La solidarité féminine face au viol
Mini-série télévisée (8 épisodes) créée par Susannah Grant, Ayelet Waldman et Michael Chabon, Netflix
Quand les journalistes d’investigation Ken Armstrong et T. Christian Miller publient leur longue enquête « An Unbelievable Story of Rape » en décembre 2015, #MeToo n’était pas encore l’immense mouvement social qu’il allait devenir deux ans plus tard.
Leur enquête, adaptée en une mini-série de huit épisodes disponibles depuis le mois de septembre sur Netflix, raconte l’histoire poignante de Marie (Kaitlyn Dever), une adolescente violée par un homme masqué en 2008 dans son appartement de Lynnwood dans l’état de Washington aux États-Unis. Elle porte plainte mais, assez vite, la police commence à douter de son récit et l’accuse de fausse déclaration. En 2011, Karen Duvall (Merritt Wever) et Grace Rasmussen (Toni Collette), deux détectives du Colorado, empathiques et déterminées, enquêtent sur une série de viols. Le résultat de leur enquête fera enfin la lumière sur l’affaire de Marie.
L’enquête de Washington a mal tourné car l’adolescente vulnérable (Marie, ballotée depuis l’âge de 3 ans de famille d’accueil en foyer, est décrite comme difficile, avec un parcours chaotique), a « mal » réagi à l’agression qu’elle a subie. Aujourd’hui, les titres des journaux et un nombre grandissant de best-sellers attirent l’attention sur la difficulté de traduire en justice les prédateurs sexuels – et sur la peur et les obstacles qui empêchent de nombreuses victimes de s’exprimer. Unbelievable montre de façon saisissante comment les victimes sont parfois traitées avec autant de suspicion que leurs agresseurs.
La série donne à voir une représentation tout à fait neuve du viol et de ses conséquences (à l’opposé de la tendance du « rape porn » encore majoritaire sur nos écrans : une vision voyeuriste d’une sexualité violente, je pense notamment à Game of Thrones, entre autres nombreux exemples), vision focalisée non pas sur le violeur mais sur Marie et sur les deux détectives déterminées coûte que coûte à arrêter un criminel. Au lieu de « glamouriser » le viol dont Marie est la victime, la série invite le spectateur à partager la subjectivité de son expérience de l’agression et de la violation de son intimité. Nous sommes témoins du viol du point de vue de la jeune femme, via des flash-back brefs et fragmentés. Parfois, la caméra est partiellement masquée, afin d’imiter le bandeau que le violeur lui a mis sur les yeux. Plus clinique que violente, l’interrogation par la police (deux hommes blancs d’âge mûr) qui suit le viol est presque aussi traumatisante. Il lui est demandé, à maintes reprises, sans tact ni délicatesse, de raconter les détails de son agression.
À l’hôpital, son corps est intimement sondé et examiné. Une infirmière aussi bienveillante qu’un robot lui donne un numéro de téléphone à appeler au cas où elle aurait d’autres symptômes (« problème de déglutition, urticaire, pensées suicidaires »). L’immobilité de la caméra, les grands angles de champ et une palette de couleurs froides donnent le sentiment que Marie est prise au piège.
Quand l’inspectrice Duvall apparaît au début du second épisode, demandant gentiment à Amber (Danielle Macdonald), une victime de viol dans le Colorado de partager les détails de son agression, son empathie contraste avec les comportements précédents. Les couleurs sont chaudes et les mouvements de caméra sont plus dynamiques. Duvall emmène Amber dans un espace privé après s’être assurée qu’elle est à l’aise. Elle lui répète à plusieurs reprises que tout ce qu’elle a envie de faire ou de dire en ce moment est absolument acceptable. La performance de Wever est irréprochable : Duvall ne tombe jamais dans le pathétisme outrancier, elle reste professionnelle tout en était douce et compatissante. Elle rassure Amber que les infirmières sur le point de l’examiner sont bien formées et compréhensives. Elle pousse son équipe à être doublement attentive et aide ses officiers à conserver des preuves précieuses. L’enquête sur les viols du Colorado est conduite de façon intelligente et méthodique par deux femmes professionnelles, déterminées, concentrées, qui excellent dans leur boulot (sans pour autant porter préjudice à leur vie privée, leurs partenaires leur apportant soutien et conseil) – finalement, comme on espère que tout cas soit traité par la police.
La séquence la plus palpitante des premiers épisodes n’est pas celle où l’inspectrice Duvall dégaine son arme afin d’interpeller un suspect au volant (le conducteur et son passager mineur étant noirs, la scène prend l’allure d’une piqûre de rappel aux nombreuses personnes racisées tuées sous les balles des policiers blancs sans justification aucune – une véritable épidémie aux États-Unis –, mais la question raciale n’est pas abordée en tant que telle dans Unbelievable ; c’est celle où elle et sa collègue, convaincues qu’elles ont affaire à un violeur en série extraordinairement bien préparé et tout aussi méthodique qu’elles, appellent inlassablement chaque service de police du Colorado afin de trouver des cas similaires. Qu’elles soient les seules au commissariat à une heure tardive, attablées à un dîner en famille, ou encore en promenade avec leur chien, elles travaillent sans relâche.
La série montre des détectives sensibles et expérimentées, prenant le temps d’entendre et de s’occuper des victimes qui restent leur priorité, elles traquent chaque piste, poursuivent obstinément les suspects et leurs efforts seront finalement couronnés de succès. Duvall et Rasmussen montrent à quel point la compétence, l’empathie, le partage et la bonne foi peuvent vraiment faire la différence, à la fois pour le bien commun (un criminel est mis hors d’état de nuire) et de façon personnelle et intime pour chacune des victimes, y compris Marie. Les séquences les plus émouvantes sont celles où se manifeste l’admiration réciproque des deux détectives, Duvall révélant à Rasmussen qu’elle est depuis dix ans son modèle, ou Rasmussen écoutant Duvall lui raconter un souvenir traumatisant de violences conjugales qu’elle n’a pas pu empêcher. De telles scènes d’amitié féminine sont si rares dans la fiction…
Quant au violeur (Blake Ellis), il apparaît peu à l’écran et a peu de dialogue. Il est parfaitement oubliable – il n’est ni un psychopathe terrifiant ni un prédateur charismatique – et ses motivations sont moins importantes que sa méthodologie. Karen et Grace essaient de comprendre ce qui le pousse à violer, mais dans l’unique but de l’arrêter. Elles ne tentent pas « d’entrer dans sa tête » et ne spéculent pas sur une possible enfance traumatisante ou des relations brisées qui auraient pu inspirer ses crimes. Le spectateur en sait tout autant sur lui que les enquêtrices, ni plus ni moins. La série ne s’intéresse pas à son point de vue et aucun développement narratif ne lui est accordé. L’attention délibérée portée aux victimes et aux détectives et l’indifférence à la psyché perturbée du violeur distinguent Unbelievable d’autres séries du même genre qui trop souvent « oublient » d’exposer le récit des victimes (13 Reasons Why, The Alienist, Manhunt : Unabomber, Mindhunter, True Detective et beaucoup d’autres). Le violeur de Unbelievable est au centre d’une seule scène : arrêté, il est obligé de se déshabiller et se tient nu dans sa cellule, privé de toute intimité – il s’agit d’ailleurs de l’unique séquence de nudité de la série. La scène rappelle sciemment l’examen déshumanisant de Marie à l’hôpital et signale l’effacement de la personne du violeur.
Le scénario de Unbelievable (écrit par une équipe composée de Susannah Grant, nommée aux Oscars pour Erin Brockovich [Steven Soderbergh, 2000], et les romanciers et essayistes Ayelet Waldman et Michael Chabon) repose en grande partie sur le reportage de Miller et Armstrong, lauréats du prix Pulitzer et crédités comme producteurs de la série. Les scénaristes ont également contacté la vraie victime du viol initial. La réalisatrice des trois premiers épisodes, Lisa Cholodenko (Laurel Canyon, 2002 ; The Kids Are All Right, 2010 ; la mini-série Olive Kitteridge, 2014) a eu l’idée d’entrecouper la séquence du viol avec une scène montrant Marie courant joyeusement dans les vagues, inspirée d’une des photos préférées de la vraie protagoniste. Cette image qui surgit devant ses yeux alors qu’elle se fait violer est une façon pour elle d’échapper à l’horreur du moment en se cramponnant à une image heureuse de sa vie et de sa féminité. Ce mécanisme de survie interrompt également certains de ses souvenirs de l’agression, notamment quand elle tente de relater certains détails à la police. Le traumatisme s’exprime de toute sorte de façons, par la confusion ou les lacunes dans les souvenirs.
Susannah Grant est coutumière des histoires de femmes dont les accusations d’inconduite sexuelle sont traitées avec scepticisme. Elle est l’autrice du téléfilm Confirmation (Rick Famuyiwa, 2016, HBO) qui raconte la confrontation en 1991 entre Clarence Thomas, candidat à la Cour suprême des Etats-Unis, et Anita Hill qui l’accusait de harcèlement sexuel. Unbelievable était en post-production quand une affaire similaire éclata aux Etats-Unis. En septembre 2018, Christine Blasey Ford témoigna devant le Sénat au sujet d’une tentative de viol de Brett Kavanaugh (qui siège aujourd’hui à la Cour suprême) lors d’une fête des décennies auparavant, suscitant à nouveau un débat sur la mémoire des victimes, leur traumatisme et leur crédibilité.