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July Jung / 2022

About Kim Sohee


par Geneviève Sellier / mardi 16 mai 2023

Deux femmes face à l'enfer du capitalisme sud-coréen

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La dimension sociale du cinéma coréen n’est plus à démontrer depuis le succès mondial de Parasite (Bong Joon-ho 2019). Ce qu’on découvre avec About Kim Sohee, c’est la radicalité d’un regard féminin sur la société coréenne.

Le film s’ouvre sur la danse que pratique la jeune Kim Sohee dans l’esprit des célèbres groupes de chanteur.ses coréens (BTS, Black Pink…) en plus sportif. On la voit répéter seule devant la glace d’un studio de danse et tomber à chaque fois en faisant la figure finale… Elle termine son parcours scolaire dans un lycée professionnel et doit faire un stage pour valider son diplôme. Son professeur lui présente comme un privilège d’avoir été acceptée dans une filiale d’une grande entreprise de télécommunication. Elle se retrouve dans un immense hall où des filles répondent au téléphone aux clients de l’entreprise qui leur a vendu des forfaits téléphoniques, sous la surveillance d’un homme chargé de booster leur productivité. L’activité est sans rapport avec sa formation (on l’a vu au lycée dans un atelier de couture) mais surtout elle découvre bientôt que son travail consiste non pas à satisfaire les demandes des clients mais à leur vendre des forfaits toujours plus chers et à les empêcher de les résilier, y compris par des pratiques de harcèlement téléphonique. Le travail dans le centre d’appels devient de plus en plus dur : elle doit faire des heures supplémentaires pour atteindre les objectifs fixés dans un contexte de concurrence effrénée entre les stagiaires, entre les « équipes », entre les services, entre les entreprises. Elle n’arrive plus à voir son copain qui est lui-même victime de harcèlement dans l’usine où il travaille. Le chef de service qui la harcelait contraint et forcé, se suicide dans sa voiture sur le parking de l’entreprise et la lettre qu’il laisse pour dénoncer ces pratiques est confisquée par la direction pour faire croire à un suicide pour raisons personnelles, ce que les employées sont contraintes de valider en signant un document. Il est immédiatement remplacé par une femme qui accentue encore la pression. Les primes promises ne sont pas versées sous prétexte qu’elles ne sont que stagiaires : Kim Sohee se révolte et elle est mise à pied pour trois jours. Dans l’impossibilité de démissionner sans renoncer à son diplôme de fin d’études, elle s’enfonce dans le silence et la dépression : la dernière fois qu’on la voit, elle marche seule, pieds nus en claquettes, sur un chemin gelé et s’éloigne en contrebas vers une étendue d’eau...

Le point de vue du film change alors pour s’attacher aux pas de l’inspectrice de police qui est chargée de l’enquête sur sa mort. Elle-même revient au travail après avoir pris un congé pour soigner sa mère qui vient de mourir, et va chercher à comprendre, malgré l’opposition de sa hiérarchie, les raisons de ce suicide. Le point de vue du film s’élargit alors pour remonter la chaîne des responsabilités dans les différentes institutions que l’inspectrice interroge : l’entreprise de télécom, le lycée professionnel, le ministère de l’Éducation : tous rejettent la faute sur la victime, jugée instable. Mais le film met en évidence sans équivoque le cynisme des dirigeants de l’entreprise, la soumission des enseignants à la concurrence effrénée organisée par le ministère de l’Éducation entre les établissements scolaires, pour toujours plus de productivité en termes de réussite et d’emploi. Sous les yeux effarés de l’inspectrice, se déploie le système qui a conduit Kim Sohee au suicide, sans que personne n’en assume la responsabilité. Peu à peu l’inspectrice reconstitue, avec la force de l’empathie, les derniers moments de la vie de Kim Sohee, dont il reste une vidéo où on la voit danser joyeusement avec son copain…

Pour l’amatrice de séries sud-coréennes que je suis, ce film remarquable fait écho à beaucoup de dramas écrits par des femmes scénaristes qui dénoncent ce patriarcat capitaliste particulièrement impitoyable pour les femmes (toutes les figures d’autorité, à une exception près, sont des hommes et la salle du centre d’appels est uniquement occupée par de très jeunes femmes à qui on demande une soumission totale). La différence entre ce film et les séries qui traitent de sujets analogues est dans le ton : About Kim Sohee est d’une noirceur totale, même si on est en empathie avec les deux personnages féminins qui se succèdent dans le récit : l’inspectrice comprend peu à peu la personnalité de la lycéenne mais trop tard, elle est déjà morte : le titre original en anglais, « Next Kim Sohee », indique la probabilité qu’un tel drame se reproduise, étant donné que le système reste inchangé. Cette radicalité fait la différence entre le cinéma d’auteur et les séries, productions qui se caractérisent par des conventions propres à séduire un large public. Mais l’exemple sud-coréen montre que la dimension de critique sociale est constitutive du succès des séries.


générique


Polémiquons.

  • Bien moins connue et reconnue que Bong Joon-ho, Jeong Joo-ri (pseudonyme July Jung) a néanmoins déjà réalisé un film féministe, grave et subtil, aussi critique et poignant que About Kim Sohee : A girl at my door (2014). Nous avons pu le voir en France en 2014 car il a été sélectionné à Canne pour "Un certain regard".
    L’écart entre les sorties de ces deux films magnifiques nous apprend beaucoup sur les conditions dans lesquelles sont produits les films indépendants réalisés par des femmes, en Corée ou ailleurs.
    L’analyse de Geneviève Sellier à propos des séries, dramas et cinéma sud coréen est tout à fait juste et peut nous amener à mieux mesurer les enjeux complexes d’un tel "soft power". En particulier pour la critique sociale qu’il porte et pour les problèmes qu’il ose aborder.
    Je voudrais encourager celleux qui ont vu About Kim Sohee a voir ou revoir A girl at my door et à contribuer à valoriser l’œuvre de July Jung, qui mérite bien plus qu’une opportunité de s’exprimer à travers un long métrage tous les dix ans.
    Je voudrais en outre souligner que la noirceur radicale qu’elle porte n’est pas totale et qu’un élan reste ouvert, ce qui me semble fondamental dans le cadre d’un discours féministe. En effet, aucune concession n’est accordée à une société patriarcale, capitaliste et corrompue, parfaitement impitoyable. Cependant, le regard oppositionnel (bell hooks) de July Jung construit une solidarité indéfectible entre les personnages principaux de ces deux films : une femme adulte et une très jeune femme. Une solidarité pratique, sensible, affective, qui s’élabore et agit malgré la douleur qu’elle implique dans l’empathie qu’elle exige. Qui met en œuvre une résistance aux normes sociales et aux cadres professionnels malgré les risques, les menaces, la violence. Et si aucun "sauveur" masculin ne vient adoucir la critique, c’est précisément ce qui constitue la valeur de ce discours cinématographique : la leçon de courage qu’il insinue, sans illusion mais avec une exemplaire détermination. Dans les deux cas, Doona Bae porte avec conviction cette discrète et efficace détermination et nous invite à l’imiter.

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