Je n’avais jamais vu Looking for Mr. Goodbar. Cette réalisation de Richard Brooks d’après le best-seller de Judith Rossner publié en 1975, inspiré par un fait divers scabreux, m’avait semblé, d’après les on-dit, comme s’inscrivant dans la série “femmes aliénées par leur libération”, genre Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek, 1998). L’ayant vu hier soir sur le câble, j’ai jeté un œil à mon « Maltin [1] » auquel j’ai toujours recours avant de décider de regarder un film hollywoodien que je ne connais pas.
Ces opinions laconiques d’une équipe de « cinéphiles moyens » (non-universitaires sans doute) sont généralement plus fiables, pour cause d’affinité culturelle, que celles des rédacteurs des notices de Télé-Cable-Satellite qui s’affichent sur Numéricâble. Mais là, j’étais déçu :
« La réécriture sordide (par Brooks, le réalisateur) du roman de Judith Rossner démarre comme l’étude intelligente d’une jeune fille sexuellement réprimée (repressed young girl) pour ensuite se vautrer sans répit dans son nouveau style de vie « libéré ». L’interprétation de [Diane] Keaton surclasse ce film sans rime ni raison (pointless film). »
Repressed ? Pointless ? Robin Wood, l’un des plus pénétrants observateurs du cinéma hollywoodien des années 1970 a classé ce film dans sa catégorie fertile de « texte incohérent », aux côtés de Cruising et de Taxi Driver [2]. C’est peut-être cette apparente incohérence, que j’appellerais plutôt complexité, qui fait comprendre la diversité de lectures qui ont été faites de ce film, toutes curieusement « à côté de la plaque ». Un universitaire anglais a recensé, de manière exhaustive semble-t-il, les travaux universitaires qui lui ont été consacrés [3].
Mais d’abord rappelons de quoi il s’agit : Theresa est citadine, dans une ville qui n’est jamais nommée et qui est comme une synthèse de plusieurs grandes villes étasuniennes, ce qui confirmerait ma conviction que ce film parle non d’une femme mais de l’« Amérique » et plus précisément de la masculinité « américaine ». Thérèse se rebelle contre un père ouvrier catholique, qui incarne la moralité traditionnelle (qu’il enracine dans sa vie de labeur) – monogamie, pas de sexe hors mariage, les jeunes filles doivent rester pures, etc. Elle finit par fuir le domicile parental pour se lancer à corps perdu dans la culture « sexuellement libérée » qui explose à cette époque. Elle va de bar en bar et d’homme en homme, mais tombe à chaque fois sur un partenaire qui ne sait répondre ni à ses besoins physiques, ni à ses besoins affectifs. Elle finit par être assassinée par un homme encore plus perturbé que les autres.
Ce film a été vu – avec les œillères d’un « politiquement correct » primaire qui prévalait alors là-bas – pour une condamnation des mœurs nouvelles, libertaires, « soixante-huitardes », comme faisant partie du très réel « backlash anti-féministe » (c’est le titre du chapitre de MacKinnon où il traite de ce film et de sa réception « savante »). Il était vu tantôt comme homophobe, puisque l’assassin est gay, tantôt comme une dénonciation des « dangers de la sexualité » et de sa « libération ». Bref, comme un film réactionnaire, jugement surprenant s’agissant d’un auteur-réalisateur de tant de films progressistes ! Or, les valeurs traditionnelles sont portées ici par ce père catholique névrosé, caricatural, et ne sont de ce fait guère valorisées. C’est la révolte et la quête de l’héroïne, portées par le charisme de Diane Keaton, qui sont le bon objet du film. Le film a également été balayé d’un revers de main – comme le fait la notule des Maltin – comme un cynique exercice d’exploitation, typiquement hollywoodien. Mais personne ne semble avoir perçu le film comme autre chose que le récit de l’expérience singulière d’une jeune femme à la fois innocente et aliénée, égarée dans la culture de la drogue et prenant trop au pied de la lettre les consignes du women’s lib...
Car pour moi, en tout cas, le « message » de ce film saute aux yeux ! Et il est d’ordre anthropologique. Il suffit de voir cette histoire par les yeux de ce personnage de femme dont tout le comportement s’inscrit en faux contre les clichés premiers du puritanisme patriarcal étasunien, où l’initiative du coït appartient au mâle (Theresa drague des mecs qui lui plaisent dans des bars), avec l’idée que de toute façon le sexe n’intéresse pas les femmes et que le désir des hommes les importune ! C’est une idée très répandue là-bas, y compris chez beaucoup de femmes, grâce à l’endoctrinement maternel. Theresa est étudiante mais aussi enseignante : elle apprend à parler à des enfants sourds-muets, activité qui la définit comme capable de communiquer avec « l’autre » (en particulier avec une fillette noire récalcitrante), alors qu’elle se trouve confrontée, dans sa recherche d’un partenaire comme elle l’entend, à un véritable défilé des tares de la masculinité « américaine », d’hommes incapables de communiquer avec elle. Depuis son professeur qui répond à son désir et la « saute » tout en sachant que c’est interdit et immoral, vu le rapport de pouvoir entre enseignant et étudiante, jusqu’à l’homosexuel honteux qui se laisse draguer pour prouver qu’il est un « vrai homme » et que son impuissance à la satisfaire pousse au meurtre, en passant par ce taiseux qui ne supporte pas la présence à ses côtés d’une femme avec qui il vient de faire l’amour et ce « fou » qui mime devant elle un violent combat au couteau. C’est le « point » de ce film qui est tout sauf « pointless », le cauchemar auquel les femmes étasuniennes sont si souvent confrontées, l’illustration crue de cet apartheid des sexes qui caractérise, sans doute depuis sa fondation, une société où crimes et viols battent tous les records. Voilà une vérité, ce réquisitoire contre leur sexe, que tous ces hommes, ces critiques et universitaires « affranchis », ne peuvent tout simplement pas reconnaître [4].
Seule E. Ann Kaplan, la seule chercheuse féministe dans le recensement de MacKinnon, semble avoir perçu cette dimension du film, tout en la minimisant, intimidée peut-être par la lecture dominante qui en était faite : « Le spectateur éprouve les colères incontrôlées dont les hommes font montre et ne peut s’empêcher de constater leur excès. Dans cette petite mesure le besoin patriarcal de posséder et dominer les femmes est dénoncé. » Dans une petite mesure ? Les séquences où ces colères s’expriment, y compris jusqu’au meurtre final (qui évoque celui de Psychose !) sont de loin les plus marquantes du film.
Texte incohérent ? Là où Robin Wood, homosexuel tout récemment sorti du placard et inconditionnel de la « libération sexuelle » voit de l’incohérence, le film montre, comme nous pouvons aisément le voir aujourd’hui, le caractère équivoque de cette libération qui n’en était guère une que pour les hommes… homos comme hétéros.
Polémiquons.
1. À la recherche de monsieur Goodbar, 25 janvier 2017, 17:57, par Orhan
J ai souvenir de ce film à sa sortie en 1975...L Année de mes 20 ans. Je l avais choisi comme support de debat dans le cadre d un exercice etudiants en service social.
Le professeur chargée de l atelier a tout fait pour me dissuader de garder ce choix. J avais persisté et argumentais l interêt de garder ce film très controversé.
Le groupe d etudiantes (majoritaires) et d etudiants a joué le jeu. Tous ont été voir le film pour en debattre ensuite dans le cadre de notre institut de formation. Une victoire qu’ils paient une entrée de ciné pour CE film.
Le débat s’est concentré sur la violence du film. Je n ai pas souvenance de notions feministe ou mysogine...mais plus des éléments sur le genre.
La scène finale est encore très nette dans mon esprit , avec cet effet de stroboscope techniquement utilisé dans le discotheques des années 70.
L execice (animer un debat) avait été validé par la prof.
Vos critiques ont succité l’interêt de revoir ce film qui avec Théorème de Pasolini étaient mes films "art et essai" fondateurs .
Merci de votre analyse Noel Burch
Yann K
Comedienne
2. À la recherche de monsieur Goodbar, 31 décembre 2018, 14:30, par armin
Pour moi, ce film enregistre simplement la perte des illusions liés à la libération sexuelle des années 60-70, un peu comme dans le film "boogie night", où le bandeau annonçant l’entrée dans l’année 1980 annonce la fin de la fête et le début du désenchantement et du cynisme. Le film ne réfute pas la libération sexuelle de l’héroïne, c’est même tous le sujet du film, seule la scène finale, abrupte, ramène la réalité qui elle, demeure froide et sordide. A l’époque, le film pouvait certainement paraître réactionnaire, mais retrospectivement il enregistre simplement la fin d’une époque, pour moi.