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Justine Triet / 2023

Anatomie d’une chute


par Geneviève Sellier / mercredi 30 août 2023

Une femme suspecte parce qu'hors des normes

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Justine Triet, déjà réalisatrice de La Bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sybil (2019), fait partie de cette nouvelle génération de femmes cinéastes qui ont entrepris de focaliser leurs films sur des personnages féminins complexes, avec un cinéma « du milieu » – pour reprendre la formule de Pascale Ferran en 2007 –, à la fois personnel et accessible (Céline Sciamma, Alice Winocour, Rebecca Zlotowski…)

Anatomie d’une chute ne déroge pas à cette règle, mais se distingue par la maîtrise de son écriture : Justine Triet dit avoir travaillé intensément le scénario avec son compagnon (Arthur Harari, lui aussi réalisateur) pendant les longs mois de confinement dû au covid et avoir obtenu de ses producteur·ices (Marie-Ange Luciani et David Thion) 42 semaines de montage pour un film de 2 heures et demi, ce qui est très exceptionnel dans le contexte français. Le saut qualitatif en termes d’écriture est très sensible par rapport à ses films précédents. La Palme d’or est amplement méritée !

Le film s’ouvre sur une conversation entre deux femmes, Sandra (Sandra Hüller), une écrivaine, et Zoé (Camille Rutherford), une étudiante en littérature venue l’interviewer, conversation empêchée par une musique tonitruante par laquelle le mari de l’écrivaine, Samuel, invisible dans son bureau sous les combles, manifeste sa jalousie. Sandra propose donc à la jeune femme de la revoir dans le calme à Grenoble. Alors qu’elle s’en va, la caméra suit un jeune garçon malvoyant, Daniel (Milo Machado Graner), le fils du couple, qui sort avec son chien pour une promenade dans la montagne enneigée autour du chalet. Quand il revient, il trouve son père (Samuel Thies) inanimé dans la neige et hurle pour appeler sa mère.

Suit l’arrivée des secours, de la gendarmerie, puis le constat du décès, les interrogatoires et peu après la rencontre de Sandra avec Vincent, un ami de jeunesse devenu avocat (Swann Arlaud) qui va se charger de la défendre contre l’accusation de meurtre.

Une première procédure judiciaire lui permet d’échapper à la détention provisoire, parce que son fils a besoin d’elle, mais sous la condition d’une présence tierce chargée de veiller à ce que le jeune garçon, témoin clé dans l’enquête, ne subisse pas de pression.

L’habileté du scénario est de maintenir le suspense jusqu’au bout sans donner aux spectateur·ices plus d’informations que n’en ont les protagonistes extérieur.es au drame.

Ce qui est en jeu implicitement dans le procès d’assises, ce sont les normes genrées qui font consensus dans l’institution judiciaire. Sandra est suspecte parce que son comportement ne correspond pas aux normes dominantes du féminin. Vers la fin du procès, les enquêteurs mettent à la disposition de la Cour un enregistrement qu’ils ont trouvé dans l’ordinateur du mari, qui date de la veille de sa mort. On y entend une longue dispute entre les époux, où le mari se plaint de toutes les charges matérielles et tâches domestiques qui l’empêchent d’écrire alors qu’elle lui reproche de s’inventer des obstacles parce qu’il est incapable d’écrire. Elle est une écrivaine brillante qui pratique une sorte d’autofiction (ses livres seront utilisés par le procureur comme des éléments à charge), alors que son mari tente en vain depuis des années d’écrire un premier roman, tout en enseignant à l’université faute de mieux. Ce déséquilibre a été accentué par l’accident qui a enlevé à leur fils l’usage de ses yeux à l’âge de 4 ans, et dont le père se sent responsable. Il a décidé de faire lui-même l’école à son fils à la maison, ce qui réduit encore son temps disponible pour l’écriture. Le thème du partage des tâches est traité à front renversé, ce qui permet de le dénaturaliser : alors que la plupart des femmes ont intériorisé l’obligation qui leur est faite par l’éducation de donner la priorité au « care » au sein du foyer, l’homme qui s’est mis dans le même type de situation, exprime sa frustration et sa jalousie vis-à-vis de sa partenaire qui, elle, a donné la priorité à son travail créatif, avec le succès dont témoignent ses nombreux romans publiés.

À cela s’ajoute une inversion des normes dans les pratiques sexuelles : non seulement Sandra ne fait pas mystère des rencontres sexuelles qu’elle a pu faire en dehors de son couple, mais elle franchit un autre tabou en ayant eu aussi des relations sexuelles avec une femme, alors que son mari monogame ne lui fait plus l’amour depuis l’accident de leur fils, qui a 11 ans au moment de la mort de son père. Tous ces déséquilibres et ces inégalités de traitement sont parfaitement banales dans notre société mais leur inversion genrée les rend visibles, et rend suspecte la femme, y compris aux yeux des magistrats, hommes et femmes, qui jugent de l’affaire. Le titre Anatomie d’une chute est d’ailleurs un hommage à Anatomy of a Murder (Autopsie d’un meurtre) d’Otto Preminger (1959) qui traitait déjà, à la faveur d’un procès pour meurtre, de la façon dont le comportement un peu trop « libre » d’une jeune femme pesait dans le jugement des jurés et des juges.

La performance remarquable de Sandra Hüller (pour qui le rôle a été écrit) permet de maintenir le suspense, grâce à la complexité des émotions qu’elle exprime.

On peut regretter certaines invraisemblances, par exemple la présence du jeune garçon dans le public pendant tout le procès, alors qu’il est un témoin clé. C’est lui qui va faire pencher la balance, ce qui est un peu gênant s’agissant d’un enfant de 11 ans et déplace sensiblement l’enjeu du film : ce n’est plus seulement la culpabilité de Sandra qui est en cause, mais les rapports de l’enfant avec chacun de ses deux parents, dont il avait pris l’habitude de fuir les disputes…

La réalisatrice a déclaré : « … Nous avons beaucoup travaillé avec Vincent Courcelle-Labrousse, avocat pénaliste, qui a vu beaucoup d’affaires et qui nous a aidés à éviter de copier toutes les petites choses qui peuvent nous venir des films américains, et d’inscrire le film en France, avec la justice française. Il nous a aidé à ce que ce soit très réaliste. On a construit le film avec son aide pour que ce soit crédible. »

Pourtant la magistrate Valérie-Odile Dervieux (actu juridique.fr, 24 août 2023) voit dans le film une « justice fantasmée » : « Une procédure de recherche des causes de la mort, l’ouverture d’une information judiciaire, un procès fondé sur une autopsie « corps intact », une mise en examen sans mesure de sûreté, une seule expertise, une reconstitution rapide, la mise à disposition d’une « nounou judiciaire » pour prévenir toute tentative de « pression » sur l’enfant commun, peu de contradictoire, pas de parties civiles, pas de « droit au silence », pas d’avocat pour l’enfant et/ou les parties civiles, un avocat général qui dévore tout – police de l’audience, interrogatoires et contre interrogatoires option USA, une présidente qui arbitre le déséquilibre de haut et de loin, des avocats de la défense auto-cantonnés… Donc ce n’est pas un film sur la justice. »

Ce qui paraît le plus invraisemblable dans le film de Justine Triet, de l’avis d’un avocat pénaliste que j’ai consulté, c’est tout ce qui concerne le traitement de l’enfant : qu’il reste sous le même toit que sa mère après l’inculpation, qu’il ne soit pas constitué comme partie civile, donc sans la protection d’un avocat, alors qu’il est à la fois témoin et victime, et que la présidente du tribunal décide de le faire revenir à la barre alors qu’il a assisté aux débats. Aucune précaution dans l’utilisation du témoignage de l’enfant qui ici est d’autant plus vulnérable que son père est la victime et sa mère l’accusée. On peut se demander si cette relative désinvolture par rapport à la réalité d’un procès d’assises en France ne tient pas au fait que la tradition du cinéma d’auteur dont se réclame Justine Triet a toujours manifesté une certaine méfiance vis-à-vis de la réalité sociale. On trouve régulièrement dans la critique cinéphilique le terme de « sociologique » employé de manière infamante pour disqualifier un film…


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