Dans la perception collective du cinéma d’auteur italien, Monica Vitti occupe une place particulière en tant que muse de Michelangelo Antonioni ; elle est l’actrice qu’il a choisie pour exprimer l’idée d’incommunicabilité qui traverse ses films des années 1960. D’une beauté atypique, avec de longs cheveux blonds roux et un visage dominé par un grand nez, elle a incarné pour le réalisateur ces jeunes femmes compliquées et tourmentées que le critique du New York Times Bosley Crowther a décrites de manière pittoresque comme « étrangement coquettes et intenses ». Les personnages de Vitti sont devenus des symboles de la crise de la bourgeoisie, une classe qu’Antonioni considérait comme étriquée dans sa vie émotionnelle et obsédée par un sentiment d’inutilité. Vitti devait parler à travers son silence, transmettre le sens par les gestes et les mouvements. Sa silhouette et ses regards dans les espaces vides traduisaient les angoisses de la modernité. Dans quatre films, L’Avventura (1960), La Notte (1961), L’Eclisse (L’Éclipse 1962) et Deserto rosso (Désert rouge 1964), elle offre des portraits de femmes énigmatiques qu’elle rend mémorables grâce à des performances qui reposent peu sur le dialogue ou le spectacle du corps. Il n’y avait aucun des excès émotionnels et physiques qui étaient la marque de fabrique du cinéma italien et surtout de ses stars féminines les plus en vue. Vitti occupait l’écran d’une manière inhabituellement subtile ; ses personnages étaient froids et cérébraux et elle donnait l’impression de les faire exister par soustraction.
Contrairement à bon nombre d’actrices italiennes qui se sont révélées quelques années avant elle, Vitti n’était ni lauréate d’un concours de beauté ni mannequin. Née en 1931 dans une famille romaine de la classe moyenne, elle a étudié à l’Académie d’art dramatique et a entretenu un lien étroit avec le théâtre tout au long de sa carrière. Antonioni l’a rencontrée pour la première fois lorsqu’elle a rejoint le Teatro Nuovo di Milano. Elle considérait le métier d’acteur comme une profession légitime et prenait son métier au sérieux. Lors d’entretiens, elle a parfois évoqué la manière dont elle développait ses rôles pour Antonioni, un réalisateur qui, comme chacun sait, donnait peu d’informations ou d’instructions à ses acteurs. Pour l’écrivain Tonino Cervi, elle était « une actrice très précise, très pointilleuse et parfois capricieuse ». À propos de son personnage de Giuliana dans Deserto rosso, elle a déclaré : « Je me suis parfois demandé quelle quantité de technique ou de professionnalisme je mettais dans mon interprétation. Ce que je veux dire, c’est : ai-je jamais habité le personnage de manière froide et détachée ? Je ne pense pas qu’il y ait un seul moment de ce genre dans le film. Si j’utilisais une approche technique, je pourrais la résumer ainsi : juste avant de filmer une scène, j’essayais de devenir complètement docile et de me libérer de toute impression extérieure, de tout sentiment étranger à Giuliana. » Les spectateurs ont souvent supposé qu’il existait un lien étroit entre Vitti et ses personnages, une supposition qui semblait être confirmée par le lien créatif et personnel qu’elle a entretenu avec Antonioni. La célèbre réplique du Deserto rosso : « Mi fanno male i capelli » (mes cheveux me font mal) (dont la traduction anglaise "My hair hurts" a suscité l’hilarité) a été considérée comme le signe de cet engagement profond. Vitti a remporté plusieurs nominations et récompenses pour ses performances dans les films qui ont fait d’elle ce que Le Monde a appelé le « symbole visuel "intello" des années 1960 ».
En raison du contexte international du cinéma dans les années 1960, Vitti se retrouve souvent aux côtés de stars françaises et britanniques. Elle a joué avec Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni dans La Notte, avec Alain Delon dans L’Eclisse et avec Richard Harris dans Deserto rosso. Bien qu’elle ait été réticente à travailler aux États-Unis parce qu’elle n’avait pas confiance dans son anglais, elle a tourné le film pop art Modesty Blaise (Joseph Losey, 1966) à Londres et le méta-film Une affaire presque parfaite (Michael Ritchie, 1979), un film qui se déroule en grande partie pendant le festival de Cannes et dans lequel elle joue le rôle de l’épouse infidèle d’un magnat du cinéma. Elle a été dirigée par Bunuel (Le Fantôme de la liberté, 1974) et a repris sa collaboration avec Antonioni dans Il mistero do Oberwald (1980), un film largement méconnu.
À sa mort, en février 2022, les nécrologies italiennes soulignent son identité de star qui « ne semblait pas italienne ». Avec ses cheveux blonds, son physique svelte et son visage atypique, elle n’avait rien de méditerranéen. Pour reprendre les termes d’Alberto Crespi, elle était une icône et une image, une femme qui transcendait les limites provinciales d’une grande partie du cinéma italien. En fin de compte, ce qui rend Monica unique, a-t-il observé, « c’est que l’on peut l’imaginer n’importe où : aux côtés de Karl Valentin dans les cabarets berlinois des années 20, à côté de Juliette Greco dans les caves existentialistes, aux côtés d’Angela Davis parmi les Black Panthers, sur les barricades de mai, dans les manifestations féministes... n’importe où ». Elle était, conclut-il, « le visage d’une époque qui n’était pas seulement italienne ».
Cependant, Vitti n’a jamais été uniquement une actrice intellectuelle. Si cette image s’est forgée au début de sa carrière et n’a jamais disparu, surtout à l’étranger, un autre aspect de sa personnalité a dominé la deuxième phase de sa carrière. Elle a changé radicalement d’orientation après la fin de sa relation avec Antonioni. Mario Monicelli, l’un des maîtres de la comédie italienne, la persuada de tenir le rôle principal de La Ragazza con la pistola (La Fille au pistolet 1968), dans lequel elle incarne une jeune Sicilienne qui, après avoir été séduite et abandonnée, se lance à la recherche de l’homme qui l’a abandonnée, ce qui la transporte dans le milieu émancipé du Swinging London.
Suivra une longue série de comédies légères qui font d’elle l’une des favorites de la cinéphilie populaire. En effet, elle est peut-être la seule actrice capable de tenir tête aux hommes – Alberto Sordi, Nino Manfredi, Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi – qui dominent le genre. Les scénaristes et les réalisateurs ont appris à créer pour elle des personnages féminins qui étaient des protagonistes plutôt que des seconds rôles. En raison de leur caractère fortement local, la plupart de ces films n’ont pas dépassé la frontière italienne. À l’exception de Dramma della gelosia (Drame de la jalousie 1970) d’Ettore Scola, dans lequel Vitti joue le rôle d’une fleuriste prise dans un ménage à trois mouvementé avec un maçon communiste et un pizzaiolo toscan, joués respectivement par Marcello Mastroianni et Giancarlo Giannini. Plusieurs de ses comédies sont imprégnées de l’esprit de 1968 et sont considérées comme féministes. Certains critiques sont allés jusqu’à affirmer que les femmes de milieu populaire qu’elle incarnait dans ces films avaient une quantité surprenante de points communs avec les femmes bourgeoises qu’elle incarnait pour Antonioni.
Le cinéma italien n’est pas dépourvu de comédiennes. Tina Pica et Franca Valeri sont des actrices secondaires habituées de ces comédies, bien que la première joue généralement des femmes âgées acerbes, tandis que la seconde est généralement cantonnée dans des rôles de vieille fille ordinaire, de rat de bibliothèque ou de snob. Mariangela Melato deviendra une figure clé du genre, mais seulement après que Vitti a démontré qu’une femme pouvait à la fois porter un film et faire rire. Il ne faut pas sous-estimer à quel point le genre de la comédie italienne était imprégné de stéréotypes sexistes, les efforts des femmes pour s’aventurer dans des domaines peu familiers comme l’automobile, étant exploités de manière déprimante et prévisible pour susciter le rire. Mais des réalisateurs comme Monicelli, Salce et Risi étaient également attentifs aux problèmes de la masculinité moderne et aux défis que les changements lançaient aux hommes, surtout s’ils étaient d’une mentalité traditionnelle. Grâce à Vitti, les femmes ont trouvé des espaces pour s’insérer dans les interstices entre l’ancien et le nouveau ; alors que les hommes étaient sur la défensive, les femmes prenaient l’initiative. Grâce à sa polyvalence, alors que certains spectateurs la considéraient comme une "bruttina" (une mocheté), elle en persuadait beaucoup d’autres que ses personnages étaient beaux. Il est peut-être surprenant qu’elle ait joué dans trois films réalisés par et avec Alberto Sordi, un acteur comique très populaire généralement associé à un courant conservateur de la culture italienne : Amore mio aiutami (1969), Polvere di stelle (Poussière d’étoiles 1973) et enfin Io so che tu sai che io so (Je sais que tu sais 1982).
Le large éventail de Vitti n’est pas le fruit de l’instinct – une qualité attribuée à de nombreux acteur/rice·s italien·nes sans formation – mais de sa maîtrise professionnelle du métier d’acteur. Même si les gens qui la connaissaient bien disaient qu’elle ressemblait davantage à ses personnages de comédie, fantaisistes et passionnés, qu’à des bourgeoises tourmentées comme la Claudia de L’Avventura et la Giuliana de Deserto rosso, chaque rôle était soigneusement construit et distinct. Marcello Mastroianni a dit un jour qu’elle exigeait la participation et la complicité de tous sur le plateau, du directeur de la photographie au maquilleur en passant par l’électricien. Perfectionniste, elle était souvent en proie aux doutes et avait besoin d’être rassurée. Très sensible à l’opinion des autres, elle avait été blessée par la mauvaise réception de Scandalo segreto en 1989, film qu’elle avait écrit, réalisé et interprété.
Vitti a écrit un volume d’autobiographie : Sette sottane (1993) et le semi-autobiographique Il letto è una rosa (1995). À partir de 2002, elle n’apparaît plus en public. Victime de la maladie d’Alzheimer, elle s’est retirée de la scène et a été prise en charge par son compagnon de longue date, Roberto Russo, qu’elle avait épousé en 2000. Pourtant, elle n’a pas été oubliée. Les hommages qui lui ont été rendus à sa mort montrent qu’elle occupe une place permanente dans la mémoire culturelle, non seulement comme le visage d’une époque, mais aussi comme une femme qui a exploré dans le domaine de l’art les tensions et les possibilités de cette époque.