Le Retour de Mary Poppinsest la sortie en grandes pompes des Studios Disney pour cette fin d’année 2018, LE film idéal marketé pour les fêtes et pour plaire aux petits comme aux grands. Mais, cinquante-quatre ans après la mythique comédie musicale qui avait fait de Julie Andrews une star (Mary Poppins de Robert Stevenson), que penser de cette « suite » aux aventures de la gouvernante anglaise ?
Situé dans l’Angleterre de la Belle Époque, le film de 1964 nous introduisait à la famille Banks. Les enfants Emily et Michael épuisent gouvernante après gouvernante et ni leur banquier de père, ni leur suffragette de mère n’ont le temps de s’occuper d’eux. Après que les deux jeunes terreurs ont passé une annonce fantaisiste pour trouver la nounou parfaite, Mary Poppins (Julie Andrews) apparaît, portée par le vent d’est. Grâce à ses méthodes aussi peu conventionnelles que magiques et à l’aide du joyeux ramoneur Bert (Dick van Dyke), elle parvient à restaurer l’harmonie dans la maisonnée.
Le film de 2018 nous emmène au début des années 1930 et reproduit les prémices du film originel. Jane (Emily Mortimer) et Michael (Ben Whishaw) sont à présent adultes ; Michael est père de trois enfants et veuf depuis un an. Lorsque des difficultés financières menacent les Banks d’expulsion de leur résidence du 17 Cherry Tree Lane, Mary Poppins (Emily Blunt) vole à nouveau au secours de la famille...
Ce film-événement était avidement attendu, au moins de tous les amateurs de comédie musicale, car le film de 1964 est culte… Mais aussi parce que la firme à la souris a su, pour cette nouvelle version de 2018, s’entourer de stars du musical. À la direction, Rob Marshall (Chicago, Nine, Into the Woods), aux chansons, Marc Shaiman et Scott Wittman (Hairspray, Charlie et la Chocolaterie) et une palanquée d’acteurs vedettes – notamment Lin-Manuel Miranda, star de Broadway particulièrement populaire auprès des plus jeunes, dans le rôle de Jack (l’allumeur de réverbère qui remplace Bert en tant qu’adjuvant de Mary dans cette nouvelle version).
That’s Entertainment !
Trêve de suspense : en termes de spectacle Mary Poppins Returns remplit ses promesses. Je le chante haut et fort, j’ai aimé ce film ! En sortant du cinéma, j’ai d’ailleurs eu cette sensation curieuse d’en « avoir eu pour mon argent », traduisant la bienheureuse plénitude du spectateur de comédie musicale qui apprécie la débauche de spectaculaire visible à l’écran lorsque celui-ci se traduit en euphorie irrépressible.
Musiques entraînantes, numéros dansés spectaculaires, décors et costumes magnifiques – ça c’est de l’entertainment ! Nous voilà à la fois pleinement dans les codes du genre et dans une visée assumée de rendre hommage au film originel. Pas de reprises des chansons, mais les citations instrumentales et un jeu de correspondance entre « anciens » et « nouveaux » numéros combleront les fans les plus avertis. Le film de Rob Marshall s’inscrit même dans une modernité plutôt intelligente, par le rap de Lin Manuel Miranda ou les quelques cascades à moto des allumeurs de réverbères, loin de l’anachronisme déconcertant de The Greatest Showman (biopic musical sur P.T. Barnum sorti en début d’année).
Bien sûr, il est toujours possible de trouver à redire : les fins connaisseurs du film de 1964 trouveront peut-être les correspondances trop nombreuses pour que cette suite soit considérée comme originale. En outre, l’avalanche de stars génère quelques longueurs : sur ces 2h11 de spectacle, certains caméos sont assurément dispensables (par exemple celui de Meryl Streep en bricoleuse fantaisiste à l’accent « russe » impossible…). Mais cela ne gâche rien au plaisir et le film de 1964 avait lui aussi son lot de séquences un peu ennuyeuses (pensée spéciale à tous ceux qui ont appuyé sur la touche « avance rapide » de leur magnétoscope lors de la séquence au plafond…).
A jolly ’oliday with Mary
Rappelons avant toute chose que Le Retour de Mary Poppins reste tributaire des conventions de la comédie musicale « conte de fées » dans son acception la plus classique. Les histoires y sont donc simples, la morale manichéenne et la fin forcément heureuse. Et pourtant, une fois ces conventions génériques acceptées, elles ne nous dispensent nullement d’une analyse critique du système de valeurs du film.
On retrouve dans la Mary Poppins d’Emily Blunt le ton à la fois pète-sec et bienveillant qui avait fait le charme du personnage incarné par Julie Andrews. Ce personnage de femme indépendante m’a semblé ici d’autant plus positif qu’elle est explicitement inscrite hors de l’hétérosexualité puisque le film de 2018 se dispense des sous-entendus amoureux qui liaient Mary et Bert en 1964.
Ça se gâte malheureusement un peu du côté de la famille Banks. Remarquons la force de la reproduction des rôles genrés : tout comme sa mère, Jane s’intéresse à la politique ; tout comme son père, Michael travaille sans conviction à la banque. Pourtant les traitements du frère et de la sœur diffèrent fortement : alors que Michael apprend – grâce à ses enfants et à Mary – à réenchanter le monde, le personnage de Jane n’est qu’esquissé. Activiste travailliste, on la voit effectivement porter des pancartes, mais on n’assiste à aucune des manifestations pour les causes qu’elle soutient. En 2018 comme en 1964, les femmes qui font de la politique ont quelque chose de suspect : la suffragette Mrs Banks était gentiment moquée pour sa négligence envers ses enfants ; quant à Jane, il est dit que sa passion l’a détournée des « vraies » préoccupations (la romance). Le célibat de cette femme d’une trentaine d’années a ainsi quelque chose de si embarrassant qu’elle se trouve rapidement poussée dans les bras de Jack sans qu’on ait même pu entrevoir leur coup de foudre. Si Jane est si peu développée, c’est que, comme dans le film originel, le sujet principal de cette suite est l’importance des relations entre des enfants et leur père. Si cela n’est pas problématique en soi (et même plutôt intéressant), on peut regretter que cela se fasse en éclipsant à ce point les figures féminines [1]. Celles-ci (Mary comprise) se bornent ainsi à servir de médiatrice entre des enfants et un père distant, pleinement en phase avec l’impératif d’entretien des liens familiaux traditionnellement dévolu aux femmes.
Supercalifragilistic-capitalistic
Plus que cette minoration des personnages féminins, c’est l’ultime rebondissement narratif qui m’a fait grincer des dents. Le film de 1964 se clôturait sur un acte de rébellion de M. Banks : renvoyé à cause de la conduite de ses enfants, il tenait tête aux banquiers qui voulaient l’humilier et défendait le droit à la légèreté. Si cela lui coûtait – momentanément – sa place, il était finalement réembauché, les banquiers comprenant les bienfaits du rire. Dans le film de 2018, la rédemption ne vient pas d’une adaptation du capitalisme à la fantaisie du monde de Mary Poppins : elle émane du capitalisme lui-même. La fameuse pièce de two pence que le jeune Michael ne voulait pas céder à la banque dans le premier film (préférant les donner à la dame aux oiseaux) a finalement été savamment placée, a fructifié et permet à présent de sauver les Banks de l’expulsion… Si, au cours du film de 2018, on avait pu croire à une critique du capitalisme et du monde de la finance, le dénouement nous enseigne sagement qu’il faut simplement faire la différence entre gentils et méchants banquiers (la première sorte étant incarnée par le sympathique nonagénaire bondissant Dick Van Dyke, la deuxième sorte par le non-chantant-non-dansant et guindé Colin Firth) [2].
Que ces quelques remarques ne vous conduisent pas à bouder votre plaisir devant Le Retour de Mary ! Le film de Rob Marshall reste une très belle comédie musicale, même si elle n’est pas – contrairement à son héroïne éponyme – « practically perfect in every way ».
Je remercie Anna Marmiesse, avec qui je co-anime le podcast All That Jazz pour avoir partagé avec moi ses impressions sur le film.
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