Aujourd’hui je n’apprécie guère les films de la Nouvelle Vague, sauf peut-être quelques-uns des tout premiers (Hiroshima, mon amour, écrit par une femme, Les Quatre-cents coups, inspiré par l’enfance de l’auteur)... J’ai découvert tardivement les qualités des films de Pierre Kast ; mais s’il a fait un bout chemin avec la première équipe des Cahiers du cinéma, ce n’est qu’abusivement qu’on l’a assimilé à ce cinéma "à la première personne du masculin singulier", pour citer le titre du livre critique de Geneviève Sellier [1] consacré à cette "école".
Mais il est un autre cinéaste, plus longtemps encore collaborateur de la même revue, dont les nombreux films (10 longs métrages, 32 courts) n’ont jamais connu la notoriété de ceux d’un Truffaut, d’un Godard ou d’un Chabrol. Or, pour moi aujourd’hui, Luc Moullet est le seul qui surnage de cette Nouvelle Vague "Rive droite" [2]. Aux Cahiers, il est arrivé qu’on l’appelle "notre Jarry", car entre autres canulars, il leur avait soumis sans sourciller des notices consacrées à des films imaginaires. Mais son évolution tranche nettement avec celle de sa génération ainsi que celle de la génération suivante (Comolli, Narboni, Fieschi...). Je vais évoquer ici trois de ses films, qui me paraissent, parmi ceux que j’ai vus, les plus représentatifs de la conscience politique dont ce cinéaste a fait preuve depuis qu’une féministe d’origine italienne, Antonietta Pizzorno, est entrée dans sa vie, co-signant notamment le scénario et la réalisation du premier de ces trois films, Anatomie d’un rapport (1975). Il faut souligner que ce film ainsi que Le Prestige de la mort (2007) et plusieurs des court-métrages de cet auteur, correspondent parfaitement à la définition que propose Sellier de la Nouvelle Vague : ce sont en effet des films "à la première personne du masculin singulier". Sauf qu’à l’encontre de tous les autres titres brevetés Nouvelle Vague, ce sont des films où un homme se moque de sa propre masculinité !
Et s’il est un film singulier au sens courant, c’est bien Anatomie d’un rapport. Dans le contexte de l’époque, la dite « révolution sexuelle » et la vague de films érotiques (Emmanuelle 1974) qui prétendent l’illustrer, Anatomie d’un rapport émerge comme la réponse féministe à ce déferlement de fantasmes masculins sur les écrans, avec le succès que l’on sait. Anatomie d’un rapport est un titre "cinéphilique" qui fait écho au film de Preminger, Anatomy of a Murder 1959, et traduit peut-être la volonté des auteur.ices de subvertir quelque peu le ton léger du film en suggérant une équivalence entre sexe et meurtre.
Comme dans beaucoup de ses films (et notamment ses courts-métrages), Luc Moullet tient le rôle principal. Or, il n’est pas « bon comédien », en tout cas selon la distinction couramment faite entre comédien.ne et acteur.ice. Ainsi que nous l’a expliqué un de nos professeurs à l’IDHEC, si un comédien tel que Jean Desailly était capable de compositions, un Louis Jouvet, par exemple, était acteur puisque quel que fût son rôle, c’était toujours Jouvet que l’on avait devant nous. À un échelon plus modeste, on peut en dire autant pour Luc Moullet : on a toujours devant nous ce personnage quelque peu enfantin dans sa façon de parler, cet acteur un peu raisonneur, un peu maladroit et qui parle « faux »... Je me souviens de lui sur l’estrade des Etats Généraux du cinéma en mai-juin 68 où il était porteur d’un projet un peu fou pour l’avenir du cinéma français - en compétition amicale avec Chabrol et Marin Karmitz ("marxiste-léniniste" à l’époque !). J’avais été frappé par sa façon étrange de s’adresser à la foule de professionnel.les que nous étions, rassemblé.es dans l’amphithéâtre de l’École Louis Lumière, rue de Vaugirard.
Dans Anatomie d’un rapport, il arbore une barbe bien fournie, comme s’il voulait affirmer sa virilité alors que sa manière de parler, un peu geignarde, évoque tout sauf la virilité. Ce film tourne autour d’un couple, celui que le réalisateur forme avec la belle Marie-Christine Questerbert, et de leurs interrogations sur la manière dont ils font l’amour. Leur dialogue est un dialogue de sourds. Car si l’homme affirme comprendre que si sa partenaire n’a guère de plaisir dans leurs rapports c’est sans doute de sa faute à lui, il reste pourtant obstinément attaché à ce qu’il appelle des rapports « normaux » (la position du missionnaire, semble-t-il) alors que la femme aspire à... autre chose. A un moment donné, il lui dit : « Ce qui est terrible, c’est qu’on discute depuis un quart d’heure de quelque chose qui devrait être naturel ! ». Cette réplique, reprise dans la bande annonce, résume parfaitement l’idéologie qui sous-tend la fausse conscience qu’oppose cet homme, qu’opposent tous les hommes, à leur reconstruction par une femme, aussi bien sexuelle que... comportementale. La narration de l’homme, en voix off, est entièrement centrée sur lui-même, sur ce qu’il éprouve, et par exemple sur sa façon de compenser sa frustration quand sa partenaire s’absente d’une manière ou d’une autre, et qu’il n’arrive pas à travailler, par le sport cycliste, dont Moullet a été grand amateur dans la vie réelle ; il fut un temps où il faisait une sorte de tour de France à vélo pour montrer ses films dans les villages.
Il s’agit d’un film unique, à l’époque et encore aujourd’hui, dans la mesure où il se focalise sur les rapports sexuels d’un couple déjà installé, bien après la période passionnelle. Le film parvient à ne jamais être érotique, ce qui est un tour de force vu le sujet. Pour ce faire, Luc Moullet acteur n’hésite pas à se mettre à nu en ne cachant rien de son anatomie la moins flatteuse. Si les corps sont recouverts d’un couvre-lit lors des tentatives de rapport sexuel, la maladresse et l’incapacité de l’homme à donner du plaisir à sa partenaire sont systématiquement mis en scène. Le sujet du film est posé dès la première scène : l’incapacité de l’homme à donner du plaisir à sa partenaire, du fait de sa fixation sur la pénétration vaginale, amène celle-ci à le quitter, non sans avoir tenté de lui expliquer les raisons de sa frustration. On ne peut qu’être admiratif devant un film qui déconstruit si frontalement ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture du viol qui sous-tend les rapports sexuels sous le patriarcat. Le fait que le film soit écrit et réalisé par Luc Moullet et sa compagne, Antonietta Pizzorno, n’est pas pour rien dans la radicalité de cette critique, évidemment. Malgré son caractère confidentiel, Anatomie d’un rapport fonctionne comme une réponse aux fantasmes masculins véhiculés par Emmanuelle (1974) film qui s’inscrit explicitement dans la culture du viol. Une spectatrice d’aujourd’hui s’identifie sans peine au personnage féminin d’Anatomie d’un rapport, malgré les presque soixante ans qui nous séparent de sa sortie, tant les frustrations qu’elle exprime sont encore monnaie courante.Le film met en évidence la crise de la domination masculine provoquée par le mouvement féministe [3].
Par ailleurs, ce film a en commun avec certaines œuvres de Godard ou de Truffaut de ressembler à un film d’amateur, à un « home movie », à la fois par la pauvreté assumée de ses moyens techniques, par le caractère guindé des dialogues, par l’« amateurisme » du jeu des personnages masculins qui « parlent faux »... en revanche, le personnage incarné par Questerbert paraît le plus adulte du film, ce qui en renforce évidemment la dimension féministe [4]. La « distanciation » incontestable qui en résulte souligne le caractère pédagogique d’un film qui traite d’un sujet rarement abordé au cinéma...
Des films que je connais de Luc Moullet, La Comédie du travail (1988) est de loin le plus « professionnel », notamment parce que Moullet lui-même n’y joue qu’à peine (une silhouette non-créditée). Le protagoniste principal, Sylvain Berg (Henri Déus) incarne ce fantasme pernicieux de la droite bien-pensante : un chômeur viscéralement réfractaire au travail, un de ces « assistés » qui vivraient aux crochets de la société via l’assurance chômage. Mais le film présente ce personnage sous un jour si sympathique que de toute évidence il est censé incarner une critique du statut du travail sous le capitalisme, critique assumée par les scénaristes, Moullet et sa partenaire, Antonietta Pizzorno - critique qui a ses racines, entres autres sources [5], dans un certain féminisme. Sylvain passe son temps dans une sorte de randonnée permanente.... entre visites à ce qui ne s’appelait pas encore "Pôle emploi" mais ANPE, où il s’ingénie à inventer des inexistantes recherches de travail. Une rencontre avec un autre jeune homme au profil semblable, leur échange de tuyaux, établit l’existence d’une sorte de réseau de « parasites ».
En parallèle, on nous raconte l’histoire, dramatique celle-là, d’un employé de banque, congédié pour des raisons de compression du personnel et désespéré par ce loisir imposé : Benoît Constant (Roland Blanche) est atteint d’un mal typiquement masculin, le « workaholism » comme on l’appelle en anglais. Ayant femme et enfant à charge, il ne cessera jusqu’à la fin du film de chercher du travail, via la même agence d’emploi, vigoureusement appuyé par son épouse, rôle tenu par Antonietta Pizzorno elle-même.
Les deux hommes sont suivis à l’ANPE par une même fonctionnaire, Françoise Duru (Sabine Haudepin) qui a le béguin pour le jeune et beau Sylvain. Persuadée qu’il cherche réellement du travail, elle est déterminée à lui en trouver. À cette fin elle va faire chanter le patron d’un PME sur qui elle détient des informations compromettantes. Le poste à pourvoir est bien davantage dans les cordes de Benoît, qui y postule, mais Françoise ordonne à ce petit patron d’engager Sylvain. La scène de l’entretien d’embauche est particulièrement désopilante, car Sylvain fait tout ce qu’il peut pour décourager son futur employeur, notamment en sortant de sa poche un exemplaire du journal trotskyste Rouge et en le déployant devant son interlocuteur comme un défi. Mais c’est peine perdue, car celui-ci se montre ravi : « C’est le dernier numéro ? » s’enquiert-il, faussement complice.
Je ne voudrais pas déflorer ce film merveilleux en racontant la rencontre in extremis entre ces deux êtres antinomiques et l’issue tragi-comique qui en découle... On ne peut pas dire qu’il fasse réellement avancer la réflexion sur le travail sous le capitalisme, mais il ouvre joyeusement le débat...
Dans le plus récent Prestige de la mort (produit par Paulo Branco, 2007), Luc Moullet joue de nouveau son propre rôle, celui d’un cinéaste peu connu qui s’estime injustement négligé et qui, constatant que le décès d’un artiste, d’un cinéaste, lui vaut un certain regain de notoriété, décide de feindre sa mort afin qu’on parle de lui et même afin de récolter les sommes nécessaires à la production de son prochain film. On peut parler d’humour noir… C’est au cours d’une excursion solitaire dans un décor montagneux où il repère des extérieurs pour l’adaptation d’un roman de jeunesse de Thomas Hardy (Les Remèdes désespérés), que le Luc Moullet du film, dérisoire « auteur » imbu de lui-même, tombe sur un cadavre… Découverte qui lui inspire son propre « remède désespéré » : échanger son identité avec celui qui se révèlera être un architecte connu, afin de bénéficier du « prestige de la mort », de cette célébrité qui lui est refusée de son vivant [6].
Le film démarre dans le « bureau » (qui ressemble davantage à une salle de montage d’avant l’ère numérique avec un « chutier » au mur) d’une programmeuse de télévision nommée Anne-Marie (Claude Buchwald) qui explique longuement à Moullet (en amorce de dos) que, malgré l’admiration qu’elle porte à son travail, elle n’a pas de place dans son planning pour son nouveau projet. Moullet parti, la dame fait part à son assistant de ses vrais sentiments : « Qu’est-ce qu’il est collant, celui-là ! »
Chez lui, avec sa femme et sa fillette, Moullet se prépare à partir en repérage. Sa femme – rôle tenu par Antonietta Pizzorno – est une vraie teigne, attachée aux détails de la vie domestique, visiblement lassée des idiosyncrasies de son mari. En triant les ordures ménagères, il s’aperçoit qu’il a jeté le sac contenant des papiers importants (son scénario ?) à la place de quelques détritus. Au téléphone, son producteur (Richard Copans, producteur dans la vie) n’a que des mauvaises nouvelles et notamment qu’il ne peut tourner son adaptation de Hardy en Angleterre (à cause des syndicats, entre autres obstacles). Moullet, toujours prêt au compromis, évoque les Alpes de Haute-Provence. Aussitôt nous le retrouvons dans un décor montagneux, où il fantasmera quelques scènes de son futur film, avec des acteur.ices costumé.es. Mais bientôt il tombe sur le « cadavre » d’un homme (en fait un mannequin de paille) et immédiatement il y voit la solution de tous ses problèmes : échangeant ses papiers contre ceux du mort – un certain Charles-Albert – ainsi que ses vêtements. Ensuite il va traîner le cadavre le long d’un sentier périlleux afin de trouver l’endroit crédible pour un accident de randonnée.
Mais ce film ne peut se raconter ainsi. Le moindre geste, la moindre réplique, le moindre incident sont empreints d’une maladresse, d’une artificialité que l’on devine étudiée, qui n’appartient qu’à Moullet et qui ne peut se rendre par l’écrit. Un kaléidoscope de séquences s’enfile les unes aux autres : Moullet veut changer son look : il se met entre les mains d’une coiffeuse, qui ne veut pas suivre ses indications – lui raser la tête, tailler radicalement sa barbe... De guerre lasse, il s’en va... et se rend chez un opticien, à qui il demande des lunettes aux verres neutres pour se donner une apparence « plus sérieuse, plus adulte »... Chez un marchand de journaux, il découvre des manchettes annonçant que « Godard est mort », et s’inquiète de ce que la mort de ce cinéaste plus célèbre que lui n’éclipse la sienne... pas encore découverte... Passant sans cesse et sans transition de la ville à la montagne, il cherche à aiguiller des promeneurs vers l’endroit où il a déposé le cadavre... sans succès. La police ayant enfin découvert celui-ci, on assiste aux obsèques et à l’ensevelissement du cercueil...
Le tout est scandé par des conversations téléphoniques avec sa femme – une cabine (factice : elle finit par se désintégrer entre ses mains) apparaît comme par magie où qu’il se trouve. Sa femme est seule à connaître sa manigance qui la laisse sceptique... alors que Moullet, lui, est de plus en plus persuadé que la fortune et la gloire l’attendent. Il rencontre un maître-chanteur à la mine patibulaire qui prétend l’avoir vu assassiner... Luc Moullet et lui demande une grosse somme contre son silence, menaçant de s’en prendre à sa femme et à son enfant Chez son producteur il se répand en projets d’avenir absurdes, lui demande de l’aider à choisir entre deux grandes vedettes d’Hollywood pour son futur remake d’un blockbuster de C.B. DeMille. Le producteur l’écoute à peine, cache mal son scepticisme.... Enfin, il s’adresse à Marie-Anne (Bernadette Lafont), une autre programmeuse de télévision, rivale de la Anne-Marie du début, dont le bureau est identique. Elle ne s’intéresse pas davantage aux délires de « l’auteur » mais par haine de sa rivale accepte de faire un bout de chemin avec Moullet. Celui-ci tient à lui montrer qu’il n’est pas mort, l’entraîne au cimetière, lui fait ouvrir la tombe portant l’inscription « Luc Moullet », et en effet ne s’y trouve qu’un cercueil vide contenant... un exemplaire des Remèdes désespérés. Exaspérée par les délires de l’homme, Anne-Marie finit par s’enfuir dans la forêt...
La chute de tout cela est savoureuse. Sa compagne s’est procurée un revolver –ayant eu vent apparemment des menaces du maître-chanteur – et se retrouve en voiture aux côtés de Moullet qui conduit et envers qui elle semble encore très fâchée : il a négligé d’assister à la réunion des parents d’élèves qu’elle lui a rappelé au téléphone (« Si tu ne viens pas, tout est fini entre nous ! »). Il arrête la voiture, veut l’embrasser, elle sort le revolver de la boîte à gants, le vise à la tête – il brandit dérisoirement le livre de Hardy en guise de bouclier que la balle le transperce aisément... Elle prend le volant et s’en va, abandonnant le cadavre de Luc Moullet sur le bord de la route. Un quidam surgit de la forêt, le dépouille de sa montre, échange ses papiers d’identité contre les siens et s’en va d’un pas tranquille...
Un aspect de ce film inclassable et un peu fou, qui a peut-être échappé aux auteur.ices, m’a beaucoup frappé. D’un bout à l’autre, le personnage que joue Moullet se heurte à des femmes qui lui résistent, jusqu’à lui donner la mort pour de bon. Les deux programmeuses, la coiffeuse réfractaire, sa compagne mais aussi la femme de Charles-Albert, rencontrée par hasard dans un café alors qu’elle ignore encore qu’elle est veuve et qui fera très peur à Moullet qui redoute qu’elle ne reconnaisse les vêtements de son mari qu’il porte...
Dans l’entretien avec Marie-Christine Questerbert évoqué plus haut, celle-ci dit à propos de Billy le Kid (1969) : "[Lors des évènements de 68] nous avons compris où en étaient les relations entre les hommes et les femmes. Donc je me suis sentie dans une position particulière, je veux dire dans ce rôle où je suis présentée comme dominatrice parce que le truc de Luc c’est toujours de me présenter comme une dominatrice, c’est son fantasme à lui. C’est ce qui m’a permis dans le deuxième film, Anatomie d’un rapport, de mieux comprendre ce qui se jouait, alors que dans le premier, Une aventure de Billy the Kid, j’ai dû le subir."
Et Questerbert traite aussi Moullet de « narcissique », ce qui n’est pas faux à en juger par les films où il se met en scène... Mais il s’agit d’un narcissisme auto-critique qu’on doit sûrement à Antonietta Pizzorno - qui porte à son alter ego le coup de grâce dans Prestige de la mort -, celle qui a sans aucun doute reconstruit l’homme qu’il est.
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