La récente disparition de Jean-Paul Belmondo a révélé que ce dernier est plus qu’un acteur, plus qu’une star. C’est une icône nationale comparable à un monument comme la tour Eiffel : « C’est notre As des As, notre tour Eiffel du 7e Art et un pilier de notre patrimoine culturel » (Mireille Mathieu, 20 minutes, 06/09/2021) ; "Jean-Paul Belmondo s’en va, c’est comme se balader dans Paris sans la tour Eiffel » (Michel Boujenah, BFM TV, 06/09/2021). En décidant de lui rendre hommage aux Invalides, cérémonie officielle et lieu initialement réservé aux militaires et dont l’objectif est de distinguer des personnalités au destin exceptionnel, le Président de la République confirme ce statut. Au début de son éloge funèbre, le Président semble justifier son choix en se focalisant sur la proximité entre la star et nous, le public français :
" Jean-Paul Belmondo était de la famille. Frère, cousin, oncle, ami, séducteur, père hors norme, héros aux mille visages dont la carrière charrie mille vies, dans lesquelles nous retrouvons tous un peu des nôtres et qui ont scandé six décennies de vie française. Mythologie d’une France heureuse où la jeunesse prit tous les droits, des temps d’insouciance puis des temps de doute. (…) Belmondo, c’est un peu nous en mieux."
Mais le propos est équivoque, voire contradictoire. La figure ordinaire incarnée par l’acteur côtoie l’être exceptionnel. Cette ambiguïté est une caractéristique récurrente des stars qui, pour séduire un large public, doivent impérativement intégrer des qualités opposées, comme l’a montré Richard Dyer [1] pour qui l’image de la star est une construction intertextuelle s’élaborant non seulement à partir de ses rôles, mais également à partir de son « image » telle qu’elle est véhiculée dans la presse.
Belmondo, c’est d’abord l’incarnation d’une époque révolue, il appartient à la « mythologie d’une France heureuse ». À une époque troublée par une interminable crise sanitaire, de violents mouvements sociaux, la remise en cause de la domination masculine, des interrogations concernant l’avenir de la planète, la disparition de Belmondo peut être appréhendée par les citoyens français comme une page de l’histoire qui se tourne définitivement. Mais cette histoire-là est-elle si réconfortante ? Prenons l’exemple des relations amoureuses.
Depuis la disparition de Belmondo, les propos récurrents diffusés à longueur d’antenne sont que, malgré son physique ingrat, Belmondo a séduit les plus belles femmes du monde à la ville comme à l’écran. Même M. Macron ose ce raccourci :
"Ce jeune homme au nez cassé à qui l’on prédisait un sombre avenir professionnel et affectif et qui, à force de travail acharné, de culot illimité, de charisme enveloppant, finit par conquérir la France et séduire les plus belles femmes du monde."
Mais cette séduction peut interroger dans la mesure où elle est symptomatique d’une « culture du viol à la française [2] ».
Belmondo, un nouveau type de jeune premier alliant charme et violence
Les années 1960 marquent un tournant dans les relations amoureuses, notamment chez les plus jeunes générations. Ainsi, les garçons de l’époque, moins soucieux que les filles de la beauté de leur visage, « s’inquiètent, en revanche, de ne pas être conformes aux canons de l’homme grand et bien découplé, du « Monsieur Muscles au corps d’athlète » que promet la publicité . » Pourtant, « l’idéal masculin des jeunes filles, dans les années 1960, est éloigné de l’homme sûr de lui et protecteur [3] . » Ainsi, au cours de cette décennie, le comportement des garçons se féminise. À l’opposé des « blousons noirs » défrayant la chronique et considérés comme violents, les « cheveux longs » sont caractérisés par leur passivité, leur mollesse, leur absence de toute agressivité et leur respect des femmes. Pourtant, sur les écrans français, l’une des principales figures qui séduit les Français, ce n’est pas Jean-Louis Trintignant, dont l’image d’« homme doux » est récurrente, mais bien Jean-Paul Belmondo.
En octobre 1961, dans le magazine populaire Cinémonde (n°1419), on peut lire ce commentaire sur Jean-Paul Belmondo :
"En tout cas, tout musculeux qu’il soit, beaucoup de nos lectrices et lecteurs lui ont reconnu du "charme", cette auréole énigmatique qui est aussi le secret de la virilité, dans tous ses aspects : la brutale, la violente, l’honnêteté, la virilité des "durs" et celle des tendres" (sic).
Ainsi le « charme » de Belmondo (terme permettant de qualifier les jeunes premiers et connotant une qualité « féminine ») est compensé non seulement par « l’intéressante laideur » de son visage, mais aussi par un corps musculeux ou par un comportement (supposé) violent (à la ville comme à l’écran), ce qui le virilise. À une journaliste de L’Express qui lui demande d’expliquer les raisons de son succès auprès des femmes, l’acteur invoque, par plaisanterie selon lui, son « charme », mais très vite regrette sa réponse : « J’ai failli mourir de honte. Ce n’était pas une réponse d’homme ». Ainsi, Belmondo, souvent associé à la figure du « blouson noir », représente un nouveau type de jeune premier, bien différent de la beauté lisse du « romantique » Gérard Philipe :
"Physiquement, dans sa façon spontanée de se comporter, il était celui qu’on attendait, qui refoulait à l’état de mannequins les Jean-Claude Pascal, les Gélin, les Michel Auclair, les Philippe Lemaire et autres. Le public français était friand d’un jeune premier qui fut "nature", absolument sans apprêt, privé de beaux costumes et - aussi - qui ne présentât pas un négligé trop affecté (ce qui est pire)." (Cinémonde n°1419)
En présentant Belmondo comme un grand adepte des sports populaires comme la boxe ou le football, la presse le valorise surtout comme « un jeune premier pas comme les autres » (La Presse, 16/05/1960). Cependant, Belmondo incarne aussi une virilité traditionnelle qui a pu séduire les spectateurs masculins inquiets des bouleversements en train de survenir dans les rapports hommes/femmes. Après À bout de souffle, l’acteur constate à regret que les professionnels du cinéma comme les spectateurs lui ont collé l’étiquette de "mauvais garçon" :
"On ne m’imaginait plus autrement que comme un "butteur de flic", un type qui se glissait en moins de deux, dans le lit de fillettes "glamour", l’insulte à la lèvre et les poings durcis. Il a fallu Melville et Léon Morin, prêtre pour se rendre compte que je pouvais rendre une autre note. On oubliait que j’avais débuté dans des rôles comiques : Oscar à la scène et Mademoiselle Ange avec Romy Schneider à l’écran." (Cinémonde n°1472, 23/10/1962)
Contrairement à ce qu’affirme l’acteur, les films de Melville ne modifieront pas fondamentalement son image, bien au contraire. Au fil des ans, les personnages incarnés par Belmondo affirment de plus en plus clairement leur misogynie et leur mépris des femmes pour atteindre un paroxysme au cours des décennies 1970/1980. La paire de gifles infligée à une femme devient une figure récurrente de nombreux films tournés par l’acteur : cette violence permet de punir la « mauvaise femme » (Le Doulos, Melville, 1962), mais également de séduire les « femmes de tête » qui, selon le discours du film, aiment les hommes qui les dominent et les font souffrir (Par un beau matin d’été, Deray, 1965).
Dans Week-end à Zuydcoote (Verneuil, 1964), le héros en arrive même à violer une jeune fille et ce crime n’est absolument pas commenté dans la presse de l’époque. Cette violence semble justifiée par le récit et l’attitude provocatrice du personnage féminin – argument récurrent chez de nombreux violeurs, d’hier comme d’aujourd’hui. Le mutisme de la presse en dit long sur la banalisation des valeurs virilistes dans la société française de l’époque. (Mais sur ce point, notre société a-t-elle fondamentalement évolué ? Jean-François Kahn à propos de l’affaire DSK avait parlé d’un « troussage de domestique »...)
Quant la virilité fait défaut au personnage qu’incarne Belmondo, le film court à l’échec. Ainsi, le caractère soumis du protagoniste de La Sirène du Mississippi (Truffaut, 1969) contribue à son échec : non seulement le « héros » ne se rebelle pas contre sa maîtresse (Catherine Deneuve) qui tente de l’empoisonner , mais pire, notre aventurier accepte son sort !
Des héros rassurants (pour les hommes) qui tournent le dos à la réalité sociale
En refusant d’intégrer une dimension « féminine » et en se conformant à un modèle masculin traditionnel, les personnages qu’incarne Belmondo ne reflètent pas la réalité sociale de l’époque, mais révèlent indubitablement les angoisses masculines face à l’autonomie grandissante des femmes, bien avant les mouvements féministes des années 1970. Le charme viril de Belmondo vient donc de sa capacité à compenser un physique médiocre en masquant par une attitude décontractée une masculinité traditionnelle : surnommé « Il brutto » en Italie, Belmondo incarne une « beauté barbare » selon Andréï Makine (Au temps du fleuve amour, 1994), caractéristique radicalement opposée à celle de son futur rival au box-office, le bel androgyne Alain Delon. En ce sens, Belmondo est un « héros » moderne, capable d’utiliser l’humour pour se moquer des autres comme de lui-même, mais qui ne départit pas pour autant des valeurs « archaïques ». La persona belmondienne est bien éloignée de l’individu « très timide et souvent aussi tendre qu’une jeune fille », que décrit Madame Belmondo dans Cinémonde.
Au cours des décennies 1970/1980, Belmondo n’a plus besoin de se confronter aux autres pour affirmer sa virilité. Dans Le Marginal (Deray, 1983), le commissaire qu’interprète Belmondo se rend dans un bar gay dans lequel un client vient le provoquer. Mais, au lieu de se battre, notre héros national envoie sans effort son adversaire au sol, avec une ironie désarmante et homophobe : « les dames d’abord ! ». Cette humiliation met les rieurs de son côté. L’originalité de la persona belmondienne est que, progressivement, notamment à partir de Peau de banane (1963) et L’Homme de Rio (1964), elle va intégrer une dimension comique sans pour autant nuire à ses qualités viriles, ce qui est nouveau pour l’époque.
Dans la savoureuse comédie L’Homme de Rio (de Broca, 1964), la violence exercée contre sa partenaire est cette fois symbolique, l’humour et la dérision permettant de dédouaner le héros. Dans la première séquence du film, par exemple, le héros est un appelé en permission incapable d’envisager que sa fiancée puisse le quitter pour un autre homme. Si cela devait arriver, confie-t-il à son ami, il la giflerait. Mais Belmondo surjoue et la paire de claques qu’il mime apparaît comme un acte bien dérisoire et que, manifestement, il n’oserait pas vraiment réaliser. Ici, l’humour permet au héros de compenser son incapacité à maîtriser sa jeune et dynamique fiancée incarnée par la pétulante François Dorléac.
Pendant plusieurs décennies, Belmondo incarnera des personnages modernes qui regardent le monde avec une ironie glaçante sans pour autant être en rupture avec une virilité archaïque et dangereuse. Mais l’acteur, c’est aussi « Bébel », bien évidemment, le bon copain-sympathique-jouisseur de la vie. Cette ambivalence peut expliquer l’immense succès de la star auprès d’un large public.