Cette adaptation très libre d’une bande dessinée du début du XXe siècle pose plusieurs problèmes : d’une part, l’auteur (puisque Bruno Podalydès a « écrit et réalisé » le film, si l’on en croit le générique) ignore délibérément les débats déjà anciens qui associent cette bande dessinée au mépris de classe (et de genre) qui s’est exercé sur ces dizaines (centaines ?) de milliers de jeunes Bretonnes de milieu rural, « placées » comme « bonnes à tout faire » dans les familles bourgeoises de Paris et la région parisienne depuis la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1960.
On aurait pu imaginer, par exemple, une relecture « féministe » de cette bande dessinée mettant en lumière les multiples formes d’oppression que subissaient ces jeunes femmes. Mais ne rêvons pas !
Rien de tel ici : Bruno Podalydès est surtout intéressé à manifester le « génie poétique » de Bruno Podalydès, dont l’alter ego dans la fiction s’incarne dans le personnage du marionnettiste (celui qui tire les ficelles des personnages, évidemment) Rastaquoueros (incarné par le réalisateur soi-même) qui littéralement vole la vedette à Bécassine.
À partir du moment où Bécassine devenait une inventrice aussi naïve que géniale (pourquoi pas ?), on aurait pu espérer que le scénario suive ce fil rouge pour raconter comment Bécassine, avec son solide bon sens, sa générosité et son génie inventif, s’émancipe tout en sauvant la mise à la marquise, sa patronne, et parvient à trouver sa place dans une société totalement inégalitaire.
Au lieu de ça, dès le prologue, les parents de Bécassine rappellent la description que La Bruyère fait des paysans :
« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »
On voit la mère tirer la charrue (à la place d’un animal de trait) que le père enfonce dans le sol…
Bécassine est d’abord « sauvée » par son oncle Corentin (Michel Vuillermoz) qui appartient à un milieu social plus aisé que ses parents – sans qu’on comprenne pourquoi d’ailleurs –, mais il est clair que plus on est pauvre, plus on est incapable d’élever ses enfants…
La rencontre décisive qui va sortir Bécassine de son trou (au sens littéral et figuré) a lieu avec la marquise (Karin Viard) qui habite le château voisin (dont Bécassine a pourtant sollicité en vain l’asile un soir d’orage), et qui va utiliser les dons de la jeune femme pour s’occuper du bébé qu’elle vient d’adopter : l’attachement de Bécassine pour le bébé ne sera à aucun moment questionné : il est entendu que le public ne peut être qu’ému par son dévouement sans limites à l’enfant. « L’instinct maternel » est un signe de civilisation…
Mais le plus choquant dans ce film est la façon dont « l’auteur » tire la couverture à lui, en s’incarnant sous les traits d’un marionnettiste escroc qui met tout le monde dans sa poche, et ruine la marquise avant de disparaître. On a beaucoup de mal à s’intéresser à ce personnage « deus ex machina », qui ruine complètement l’intérêt qu’on pouvait porter au personnage jusqu’alors principal, Bécassine. J’y vois une démonstration du narcissisme d’auteur, dans sa forme la plus élémentaire et autodestructrice : Bruno Podalydès veut attirer l’attention sur lui, merveilleux démiurge, sous la métaphore du marionnettiste, sauf que ça n’a aucun intérêt : la représentation du spectacle de guignol dans la cour du château, que les assistants sont censés trouvés formidable, est absolument sans intérêt (un gendarme qui cogne sur un voleur), et un peu plus loin, la fête où les protagonistes sont censés déployer leur imagination pour faire croire que la marquise est au sommet de sa gloire, est d’une pauvreté assez affligeante, dont les villageois ne seront pas dupes…
On a du mal à comprendre quel est le projet de ce film, sinon de faire la démonstration du merveilleux « génie poétique » de Bruno Podalydès…
À force d’éviter de se confronter aux enjeux sociaux qui intéressent nos contemporain·e·s, on aboutit à des films dont la raison d’exister est difficilement identifiable…