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Valérie Donzelli / 2023

L’Amour et les forêts


par Geneviève Sellier / dimanche 11 juin 2023

Le processus mortifère de l'emprise

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L’Amour et les forêts illustre de façon passionnante la question de l’adaptation. Le roman de 2014 et le film de 2023 ont le même sujet, l’emprise, au sens où ce terme est employé depuis quelques années pour désigner le processus psychologique qui amène une femme à accepter d’être maltraitée par l’homme avec qui elle vit, jusqu’à en mourir. Mais on aurait du mal à reconnaître le récit qu’en fait Eric Reinhardt dans le scénario de Valérie Donzelli et Audrey Diwan. Pourtant ce serait un contre sens d’y voir une trahison. Comme le déclare le romancier dans le dossier de presse :

« Il se trouve que depuis la sortie de mon roman, en 2014, j’ai reçu de nombreux témoignages de lectrices me confiant que s’étant projetées dans l’histoire de l’héroïne, elles avaient compris que si elles ne quittaient pas le domicile conjugal, elles finiraient comme elle, morte. Elles m’écrivaient que mon livre les avait sauvées.

L’enjeu principal de l’adaptation de mon roman était que le film puisse produire sur les spectatrices le même impact. Il fallait un film électrochoc qui fasse qu’une fois la salle rallumée, des femmes décident de se soustraire à l’emprise de leur conjoint et de passer à l’offensive. Valérie [Donzelli] et Audrey [Diwan] ont dessiné une voie lumineuse dont je ne doute pas qu’elle sera empruntée par un grand nombre de femmes. »

Le roman d’Eric Reinhardt le met en scène en tant qu’écrivain qui rencontre une de ses lectrices, parce qu’elle lui a adressé un long commentaire sur son dernier roman qui l’a profondément touché. Après leur rencontre à Paris, Bénédicte Ombredanne, enseignante et agrégée de lettres, va à son tour lui adresser le récit qu’elle a fait de sa vie, et nous découvrons alors qu’elle est sous l’emprise de son mari qui contrôle depuis une douzaine d’années tous ses faits et gestes, et va transformer sa vie en enfer quand elle disparaît tout un après-midi pour rencontrer un homme qu’elle a contacté sur une application de rencontre et avec qui elle va passer un moment inoubliable. Le romancier perd ensuite le contact et finit par découvrir qu’elle est morte, à travers l’annonce parue dans le journal local (elle habite Metz). Il contacte alors sa sœur jumelle qui lui raconte comment Bénédicte a vécu, sa première expérience amoureuse traumatisante, son mariage avec Jean-François comme un renoncement à toute forme de bonheur, ses deux cancers successifs et sa mort. Le roman est très noir mais possède une dimension énigmatique dans sa construction.

Valérie Donzelli et Audrey Diwan ont choisi de remplacer la médiation de l’écrivain par celle, beaucoup plus discrète, de l’avocate incarnée par Dominique Reymond : nous écoutons l’histoire de Blanche telle qu’elle la raconte à son avocate, avec de fortes ellipses. Nous comprenons dès le départ qu’elle s’est arrachée à cette emprise et qu’elle a accepté une aide extérieure. Ce changement fondamental par rapport au roman permet de focaliser les spectateur.ices sur le processus d’emprise tel que l’a vécu sa protagoniste, en évitant un suspense morbide.

Autre changement par rapport au roman : Blanche raconte l’histoire de son couple avec Grégoire de façon linéaire : comment elle est tombée amoureuse d’un homme qui lui a fait connaître des plaisirs physiques inédits, alors qu’elle traversait une période dépressive au tournant de la trentaine ; comment il l’a persuadée de se marier très vite, puis lui a demandé de quitter sa Normandie natale et sa famille, soi-disant contraint par une mutation professionnelle (il est employé de banque) ; comment elle a découvert qu’il lui avait menti, et comment s’est mis en place le piège de l’isolement, sous prétexte qu’il avait un besoin exclusif de son amour, etc. Le contrôle de plus en plus étroit qu’il exerce sur sa vie s’accompagne bientôt d’une critique systématique de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle est. Mais entretemps, elle a eu deux enfants et le piège s’est refermé. Plusieurs péripéties viennent resserrer le nœud coulant jusqu’à une tentative de suicide et le séjour salvateur en hôpital psychiatrique.

La capacité de Virginie Efira à créer de l’empathie pour les personnages qu’elle incarne n’est plus à démontrer : on citera Victoria (Justine Triet 2016), Un amour impossible (Catherine Corsini 2018), Sybil (Justine Triet 2019), Les Enfants des autres (Rebecca Zlotowski 2022), Revoir Paris (Alice Winocour 2022). Dans L’Amour et les forêts, elle est tour à tour Blanche et sa jumelle Rose, que l’on distingue par leurs différences de comportement. L’une est aussi douce et peu sûre d’elle que l’autre est dynamique et déterminée. Blanche fait face à un monstre de médiocrité jalouse et de frénésie de contrôle, incarné formidablement par un Melvil Poupaud à contre-emploi : il nous a habitué à des rôles d’homme doux dans Conte d’été (Rohmer 1996), Les Sentiments (Noémie Lvovsky 2003), Laurence Anyways (Xavier Dolan 2012, Grâce à Dieu (François Ozon 2018), Les Jeunes Amants (Carine Tardieu 2021), Un beau matin (Mia Hansen-Love 2022). Cette douceur qu’il déploie quand il rencontre Blanche, rend d’autant plus terrifiante la progressive transformation de son comportement, jusqu’à la violence physique, après des années de harcèlement moral de plus en plus destructeur. Virginie Efira est entourée d’actrices chevronnées qui se font malheureusement rares sur les écrans : Dominique Reymond incarne l’avocate, Marie Rivière la mère de Blanche, Romane Bohringer sa collègue enseignante, Virginie Ledoyen sa compagne de chambre à l’hôpital.

L’Amour et les forêts est engagé politiquement, mais échappe aux défauts du film à thèse grâce au degré intense d’incarnation qu’on doit à la direction d’acteur.ices de Valérie Donzelli, mais aussi à un filmage en longs plans séquences qui favorise l’empathie avec la protagoniste, ainsi qu’à la sensualité des lieux que la caméra parvient à transmettre, en particulier dans la séquence d’amour dans la forêt qu’on ne dévoilera pas.


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