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« Blow Up », revu et inacceptable


>> Laure Murat / jeudi 14 décembre 2017

Laure Murat esr professeure au département d’études françaises et francophones et directrice du Centre d’études européennes et russes à UCLA et chroniqueuse à Libération.

Cette tribune est parue le 12 décembre 2017 dans Libération. Geneviève Sellier remercie chaleureusement Laure Murat de l’autoriser à la reproduire.



Revoir le chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni oblige à changer de point de vue. À sa sortie, en 1966, ce film frappait par son esthétisme et le travail de chaque plan. Désormais, ce qui saute aux yeux, c’est cette violence faite aux femmes. Réviser son jugement n’a rien à voir avec la censure, mais dit que notre regard évolue.

Le 8 novembre, j’ai reçu une invitation de la cinémathèque de Los Angeles pour une semaine italienne, illustrée par l’affiche de Blow Up (1966) de Michelangelo Antonioni. On y voit le photographe, héros du film, à cheval sur un mannequin, couchée au sol, les bras écartés, dans une pose offerte. Un faisceau de rayons luminescents irradie de son téléobjectif, qu’il empoigne de sa main gauche et braque sur le visage de sa proie.

Cette image, à laquelle j’aurais sans doute prêté une attention distraite il y a quelque temps, m’a sauté aux yeux. Était-il vraiment nécessaire de choisir cette représentation caricaturale de la domination masculine dans le milieu des arts visuels, à l’heure où Hollywood n’en finit pas d’être secoué par les suites de l’affaire Weinstein, qui fait chaque jour la une des journaux ?

Malaise grandissant

Afin de vérifier dans quelle mesure l’affiche reflétait le contenu, j’ai revu le film pour la première fois depuis vingt-cinq ans. Et là, c’est un sentiment très inconfortable qui m’a étreinte, mêlant le souvenir d’un choc esthétique, qui demeure, et le dégoût de ce que cela raconte, non pas l’intrigue, presque anecdotique de ce polar métaphysique, mais la façon odieuse et continue dont sont représentés les rapports entre les hommes et les femmes.

Blow Up raconte l’histoire d’un photographe de mode à succès qui découvre, grâce à des agrandissements, qu’il a été témoin d’un meurtre à travers une série de photos d’un couple prises à la volée, dans un parc public. Cette belle idée, très librement inspirée d’une nouvelle de Julio Cortázar, constitue le segment central et le prétexte d’un film qui propose une réflexion passionnante sur la temporalité, l’œil et l’esprit, l’insu, l’invu et l’inconscient.

Formellement, Blow Up est une mécanique de précision, où tous les plans sont pensés, agencés, calculés, dans un enchaînement sans défaut. Aucun film n’a si bien capturé le Swinging London des années 60, sa violence et sa fantaisie, de la mode au rock’n’roll, ses formes et sa liberté. À plusieurs reprises, le photographe, personnage odieux, incarné par David Hemmings, croise une troupe de jeunes femmes et de jeunes gens bruyants, agglutinés dans une jeep qui tourne sans fin. Grimés, ils improvisent à la fin un spectacle bouleversant d’une partie de tennis mimée, sur un vrai court, qui force le photographe à prendre en compte l’intangible : une balle imaginaire dans un jeu virtuel, point aveugle et pourtant palpable de toute existence.

Toutes ces raisons (entre autres) d’admirer le film se doublent d’un malaise grandissant quant à l’étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportables, dont rien ne dit d’ailleurs qu’Antonioni la cautionne personnellement. Mais à quel point un tel traitement ne vire pas à la complaisance ? Du début à la fin, le photographe agresse ad nauseam les femmes qu’il fait poser, verbalement ou physiquement. « Bird » (« jeune fille » ou « poupée »), « bitch » (« salope »), les invective-t-il à tout bout de champ en leur hurlant des ordres, quand il ne les rudoie pas en les poussant à terre, leur prenant le visage et les embrassant de force.

Cette atmosphère de brutalité culmine dans une scène centrale, restée célèbre, où le photographe se rue sur deux jeunes filles (Jane Birkin et Gillian Hills), les déshabille de force, en les jetant sur de longs papiers mauves déroulés, qui servent de fond aux prises de vue. Dans une mer de papier violette et une série de froissements mêlés de cris, on voit deux femmes terrifiées et bientôt entièrement nues, luttant et riant nerveusement, sous les assauts d’un homme qui les moleste. Elles sont mannequins, elles rêvent d’être photographiées par « le » photographe à la mode, elles se défendent, puis, dans un retournement subreptice, participent à la lutte en déshabillant l’agresseur. Elles résistent et cèdent, d’une façon douloureusement indiscernable, et c’est là toute l’atrocité de la scène.

C’est le principe, à plus grande échelle, du « baiser volé » : la femme repousse le prédateur jusqu’à tomber dans ses bras. Après une ellipse, elles se relèvent, se rhabillent. Le photographe leur ordonne en criant de revenir le lendemain. Elles ne répondent pas mais on sait, à leur attitude soumise, qu’elles acceptent.

Comment se fait-il que j’avais gardé un souvenir visuel très précis de la lutte sur papier violet, sans me rappeler qu’il s’agissait, tout bonnement, d’un viol ? Comment avais-je pu effacer toutes ces violences et ne garder en tête que des formes sans contenu ? J’ai fait un petit sondage autour de moi et j’ai interrogé des amies féministes qui ont, contrairement à moi, une excellente mémoire combinée à une grande culture visuelle. Même confusion, mêmes absences, avec des variantes, même flou général. Pourquoi ? La réponse est contenue dans le film : l’esthétisme. La perfection formelle de Blow Up écrase et étouffe le scandale qu’il recèle. La fétichisation du beau efface l’horreur. Elle annule le forfait. Ce qui n’est pas sans poser des questions cruciales sur les liens entre éthique et esthétique, de même que sur le canon occidental.

Ni anachronisme ni logique de tribunal

« L’art d’Occident ne sait parler de sexe que sur un seul mode : la violence. Il vaudrait mieux dire le viol. L’obsession sexuelle de l’art occidental, c’est le viol […]. L’indigence du discours est inversement proportionnelle au raffinement de la forme. On demeure stupéfait par l’aptitude des artistes à décliner avec brio un argumentaire aussi funeste. Et aussi tenace : de la Renaissance à la modernité, cette iconographie pulsionnelle a persévéré dans son être, sans altération profonde. On dira sans doute que l’on exagère. À tort. C’est que l’habitude nous rend aveugles […]. Aussi faut-il recourir à de meilleures procédures pour présenter les œuvres sous une face moins solaire : le dispositif clinique d’une étude de cas », écrivait Régis Michel dans Posséder et Détruire en 2000 [1]. Cet éloquent constat et l’invitation subséquente à des études de cas méritent plus que jamais d’être médités et mis en pratique.

Le séisme provoqué par l’affaire Weinstein et ses conséquences en cascade n’est-il pas, en effet, l’occasion inespérée, et nécessaire, de relire l’histoire de l’art, du cinéma, de la littérature ? Ce chantier passionnant n’a rien à voir avec une « moralisation » de l’art et moins encore avec la censure - cela, c’est l’affaire des régimes totalitaires - mais tout avec l’analyse en profondeur de l’histoire des représentations, des discours, de leurs ambiguïtés et de leurs effets et avec une désacralisation de l’esthétisme, dont l’empire étouffe tout jugement. Car il est plus que temps d’exercer son sens critique sur la promotion du viol - fût-ce pour en susciter le dégoût chez le spectateur, assigné à la place du voyeur -, sur la sempiternelle reconduction des violences sexistes, sur l’indulgence pour la domination masculine sous prétexte qu’elle serait le reflet de la société - alors qu’elle n’est que le résultat idéologique d’un « male gaze », théorisé par Laura Mulvey et sur le regard de cinéastes et de critiques, des hommes à l’écrasante majorité (qui ne sont pas tous machistes, je suis au courant).

Le malaise qui saisit à la « relecture » de Blow Up vient en partie de là : l’idée qu’il y a cinquante ans, les relations hommes-femmes telles que décrites dans le film étaient considérées comme banales voire normales, alors qu’il ne s’agit que d’un choix d’auteur. « On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments », disait Gide, en écho aux propos de Baudelaire et de Flaubert. Cette scie a vécu. D’autant que les mauvais sentiments ne garantissent en rien la bonne littérature - ça se saurait.

Une relecture des œuvres, à partir du moment présent, n’induit ni anachronisme, ni logique de tribunal. Elle permettrait de tracer la généalogie de ce qui unit, dans une solidarité complexe et souvent équivoque, notre imaginaire, nos pratiques sociales et nos valeurs collectives. Elle nous aiderait aussi, et peut-être surtout, à révéler et à mettre en valeur les œuvres qui, à l’inverse, avec vigueur et inventivité, ont révolutionné notre regard sur les rapports de genre et nous ont montré qu’un autre monde est possible.

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[1Le livre faisait écho à une exposition au Louvre : « Posséder et détruire. Stratégies sexuelles dans l’art d’Occident ».