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Jeff Nichols / 2016

Loving


>> Célia Sauvage / mardi 7 mars 2017


Le cinquième film de Jeff Nichols est un retour vers le drame intimiste, après le plus ambitieux surnaturel Midnight Special sorti plus tôt en 2016. Loving est le récit du procès historique, « Loving v. Virginia », qui a permis de légaliser en 1967 les unions biraciales aux États-Unis.

Le film épouse le point de vue du couple au centre de ce procès, Mildred (Ruth Negga) et Richard (Joel Edgerton) Loving, habitants de la petite ville rurale de Central Point, en Virginie. Leur union est illégale. Richard est blanc ; Mildred est noire, métissée afro-américaine et indienne. Le 11 juillet 1958, après un court voyage à Washington pour se marier, ils sont violemment réveillés en pleine nuit par la police locale, emprisonnés, puis les jours suivants, exhortés par un juge à quitter l’Etat pour une durée de 25 ans afin d’éviter une peine de prison d’un an. Le couple s’exile à Washington et y élève leurs trois enfants, sans qu’elle réussisse jamais à oublier la vie plus paisible qu’ils menaient à la campagne. En 1963, suite à la marche pour les droits civiques sur la capitale, Mildred écrit une lettre à Robert Kennedy, et son dossier est confié à deux jeunes avocats de l’ACLU, l’Union américaine pour les libertés civiles. De retour clandestinement en Virginie, le couple attendra jusqu’au 12 juin 1967 l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis qui déclare anticonstitutionnelle à l’unanimité la loi interdisant les mariages biraciaux.

Loving pourrait s’inscrire dans la lignée des films hollywoodiens prestigieux inspirés de faits réels, prétextes le plus souvent à des drames historiques en costumes, à des récits épiques et édifiants. Jeff Nichols fait un choix tout autre et décide d’épouser le point de vue modeste du couple Loving. Mildred et Richard n’incarnent pas un couple moderne. Tous deux issus d’une même classe pauvre, ils sont peu bavards, n’ont pas le charisme ou l’intelligence des héros en avance sur leur temps, d’ordinaire glorifiés par le cinéma américain. Peu désireux de devenir des martyres, des représentants politiques d’une cause nationale, ni de devenir célèbres, Mildred et Richard refusent de se rendre devant la Cour suprême, et le film respecte cette dimension de drame domestique intimiste. Loving se tient loin des tribunaux et refuse les grands discours habituels au nom de la liberté et de l’humanisme. L’Histoire ne se joue pas d’abord entre les mains des avocats. Loving valorise au contraire la patience et la résilience silencieuse de ce couple qui semble ignorer son rôle historique.

Pas de sensationnalisme

Le film refuse également la représentation d’ordinaire explosive, violente, dramatique de la lutte pour les droits civiques. Une scène illustre ce principe, en montrant Richard attendre en silence, dans sa voiture, à distance et de nuit, devant la prison dans laquelle Mildred est encore incarcérée, parce qu’il n’a pas été autorisé à payer sa caution. Aucun débordement, aucun recours à la violence. Même minimalisme lorsque Richard est libéré et se confronte au shérif local raciste. La tension est pourtant présente, les plans vers un hors-champ menaçant se multiplient (les cabanes des voisins, les bois, la route, les chantiers). Le couple est confronté plus directement au racisme des Blancs de la ville, à leur violence et à leurs menaces sans que cela devienne un prétexte à sensationnalisme (pas de lynchage, pas de présence du Ku Klux Klan). Ce refus du sensationnalisme s’exprime dans les discours racistes ordinaires de l’époque. Le juge, par exemple, leur rappelle : « Dieu Tout-Puissant a créé les races : blanc, noir, jaune, malais et rouge, et Il les a placés sur différents continents. Et sauf en cas d’interférence avec cette disposition, il n’y a aucune possibilité de mariage entre ces races. Le fait qu’Il ait séparé les races démontre qu’Il ne voulait pas que les races soient mélangées. » Plus tard, les avocats rapportent les propos de ce même juge à propos des enfants du couple Loving : « L’État de la Virginie donnera comme argument qu’il est injuste de mettre au monde des enfants métisses. Pour lui, ces enfants sont des bâtards. »

Le film se déroule dans un cadre modeste et silencieux, qui masque les choix radicaux de Jeff Nichols : il préfère le temps long des changements socio-politiques à un climax artificiel. C’est ce que métaphorise la répétition de scènes montrant Richard construire, briques après briques, les fondations de maisons qui accueilleront des générations futures. C’est d’ailleurs la reprise de ce même motif qui clôt le film. Suite à la décision de la Cour suprême, Richard et Mildred peuvent enfin reprendre la construction de la maison entamée avant leur jugement. Si Loving refuse tout climax narratif, toute forme de célébration démesurée, cette fin incarne parfaitement l’idéologie du film : la lente construction d’un avenir meilleur. Jeff Nichols refuse le sensationnalisme et la dramatisation hollywoodienne, et éclaire ainsi le rôle crucial des oubliés de la lutte des droits civiques, en particulier celui des femmes afro-américaines.

Une femme qui décide

Mildred est d’abord présentée comme une jeune femme peu sûre d’elle. C’est Richard qui prend les décisions pour le couple, celle de se marier, d’acheter un terrain pour y construire leur future maison. Mais rapidement il va incarner la crise de la masculinité américaine. Il n’est pas un patriarche modèle, il manque souvent le coucher de ses enfants. Dans un effet de renversement, c’est ensuite Mildred qui deviendra le moteur de la famille. Elle prendra en main leur destin, écrira à Kennedy, organisera le rendez-vous avec les avocats d’ACLU, puis avec le photographe de Life Magazine. Elle devient la force tranquille qui pousse le couple à se battre pour ses droits, puis le porte-parole du couple devant les médias. C’est elle aussi qui prend des risques en exposant le couple aux représailles de la police. Elle décide d’abord de retourner en Virginie pour y mettre au monde son premier enfant avec l’aide de la mère de Richard, sage-femme à domicile, ce qui entraîne l’arrestation du couple. Plus tard, alors que la famille est installée depuis plusieurs années à Washington, Richard y a un emploi de maçon stable, elle décide sans discussion préalable avec son mari, de faire les valises un soir où un des enfants a échappé miraculeusement à un accident, pour retourner vivre clandestinement en Virginie parce qu’elle estime que ses enfants y seront plus en sécurité que dans les rues dangereuses de Washington.

Face à la force tranquille de sa femme, Richard, lui, préfère rester en retrait. Bien qu’il évite toute forme de conflit, il ne masque pas son mécontentement face à l’engagement politique de Mildred. Il quitte le premier le bureau du jeune avocat et désapprouve sa proposition risquée de retourner en Virginie, ce qui entraînerait une nouvelle incarcération du couple, nécessaire pour rouvrir le dossier. Il tente d’échapper aux caméras à la sortie du tribunal, laissant sa femme parler le sourire aux lèvres. Il refuse dans un premier temps la venue de Life Magazine, soucieux de préserver leur sécurité. Il découvre plus tard que Mildred a accepté la venue de caméras chez eux sans son aval, ce qui déclenche d’abord une colère froide avant qu’il revienne dans le salon, s’assoit derrière les caméras et écoute sa femme. Enfin, quand les deux avocats viennent inviter le couple à assister au procès à la Cour suprême, Richard refuse catégoriquement de se montrer publiquement. Mildred, elle, ne cache pas son désir d’assister au procès mais accepte la décision de son mari dont elle reste solidaire. La mise en scène évite une fois encore de traiter les désaccords du couple sur un mode explosif, et préfère une issue en demi-teinte : Richard quitte la cuisine pour laisser sa femme parler avec les deux avocats.

Mixité raciale : une anomalie intériorisée

Ce qui oppose plus profondément les deux époux, c’est leur rapport différent au racisme. Mildred, qui appartient à la catégorie discriminée, exprime d’abord sa honte, baisse la tête à plusieurs reprises face aux autorités locales. Mais elle évolue et s’engage bientôt dans la lutte contre le racisme, quitte à prendre des risques pour sa famille. Richard, lui, voudrait ne pas être remarqué, disparaître aux yeux de la société. La discrétion voire la marginalité lui apparaît nécessaire pour préserver l’équilibre du couple. Il essaie d’effacer sa blanchité. En tant qu’homme et en tant que Blanc, il pourrait imposer son point de vue, bénéficier de privilèges. Sa blanchité est d’autant plus marquée visuellement que son allure massive est celle typique du redneck américain, pâle de peau et blond. Ces privilèges blancs, Richard y renonce de fait lorsqu’il demande Mildred en mariage. Tout comme elle et leurs enfants, il sera victime du racisme et positionné comme un « traitre racial ». Mise à part sa mère qui le soutient bien qu’elle juge son mariage irresponsable, Richard n’a pas d’ami blanc. Il reste isolé des autres travailleurs blancs qu’il côtoie sur les chantiers. Richard est principalement intégré dans la communauté noire. Sa blanchité n’est d’ailleurs pas perçue ou désignée par les Noirs, ni dans le quartier ségrégé de Washington où le couple est forcé d’emménager, ni par ses voisins en Virginie. Au cours d’une des premières scènes du film, Richard est en compagnie de son meilleur ami noir avec qui il organise des courses de voitures. Il est entouré de Noirs, alors que face à eux, l’équipe perdante des Blancs les regarde avec hostilité. Richard grandit dans cette communauté métissée. Son propre père a lui-même travaillé pour le père de Mildred. Richard a intériorisé dès le plus jeune âge cette mixité raciale qui constitue une anomalie dans le Sud des États-Unis à l’époque, comme le lui rappelle le shérif à sa sortie de prison : « Vous, les gens de Central Point, vous êtes perturbés. Tous mélangés. En partie Cherokee, en partie Rappahannock, en partie noir, en partie blanc. Le sang n’a plus d’identité. Vous êtes né au mauvais endroit, c’est tout. Vous en êtes venu à trouver ça normal. » Plus tard dans le film, Richard est momentanément perçu comme un Blanc, par le nouveau pilote de leur équipe de courses de voitures. Au cours d’une discussion, celui-ci ironise sur la réappropriation de la souffrance des Noirs par Richard qui semble oublier ses privilèges de Blanc : « Tu vois comme c’est compliqué maintenant, non ? […] Richard, tu es blanc. Tu te prends peut-être pour un Noir, mais tu es un Blanc. Tu fréquentes des Noirs, mais quand tu vas travailler, tu es toujours un Blanc. Mais plus maintenant. Tu es devenu un Noir, pas vrai ? […] Tous les Noirs ici aimeraient être à ta place, et tu ne le vois même pas. » Richard ne répond pas et rentre retrouver Mildred, pleurant en silence à ses côtés.

On terminera en citant une courte scène, qui peut passer inaperçue, mais qui est révélatrice du positionnement de Jeff Nichols. Alors que le couple Loving regarde en silence l’atterrissage de Neil Armstrong sur la lune, diffusé à la télévision, le film envoie un message implicite : si les États-Unis ont été capables de réaliser l’impossible en envoyant un homme sur la lune, le pays saura également réaliser l’impossible pour cette union alors jugée illégale.


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