Tim Burton, pour continuer avec d’anciens compatriotes de l’auteur, c’est du cinéma « [qui ne sait pas ce qu’il veut direFormule de Robin Wood (dans Hollywood from Vietnam to Reagan, New York, Columbia University Press, 1986) que Burch reprend et discute dans son article certainement le plus lu en France, « Double speak. De l’ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux, volume 18, n°99, 2000, p. 99- 130. ». Le chapitre 12 (et dernier) des Mémoires d’un transfuge cinéphile nous en dit plus sur les conditions de ce revirement qui a fait de lui, en France, un cinéphile passé, pour ainsi dire, à l’ennemi. On y voit le lent processus d’intégration culturelle qui a conduit l’auteur à passer, au fur et à mesure de son assimilation dans les années 1970 par l’élite intellectuelle parisienne, du formalisme pour ainsi dire égocentrique du « grand théoricien du cinéma » (qu’il était devenu au plan international du fait du succès de Praxis de cinéma) au « formalisme révolutionnaire » que prône en 1991 La Lucarne de l’infini, mais qui en constitue le chant du cygne. Ce livre cristallise un engagement politique avec lequel il va rompre, peu après sa publication, parce que devenu sensible à son élitisme. En effet, adopté par l’intelligentsia communiste parisienne du cinéma, il s’était dans les années 1970 « intégré à un courant politiquement absurde mais qui avait des racines profondes en France puisqu’il postulait une équivalence entre radicalisme et art, encore si vivace aujourd’hui » (p. 159). Le reniement de ce formalisme révolutionnaire a été lent, puisqu’il l’a entretenu « pendant trente ans », jusqu’au début des années 1990.
Aussi faut-il considérer plus comme un apologue que comme un témoignage l’anecdote du « basculement » qui s’est produit, lorsqu’il redevient américain, et qu’il enseigne à l’Université de Columbus à partir de 1979, à des étudiants représentants de « l’Amérique profonde ». L’anecdote de la honte intellectuelle de l’enseignant qui se découvre « étranger en son pays lui-même », — lorsqu’il réalise qu’il vient de parler de « la création d’un espace imaginaire abstrait par le montage » dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer à des étudiants qui ne connaissent pas Jeanne d’Arc ! —, est un exemplum rhétorique. Effectivement touchés par le récit que fait le film de son sacrifice, ces étudiants sont complètement désemparés parce qu’ils ne comprennent pas « ce qu’elle veut cette femme », qu’il aurait dû leur présenter. L’anecdote exprime la morale civique de celui qui parle et qui a tourné le dos, depuis la publication de La Lucarne de l’infini, à une culture cinéphile parisienne qu’il a adorée. Ce cinéphile repenti récuse dorénavant aussi bien le rejet élitiste de la participation affective caractéristique de la fiction cinématographique (notamment « américaine »), que le mépris masculin de la sensibilité de la spectatrice féminine qui se laisse avoir par elle.
La brièveté de ces mémoires et le télescopage temporel et spatial systématique pratiqué par un auteur peu disposé à jouer le jeu de « l’illusion biographique » rend difficile, cependant, l’exercice de la formalisation de la cinéphilie de l’ex-Américain repenti de la cinéphilie française. Leur modestie, arrogante si on la compare à des témoignages équivalents qui en disent beaucoup plus que ce qui méritait d’être conté, impose du même coup l’exercice périlleux d’expliciter à la place du transfuge le sens de de sa conversion. La revendication de l’adoption progressive d’une posture féministe — dans la vie puis dans l’exercice de la critique cinématographique — est la manière qu’à l’auteur de la caractériser. Dans la vie, la prophétie d’un ami homosexuel a mis plusieurs années à se réaliser : « Toi, tu auras beaucoup de succès auprès des filles, tu les prends au sérieux, tu discutes avec elles, tu les écoutes » (p. 50). Cela a commencé par la capacité « d’avoir des amitiés féminines sans “tomber amoureux”, sans succomber à cette maladie infantile des mâles humains... dont j’allais pourtant souffrir par la suite » (p. 109). Et donc, cela s’est poursuivi dans la dimension du féminisme critique, qui s’est d’abord fait connaître, on le sait, par La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, co-écrit avec Geneviève Sellier en 1996.
Cependant, la posture féministe de Noël Burch n’est parfaitement compréhensible que si l’on signale la réparation que vise le transfuge, dans son écriture solitaire ou à deux, de l’invisibilité de la cinéphilie ordinaire qui excède, depuis toujours, les cadres de l’exercice académique et de l’histoire du cinéma, et atteint au-delà même de la sphère du cinéma l’industrie du spectacle moderne. Saisie dans la longue durée, l’intermédialité de cette industrie rend, d’une certaine mesure, difficilement séparable le cinéma, de la musique et du théâtre. Être féministe, à cette échelle plus vaste, c’est bien sûr savoir étendre le plaisir cinéphile à des formes “vulgaires” et “inférieures” du plaisir cinématographique, tels les téléfilms et les séries nationales. Le cinéma « qui sait ce qu’il veut dire » ne s’embarrasse pas de questions de hiérarchie de formes, mais seulement de qualité esthétique et éthique du spectacle auquel il propose de participer. Mais Burch va plus loin : être un cinéphile féministe, c’est devenir capable de rompre également avec la vision élitiste de l’opéra et l’inhumanité de l’afficionado qui réduit le plaisir qu’il procure à celui de la voix. Son avant-dernier ouvrage, Eugène Scribe ou le gynolâtre a pour lui, une signification biographique particulière. Son expérience du cinéma renouvelée par le féminisme lui ainsi permis de mieux ressentir l’attention que ce dramaturge et librettiste d’opéras du XIXe siècle extrêmement populaire portait à la condition des femmes dans ses opéras et opéras comiques à succès [3] . Il y explicite ainsi positivement un plaisir féministe qu’il ne caractérise, dans les Mémoires d’un transfuge cinéphile, que comme un refus du goût pour l’expérimentation formelle. La sensibilité de Scribe à la condition de la femme ne s’éprouve pas uniquement en effet dans des répliques de ses dialogues où l’on trouve, de loin en loin, une « dénonciation bien sentie des crimes que les hommes commettent au nom de leur “désir irrépressible” » (p.34). Elle n’apparaît que si l’on se rend sensible au contenu de la fiction, au lieu d’objectiver la représentation des personnages féminins indépendamment du sens de l’action, comme le fait parfois une certaine critique savante ou militante. Ce n’est qu’en se laissant prendre au jeu de la participation affective, en s’impliquant dans les situations imaginées par Scribe, que l’on peut, homme ou femme, reconnaître et apprécier à sa juste valeur « l’imaginaire d’un homme qui dans les limites certes de son époque et de sa classe s’est placé sincèrement du côté des femmes » (p.34).
Il est vrai que dans Mémoires d’un transfuge cinéphile, les questions d’analyse des œuvres passent loin derrière la description, souvent assez détachée, des moments de vie — la difficulté de trouver sa place dans la « grande famille » du cinéma français, la difficulté à nouer des relations véritablement satisfaisantes avec une partenaire, surtout à long terme, et les « que sont-ils devenus ? » auxquels Google apporte parfois une réponse glaciale et tranchée (date de la mort). Nombre de mea culpa émaillent en outre le récit, certains passages exprimant la contrition de celui qui a abusé de sa position d’homme ou, au contraire, de celui qui n’a pas su réagir dans le bon sens, notamment quand l’occasion d’aider autrui lui était donnée. L’auteur affectionne aussi les formules à l’emporte-pièces et, de temps à autres, même si c’est contradictoire, à la fois les descriptions limitées de type « Fabrice à Waterloo » et les explications un peu déterministes — ainsi cette mention d’un ami, « un des deux seuls Français que j’aie connus qui comprenaient réellement le féminisme, sans doute parce qu’ils n’ont jamais connu leur père ni l’un ni l’autre » (p.161). C’est au final, à lire ces Mémoires sans concessions, un ton d’une franchise apparente parfois déroutante qui frappe d’abord, au service d’une écriture soucieuse d’échapper tant à "l’illusion biographique" (Bourdieu) qu’à la "technique de soi" (Foucault). Burch y parvient par le télescopage temporel et spatial systématique des moments de vie, des personnes et des objets qui ont ponctué son itinéraire riche et désordonné et qui l’ont marqué. Á la différence de la vie de bâton de chaise, le plaisir de la lecture de ses mémoires est que nous en sortons la tête claire et sereine, et sensibles aux méandres de la vie artistique et littéraire qu’elles restituent, avec sérénité, mais sans complaisance.