Le pari était risqué : rendre compte de la mémoire de la guerre civile au Liban (1975-1991) sans tomber dans le pathos et la nostalgie. Le dernier film de Joanna Hadjitomas et Khalil Joreige s’inscrit avec intelligence et force dans le sillage de leurs travaux sur la mémoire du Liban : une scénographie des objets fabriqués par les détenus de Khiam (prison ouverte par les Israéliens au Sud-Liban de 1985 à 2000) qui a fait l’objet d’une exposition au Musée du Jeu de Paume (1999) ; le film Je veux voir (avec Catherine Deneuve) tourné dans ce même Sud-Liban en 2008 ; Ismyrne (2016), documentaire sur l’exil avec la poétesse et plasticienne Etel Adnan…
Tandem professionnel et couple à la ville, Hadjithomas et Joreige, tous deux nés en 1969, ont eu une adolescence marquée par la guerre. Leur dernier film est une auto-fiction : Joanna Hadjithomas a entretenu une correspondance serrée avec une amie partie à l’étranger. La trame du film est construite à partir des lettres échangées avec son amie et des questions que sa fille lui pose sur l’adolescente qu’elle était. Il met en scène trois générations de femmes : Alex, adolescente qui vit à Montréal avec sa mère Maïa – le père est parti refaire sa vie ailleurs - et sa grand-mère qui tient à lui parler en arabe et à lui apprendre à farcir les feuilles de vigne, plat préféré de son défunt mari. Transmission traditionnelle de femmes en femmes qui pallie sans les mentionner toutes les autres, tues. La veille de Noël, un gros paquet en provenance du Liban adressé à Maïa est livré. La grand-mère veut renvoyer le paquet et fulmine contre l’intrusion d’un passé qu’on devine brûlant.
La boîte contient des lettres, des cassettes audios et des photos que Maïa envoyait quotidiennement à son amie Lisa. Maïa en rentrant découvre la boîte et apprend par le mot qui l’accompagne, la mort de son amie. Maïa redécouvre en cachette de sa fille le contenu du carton, range et classe les documents. Sa fille furète et envoie des photos à ses ami·es sur Instagram. Elle découvre des pans de la vie de sa mère au même âge que le sien, dans un contexte de guerre et dans un pays dont elle a été tenue éloignée. Maïa veut replonger dans ce passé seule ; sa fille l’interpelle violement sur les silences et sur ce qu’elle perçoit comme des renoncements et des échecs : sa mère voulait être photographe, elle avait un grand amour, Raja, un jeune milicien chrétien, que son père directeur d’école lui interdit de voir. Raja finira par être envoyé en URSS par ses parents -destination d’études peu coûteuses alors pour les familles modestes - et le père de Maïa, fétu de paille laïc dans la tourmente confessionnelle, son école ayant fermé, se réfugie dans l’alcool et finit par se suicider. La mère de Maïa, qui a déjà perdu un fils au début de la guerre, est dévastée. Elle interdit de dire que le père s’est suicidé. Maïa le photographie sur son lit de mort, et le jour où elle embarque avec sa mère en bateau pour Chypre, elle prend une dernière photo de la côte du Liban la nuit, qui s’éloigne derrière les flots. Le travail sur l’image est une des qualités du film car il crée des continuités entre les photos des années 1980 et celles qui sont échangées aujourd’hui sur les fils de discussion, et c’est justement à travers ces continuités que la mère et la fille se découvrent. Alex parvient à reconnecter Maïa avec son adolescence et ce passé lourd de non-dits. Maïa retourne au Liban avec sa fille Alex dont c’est le premier voyage. À la messe de requiem de son amie Lisa, Maïa retrouve ses ami·es oublié·es. Le soleil se couche et se lève à toute vitesse comme une boule de vie sur un Beyrouth qui, lors du tournage, n’avait pas encore été détruite (à nouveau) par l’explosion d’août 2019.
Le film tresse de manière très fluide le présent des relations des trois femmes dans les paysages enneigés de Montréal, la brèche que creuse la découverte par la fille et la mère, des photos, des cahiers et des enregistrements, lesquels font renaître le passé de la guerre civile vécue par Maïa adolescente, sa famille et ses ami·es. La dernière partie à Beyrouth permet de recoudre ensemble le passé et le présent, dans une sorte de chant d’amour à la ville et à ses habitants.