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Andrea Arnold / 2016

American Honey


>> Célia Sauvage / mardi 28 février 2017


American Honey est le premier film américain d’Andrea Arnold, un mélange de road movie et de teen movie indépendant qui suit le voyage itinérant d’une bande de jeunes marginaux fêtards qui vendent des abonnements de magazines en faisant du porte à porte. Comme le veut le genre, le film s’enracine dans la richesse du voyage et non de sa destination, dont le prochain arrêt reste inconnu à l’avance pour ses protagonistes. Les villes, les paysages, les couches sociales défilent donc mais le film s’articule autour de son personnage féminin principal et de sa quête identitaire.

Ce récit d’apprentissage suit donc la jeune Star, interprétée par la débutante Sacha Lane, qui décide de partir découvrir l’Amérique en laissant sa vie passée et misérable derrière elle. Tout comme chaque jeune marginal qui partage avec elle un siège dans le van itinérant, elle est à la recherche de liberté et d’émancipation. Comme lui explique Jake (Shia LaBoeuf), le meilleur vendeur du groupe, au service de la boss, Krystal (Riley Keough), il faut savoir adapter sa personnalité à chaque nouvelle vente. Star, elle, n’y voit qu’une imposture, un mensonge, dont elle n’apprécie pas les méthodes, menaçant plusieurs fois de faire avorter une vente par son intégrité déplacée. Derrière cette méthode, c’est l’identité des jeunes qui est interrogée : qui sont-ils derrière leur apparente uniformité de marginaux, de groupe soudé ? Qui est véritablement Jake, éprouve-t-il de l’affection pour Star ou est-elle une énième proie du jeune homme qui lui joue un numéro de charme pour appâter de nouvelles recrues et obtenir l’argent que lui promet Krystal ? Star, quant à elle, entend mener cette activité selon ses propres règles.

La possibilité du viol

American Honey suit ainsi l’émancipation de cette jeune femme en construction. La vie qu’elle quitte, c’est un quotidien misérable, la cohabitation avec un père abusif après le décès de sa mère par overdose. D’emblée, son statut de jeune femme désirable en fait l’objet de convoitises : celle du jeune Jake qui la recrute sur le parking d’un supermarché, mais aussi celle de son père qui au cours d’un slow forcé sur fond de country, commence à la toucher et à l’embrasser de force. Star est donc d’abord construite selon le stéréotype de la jeune fille victime des hommes, récit qui rappelle Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991) où le duo féminin part soudainement sur la route en quête d’émancipation après que l’une d’elle a été violée. Cette potentialité du viol est une menace qui plane en permanence dans American Honey. Toujours tentée de suivre son désir d’indépendance, Star n’hésite pas à plusieurs reprises à partir seule avec un ou des hommes pour leur vendre ses magazines. Une première fois avec trois hommes d’affaires à l’allure de cowboys qui invitent la jeune femme à leur barbecue puis la poussent à boire. Par amusement, l’un d’entre eux la pousse à l’eau dans leur piscine après que la jeune femme a avoué ne pas savoir nager. La tension est palpable, les trois hommes acceptent de lui donner 200 dollars si elle continue à boire. On ne saura pas jusqu’où ils auraient été puisque Jake fait irruption pour sortir Star de la situation. Plus tard, elle quitte le groupe à une station d’essence pour suivre un routier pressé dans son camion. S’ensuit une discussion où la jeune femme explique au chauffeur son rêve d’une maison au bord de la mer avec plein d’enfants, sur fond de « Dream Baby Dream » de Bruce Springsteen. Si le chauffeur, père de famille et fraîchement grand-père, a l’air inoffensif, la possibilité d’un viol ne peut quitter l’esprit du spectateur habitué de ce type de scène punitive envers les femmes. Au cours d’une troisième et dernière scène, Star monte dans un camion avec trois hommes en route vers le site de forage pétrolier où ils travaillent. Ces derniers ne croient pas qu’elle soit montée uniquement pour leur vendre des abonnements et lui proposent de payer ses services sexuels pour cinq-cents dollars. La jeune femme monte l’enchère à mille dollars et accepte de retrouver l’un d’entre eux le soir. Embarquée dans sa voiture, elle entreprend de le masturber mais visiblement novice, elle finit par agacer l’homme qui lui demande de se taire et de baisser sa culotte. La menace n’a jamais été aussi explicite que lors de cette scène. Cependant l’homme continuera à se masturber seul en la regardant sans la toucher.

Or la jeune femme ne semble jamais vouloir se mettre consciemment en danger, cherchant au contraire honnêtement à entrer en contact avec chaque potentiel acheteur. Les trois scènes déjouent également le stéréotype du prédateur sexuel, réactivé d’entrée de jeu avec le père abusif de Star. Malgré son innocence qui pourrait la mettre en danger, Star est préservée et les attentes du public sont déjouées. C’est une proposition forte qui questionne nos automatismes de pensée qui nous poussent à imaginer toujours le pire pour les femmes. Star n’est pourtant pas présentée comme un personnage asexué, s’engageant à deux reprises dans un rapport sexuel passionné avec Jake, dont elle a l’initiative au moins la première fois. La jeune femme semble donc contrôler sa sexualité malgré son manque d’expérience.

Stéréotype de la victime

Cette peur du public trouve un écho dans les réactions de Jake. Il vient la sauver lors de la première scène avec les trois hommes d’affaires, persuadé qu’ils allaient abuser d’elle et qu’elle leur a fait des avances sexuelles pour obtenir autant d’argent, ce qu’elle nie fermement. Lors du troisième épisode, alors que Star rentre tard la nuit, Jake l’attend et veut lui faire avouer qu’elle a cédé aux avances de l’homme dans la voiture. Répétant avec rage « you fucked him », il refuse de croire à ces dénégations. Celle-ci ne cède pas et ne s’excuse jamais. Jake, lui, ne peut s’imaginer qu’une femme puisse dire non ou bien que des hommes plus âgés n’aient pas envie de profiter d’une jeune femme innocente, partageant finalement la même crainte que celle du public. C’est donc cette double préconception genrée réactionnaire qui est interrogée par le film. Cette violence masculine normalisée officie également, de façon plus ludique, dans leur groupe qui organise chaque semaine un combat à mains nues entre les deux moins bons vendeurs.

Le film se termine par une scène mettant à mal une dernière fois notre conception stéréotypée de la jeune femme victime. Alors que le groupe fait un arrêt de nuit festif autour d’un feu, Jake offre à Star une tortue en guise de réconciliation. La jeune femme s’éloigne du groupe, remet la tortue à l’eau puis à son tour, plonge dans le lac. Son corps disparaît dans l’eau et le spectateur imagine à nouveau le pire. Star ne sait pas nager et nous pouvons imaginer la jeune femme se noyant de chagrin. Après de longues secondes, elle refait surface. American Honey se termine sur cette image d’une femme innocente mais aussi résiliente, tenace, indépendante, une femme en contrôle de son corps et de son identité malgré ses fragilités.

Effacement racial

On soulèvera, pour terminer, l’ambiguïté du film quant à l’identité racialisée de Star. Si celle-ci appartient à l’Amérique « white trash », ses origines afro-américaines ne sont cependant jamais interrogées par le film bien que le personnage (et l’actrice) soient explicitement codés racialement. Star est l’unique personnage non-blanc du film, y compris dans sa famille, ce qui nous pousse à imaginer que ses origines participent de son sentiment de déracinement, cette volonté de rester souvent seule, à l’écart du groupe – ce qui ne sera jamais explicité par le film. L’absence d’éléments interrogeant l’identité afro-américaine de Star est d’autant plus problématique que la bande-originale est quasi exclusivement composée de morceaux de hip hop que les jeunes écoutent dans le van. Cette musique exprime paradoxalement la fascination des jeunes Blancs pour cette culture afro-américaine synonyme d’appartenance à une minorité opprimée s’émancipant des codes mainstream blancs. Cet effacement racial fait écho à l’ouverture du film, quand Star fait du stop avec ses jeunes frère et sœur, attendant vainement qu’une voiture s’arrête. Agacée, la jeune femme s’écrit : « Are we invisible ? ». C’est bien la sensation problématique qui plane sur American Honey. Il y a enfin un dernier moment où, après avoir fui avec Jake dans la voiture des trois hommes d’affaires, Star s’écrie debout sur son siège, les bras ouverts au vent, « I feel like I’m fucking America ». Dans ce moment furtif de liberté totale, Star exprime son désir d’émancipation de la suprématie blanche. Celle-ci aurait cependant été plus politique si la jeune femme avait formulé ce désir en tant qu’appartenant aux classes populaires, mais aussi à la communauté afro-américaine, trop souvent ignorées, ce qui aurait lancé un splendide message politique à l’Amérique de Donald Trump.

>> générique

Polémiquons.

  • Super article, très intéressant. Merci ! :)

  • Salut,

    Je suis moi aussi un fervent admirateur d’Andrea Arnold. American Honey esr un très grand film.
    Je voulais juste réagir sur la question de l’invisibilisation de la question raciale et sur le personnage de star (et l’actrice forcément). Je ne comprends pas pourquoi vous affirmez qu’elle est afro-americaine. J’ai vu le film deux fois, je me suis en effet dit qu’elle devait être métisse. Mais elle pourrait tout aussi bien être d’origine latino. En tout cas, il n’est pas évident de savoir de quel métissage il s’agit.

    Enfin, si vous notez l’invisibilisation de la question raciale, j’aurais tendance à noter moi que vous invisibilisez la question animale très présente dans le film ! Le film travaille, par touches, une sensibilité antispéciste du personnage, et c’est très beau. Votre texte aurait peut-être été plus politique si vous aviez noté cette pente du film ;-)

    Je trouve dommage que l’antispécisme ne fasse pas partie de vos différentes grilles de lecture progressistes, même si l’essentiel de votre travail concerne ici les femmes, ce qui est salutaire et nécessaire.

    Isaac.

    • Bonjour Isaac,
      Le codage afro-américain me semble explicite à travers les dreadlocks de Star, qui sont systématiquement associées à la culture noire. Je n’ai aucune image en tête de Latino avec des dreadlocks par exemple. D’autant plus, l’actrice, Sacha Lane, est effectivement métissée, entre un père afro-américain et une mère de descendants Maori. Aux États-Unis cependant le concept de métissage doit s’entendre selon des problématiques différentes que la pensée française. Lors d’un métissage blanc et noir, c’est la couleur non-blanche qui prime, comme étant la plus visible, catégorisant ainsi la personne d’Afro-Américain et non de Blanc. Prenons un exemple simple, Barack Obama, est métissé d’un père Kényan noir et d’une mère blanche d’origine irlandaise. Dans le discours public, Barack Obama est considéré comme Afro-Américain et noir.

  • Merci pour votre réponse Celia,

    Vous m’avez convaincu sur la question du métissage de Sasha !

    Bonne nuit !

    Isaac.

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