En 1928, l’écrivaine britannique Virginia Woolf dédie son roman sur un noble immortel qui se transforme en femme, Orlando, à l’écrivaine, alors plus populaire, Vita Sackville-West, et illustre l’ouvrage de photographies de Vita et de sa famille. Elle crée alors un mystère autour de la figure devenue fictive de Vita, mais aussi autour d’une relation que de nombreuses lectrices tenteront de décrypter à travers ce texte. Ce livre demeurera la principale incarnation littéraire de cette liaison ; jusqu’à ce qu’en 1985 la correspondance entre les deux femmes soit publiée, donnant naissance à d’autres fictions reproduisant en partie ces échanges et tentant d’imaginer tout ce que les lettres ne permettent pas de savoir.
D’une relation qui n’a donc cessé de fasciner, la réalisatrice britannique Chanya Button a choisi de tirer un film qu’elle qualifie de biographie expressionniste (https://www.charleston.org.uk/orlando-david-bowie-and-the-pronoun-revolution/), centrée sur une période précise des vies de Virginia Woolf et Vita Sackville-West, entre 1922 (publication de La Chambre Jacob de Woolf) et 1928 environ, dans la veine de nombreux biopics centrés sur un tournant, historique ou plus intime, de la vie d’une figure célèbre (Rudolf Noureev est par exemple l’objet d’un biopic de Ralph Fiennes actuellement en salles, centré sur le moment où le danseur décida de « passer à l’Ouest » lors d’un voyage à Paris). Derrière ce scénario se trouve également la plume d’Eileen Atkins, actrice et dramaturge qui écrivit, en 1995, la pièce Vita et Virginia dont ce film est l’adaptation. Bien que contrairement à Christine Orban qui choisit de nommer Virginia et Vita son roman de 1990 inspiré par l’histoire d’amour de ces deux femmes de lettres, Atkins et Button aient fait le choix de placer le nom Vita en premier, c’est bien vite Virginia qui prend le pas. La phrase publicitaire ornant l’affiche française du film (« L’Histoire d’amour secrète de Virginia Woolf »), si elle illustre ce déséquilibre, ne correspond pas à son contenu réel. Vita et Virginia ne se rencontrent pas en secret, ne se cachent pas derrière les paravents ornés et dans les recoins des appartements de Bloomsbury, quartier où vécurent les Woolf et qui donna son nom au groupe littéraire dont ils firent partie ; elles roulent en décapotable et se promènent ensemble dans les grandes serres en verre des jardins royaux de Kew, s’embrassent sur les pas de porte et se disputent dans l’imprimerie des Woolf. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une première rencontre « auditive », lorsque Virginia entend à la radio Vita et son époux, Harold, interviewés à propos de leur mariage. Le couple est filmé en champ contre-champ, dans un face à face centré sur l’énorme micro de la BBC, tandis que des Woolf, nous ne voyons que les rouages de leur presse et la croix tracée à la craie par Virginia sur la porte de son bureau indiquant que nul, et surtout pas son époux, ne peut la déranger alors qu’elle écrit. Le film se veut donc également le portrait de deux couples et de leur existence publique, l’une plus mondaine et médiatique pour Vita et Harold, et l’autre plus littéraire et intellectuelle pour Virginia et Léonard.
Sur le fil du rasoir
Dans une lettre de Mai 1927, réutilisée dans le film, Vita demande à Virginia : « Comment fais-tu ? Comment avances-tu ainsi sur le fil du rasoir sans tomber ? » (« How do you do it ? How do you walk along that razor-edge without falling ? »). Cette même question n’a pu que hanter Chanya Button lorsqu’elle s’est attelée à ce projet, bien qu’elle ait étudié la littérature anglaise et l’œuvre de Woolf en détail. Elle semble consciente d’un écueil récurrent auquel Michael Cunningham et Stephen Daldry n’ont pas échappé en 2002 dans The Hours : la tendance à faire du suicide de Virginia Woolf l’élément principal de leur fiction biographique, au détriment de ce qui fut une vie bien remplie et prolifique, un « accomplissement perpétuel », comme le décrit Vita, incarnée par Gemma Arterton. À plusieurs reprises, elle relaye le point de vue de la réalisatrice, notamment lorsqu’elle réagit aux rumeurs faisant de Virginia une démente, en accusant ses détracteurs d’utiliser la folie comme prétexte pour ignorer son génie. Une scène entre Léonard et un médecin venu ausculter Virginia nous rappelle le regard porté sur l’écriture féminine à cette époque et ce qui perdure de ce déséquilibre dans le traitement médiatique des autrices contemporaines, ce qui peut expliquer que certaines, comme Elena Ferrante, choisissent de ne rien révéler d’elles-mêmes. Le jeu d’Elizabeth Debicki qui incarne Woolf, rend avec brio le contraste entre une figure publique intimidante, la Virginia que Vita rencontre dans les fêtes du groupe de Bloomsbury, et la fragilité physique et mentale dont on la sait victime à travers ses écrits intimes et ceux de ses proches.
La menace du suicide n’en demeure pas moins présente à travers ce que Button cherche à rendre des craintes de l’entourage de Virginia, celles de son mari Léonard et de sa sœur Nessa. Bien qu’il soit légitime de vouloir offrir le point de vue de personnages secondaires, le film pèche en les utilisant pour faire peser sur l’histoire l’épée de Damoclès du suicide de Virginia qui n’interviendra qu’en 1941. Lorsque, blessée de la découverte des infidélités d’une Vita séductrice, elle quitte l’exposition de tableaux de sa sœur peintre afin de rentrer à la Hogarth Press pour écrire, le montage nous montre une Virginia au bord de la Tamise, et Léonard la cherchant, ce qui peut laisser supposer qu’il craint une tentative. Cependant avant de nous révéler où Virginia est vraiment allée, Button choisit de filmer un plan depuis l’eau, qui pourrait être une vue subjective de Virginia en pleine noyade, alors que celle-ci est bien au sec dans son bureau. La rapidité de ces quelques plans leur donne une qualité subliminale déplaisante. Ne relevant ni de la subjectivité de Léonard, ni de celle de Virginia, ils ne semblent être là que pour jouer avec ce que bien des spectateurs savent du suicide par noyade de Woolf, alors qu’une des qualités du film est de s’en tenir à sa relation avec Vita dans les années 1920.
Figures littéraires de papier ou de carton-pâte ?
D’autres personnages secondaires ont une présence trop allusive. Le jeune acteur Nathan Stewart-Jarrett (vu dans les séries britanniques Misfits et Utopia) tient le rôle de Ralph Partridge, un membre du groupe de Bloomsbury, employé de la maison d’édition et de l’imprimerie des Woolf. Il échange quelques mots avec Virginia sur les infidélités de sa femme au début de film, attirant doublement l’attention par cette ébauche d’intrigue secondaire, et du fait qu’il est le seul personnage noir (Ralph Partridge était blanc) avec qui une des protagonistes a une vraie discussion. Cependant, aucune suite n’est donnée à cet épisode qui apparaît en fin de compte comme une incongruité. Si cette brève scène vous laisse sur votre faim et que vous voulez en apprendre plus sur la relation entre Ralph Partridge, Dora Carrington et Lytton Strachey, allez voir le film Carrington de Christopher Hampton (1995), dans lequel Emma Thompson joue le rôle de la peintre éponyme.
Isabella Rossellini a droit à plusieurs scènes intéressantes dans le rôle de la mère de Vita, et son échange houleux avec Virginia à la publication d’Orlando semble bien refléter l’animosité documentée dans les lettres de cette dernière. Le portrait quelque peu caricatural de Vita et sa mère en divas de la haute société omet cependant de rendre compte des origines de Victoria, bien qu’elle y fasse allusion en insistant sur les efforts qu’elle dû faire pour être acceptée dans l’aristocratie, efforts qu’elle veut empêcher sa fille de réduire à néant. Victoria Sackville-West était en effet la fille du grand-père Sackville, diplomate, et de Pépita de Oliva, une danseuse d’origine espagnole sur qui Vita écrira en 1937 le roman Pépita, proposant une approche nouvelle de la biographie plus proche de la fiction dans laquelle Woolf s’inscrivit également avec Orlando.
On peut aussi regretter qu’en voulant représenter une figure d’écrivaine à travers Virginia, Button passe à côté de celle de Vita, sous prétexte, semble-t-il, qu’elle écrivit des textes plus grand public, alors qu’on entend Virginia et Léonard mentionner D.H. Lawrence, T.S. Eliot, Sigmund Freud et James Joyce sans raison particulière pendant la première demi-heure du film, comme pour nous rappeler que les Woolf étaient des gens importants. Et il est dommage également de ne pas montrer davantage Knole, le château de la famille de Vita, seul décor authentique où Button a pu tourner, alors que la demeure se révèle être aux yeux de Virginia le seul véritable attachement de Vita et l’inspiration première d’Orlando. En raison des lois de l’époque, Vita, parce qu’elle était une fille, ne put hériter de Knole et la propriété alla à un cousin (c’est sur cette coutume patriarcale que repose l’intrigue principale de Downton Abbey).
Effets spéciaux végétaux et échos d’une autre Orlando
Button a fait le choix, respecté dans les sous-titres français, d’utiliser le pronom “elle” pour parler de Knole (rappelons qu’en anglais, les objets sont neutres). Cela reflète la place primordiale que les décors, intérieurs comme extérieurs, occupent dans la caractérisation des personnages. Connue plutôt en tant qu’amatrice de jardinage qu’écrivaine, Vita est représentée, dans la scène centrale du film, dictant Orlando à Virginia tandis que les murs derrière elle se couvrent comme par magie de plantes grimpantes. Cette scène qui se passe uniquement dans la tête de Virginia est l’un des exemples de l’usage des effets spéciaux dans le film. Ces moments de rupture du réalisme permettent à Button de s’éloigner du biopic classique, tout en restant dans une richesse de décors colorés par les tableaux des peintres de Bloomsbury et par la nature anglaise. Dans une autre scène reflétant les pensées de Virginia, Gemma Arterton se fige en plein mouvement, comme dans un arrêt sur image qui ne reposerait que sur l’immobilité de l’actrice. Lorsque leurs échanges sont épistolaires, au lieu d’utiliser une voix off comme le font tant de films, Button fait jouer Arterton et Debicki, face caméra, filmant leurs lèvres tandis qu’elles prononcent le contenu des lettres, et l’œil de Virginia tandis qu’elle lit et découvre les sentiments de Vita.
Bien qu’elles regardent la caméra lorsqu’elles lisent leurs lettres, Debicki et Arterton s’adressent l’une à l’autre, et non aux spectateurs, contrairement à Orlando (Tilda Swinton) dans le film de Sally Potter sorti en 1992. Il est fascinant de voir l’influence des choix de Potter sur les films suivants inspirés par Woolf, et le travail de Button ne fait pas exception. Au-delà de la volonté de se rapprocher de l’ambition expérimentale de Potter en transgressant le réalisme habituel d’un biopic et en utilisant des effets spéciaux, Vita et Virginia utilise une bande-son électro extra-diégétique flirtant allègrement avec le diégétique, créant l’impression que c’est sur cette musique de 2019, signée Isobel Waller-Bridge (compositrice pour la série Fleabag), que les fêtards de Bloomsbury se délassent en 1922. Écoutez bien les sonorités sensuelles lors des scènes d’amour, et vous croirez entendre les soupirs accompagnant le changement de sexe dans la bande originale du film de Potter. Bien que l’adaptation de Potter demeure plus originale que ce nouveau biopic, il laisse espérer que d’autres réalisatrices continueront à avoir du succès en surfant sur la vague des écrits woolfiens.
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