Avec Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone
Les Français pourtant friands de familles royales britanniques connaissent peu la reine Anne, la dernière représentante des Stuart, qui régna de 1702 à 1714.
De l’autre côté de la Manche, la souveraine en tant que personnage historique est largement éclipsée par Elizabeth Ière et Marie Stuart ; pour la plupart des Britanniques, « Queen Anne » désigne l’élégant style architectural qui précéda la période géorgienne au début du XVIIIe siècle. Plusieurs biographies de cette souveraine, qui s’attachent, comme le film, à ses rapports étroits et conflictuels avec son amie Sarah Churchill, Duchesse de Marlborough (lointaine ancêtre de Winston Churchill), l’ont récemment tirée de l’oubli. Le film de Yorgos Lanthimos achève de la remettre en lumière, d’autant plus que la plupart des critiques britanniques sont dithyrambiques, que les trois actrices principales, qui ont déjà obtenu chacune un Golden Globe, sont nominées aux Oscars : Olivia Colman dans le rôle de Anne, Rachel Weisz dans celui de Sarah et Emma Stone dans celui de Abigail Hill, la cousine pauvre de Sarah qui lui ravit sa place de « favorite » auprès de la Reine.
Le film s’inspire d’une période agitée de la monarchie britannique. Sur fond de guerres coûteuses en Europe, de luttes religieuses entre catholiques et protestants et entre les partis Whig et Tory, et de querelles de cour, Anne peine à s’affirmer contre son entourage masculin d’autant plus qu’elle souffre de graves ennuis de santé (surpoids, goutte) liés à une éprouvante série de dix-sept grossesses qui se soldent toutes par des fausses couches, enfants morts-nés ou morts en bas âge.
Sarah Churchill, brillante jeune aristocrate sans fortune, rejoint la cour en tant que demoiselle d’honneur et la reine se prend d’une forte amitié pour elle, dont témoigne une abondante correspondance. Par son entregent et son intelligence, elle monte les échelons et accède aux fonctions les plus élevées pour une femme à la cour, y compris celle de gardienne du coffre de la reine (Keeper of the Privy Purse), symbolisée par la clé qu’elle porte jusque sur les portraits officiels. Entre temps elle épouse John Churchill, qu’Anne anoblit en le nommant duc de Marlborough en 1702 (son nom est resté en France dans la comptine « Marlborough s’en va-t-en guerre »). De ce couple sont issus plusieurs enfants, le splendide palais de Blenheim et une immense fortune. Pendant que son mari fait la guerre, la rivalité entre elle et sa cousine Abigail pour les faveurs de la reine se solde par la disgrâce de Sarah – disgrâce qui ne l’empêchera cependant pas de mener sa vie, d’écrire ses mémoires et de se trouver à la tête d’une des plus grandes fortunes du royaume.
L’histoire de La Favorite concerne donc deux femmes de pouvoir. Jusqu’à ce que des historiennes féministes s’attachent à réexaminer leur vie, leur représentation a fait la part belle aux lieux communs misogynes. Pour Anne, comme le dit l’historienne Kate Williams, qui dans le Times Literary Supplement compare La Favorite au nouveau film de Josie Rourke sur Marie Stuart, « la femme au pouvoir a un problème : son corps ». Anne, suite à ses grossesses à répétition, est traditionnellement vue comme faible et impotente, même si les tableaux officiels minimisent son surpoids. Quant à Sarah, qui mène de front sa carrière à la cour, son couple et sa famille, elle a droit aux clichés de l’intrigante à l’ambition démesurée, mère abusive et femme adultère (les écarts amoureux de son mari le duc de Marlborough ne font naturellement pas l’objet du même opprobre).
À ces visions caricaturales s’ajoute la question des rapports entre Anne et Sarah : simple amitié ou amours lesbiennes ? Selon Ophelia Field, auteure d’une biographie très fouillée de Sarah Churchill, la question ne peut être tranchée, faute de preuves. Elle fait remarquer que les amitiés féminines à la cour sont légion, sources de soutien pour les femmes dans un milieu patriarcal, quel que soit le sexe de la personne sur le trône, et accompagnées d’activité sexuelle ou non. Elle avance cependant que si les deux femmes ont eu des rapports lesbiens, ceux-ci auraient vraisemblablement eu lieu dans leur jeunesse et non au moment où Anne accède au trône, âgée de 37 ans (un âge avancé à l’époque), prise par sa fonction et minée par ses problèmes de santé.
On aurait pu espérer que, de ce matériau passionnant, Yorgos Lanthimos allait tirer une réflexion sur des figures de femmes exceptionnelles et privilégiées certes, mais confrontées à des problèmes contemporains, dans leur rapport genré au pouvoir, à la politique et à l’histoire. Et plus d’un critique a fait référence à un film sur des femmes fortes, dans l’esprit de l’ère « post-#MeToo ». Amère déception ! On ne peut reprocher à Lanthimos de mettre l’accent sur la rivalité entre Sarah et Abigail, puisque celle-ci est avérée, ainsi que le choix d’Anne de renvoyer Sarah et d’élever Abigail au rang de favorite. Mais, outre que les rapports sexuels – dont le film se repaît complaisamment – entre Anne et Sarah, puis Anne et Abigail, sont du domaine au mieux de la spéculation, le problème est que les rapports entre ces femmes ne sont que sexuels dans le film qui gomme totalement leur ancrage social. Pour Ophelia Field, l’intelligence de Sarah aurait pu la mener plus haut si elle ne s’était heurtée au « plafond de verre » de l’époque, et sa soi-disant âpreté doit être vue comme une manifestation de sa conscience des limites injustes imposées à son pouvoir. Par ailleurs, les désaccords entre Anne et Sarah étaient dans une large mesure politiques. Représenter des femmes aux prises avec ce type de problème aurait un sens de nos jours et contribuerait à sérieusement moderniser le film en costumes, mais c’est tellement plus drôle de les montrer en train de se déchirer pour des histoires d’alcôve (le fait que celles-ci soient homosexuelles plutôt que hétérosexuelles ne me semble pas constituer un « progrès »).
La représentation de la reine est particulièrement insultante. Alors qu’elle a longtemps été marginalisée dans l’histoire de son pays, on reconnait de nos jours à Anne un rôle important en tant que souveraine qui en 1707 a présidé à l’union de l’Angleterre et de l’Écosse et donc à la formation de la Grande-Bretagne. S’il est évident qu’elle a été traumatisée par ses grossesses catastrophiques, sa vie ne s’y réduisait pas. Les historiennes nous apprennent qu’elle était capable de surmonter ses problèmes de santé et de s’impliquer dans les affaires d’État. Ophelia Field affirme que, outre son intérêt dans le théâtre, la poésie et la musique, elle tenait à ne pas être traitée comme une souveraine « bouche-trou » en attendant le roi qui lui ferait suite, et qu’en conséquence elle remplissait son rôle avec le plus grand sérieux. Kate Williams confirme qu’elle se tenait parfaitement au courant des affaires de l’État, contrairement à ce qu’on voit dans le film. On est loin de « l’enfant gâtée, capricieuse et instable […] que n’intéressent guère les affaires du pays » (comme la décrit la critique du Monde), de la femme pathétique qui garde dix-sept lapins dans sa chambre – encore une invention qui la ridiculise – et se laisse manipuler par son entourage.
La Favorite de Yorgos Lanthimos se pare d’une fausse modernité d’une part par toute une série d’affectations techniques (visions déformées, ralentis, musique anachronique, etc.) et d’autre part en jouant la carte du film « trash » : on fornique, on se goinfre, on vomit, on se roule dans la boue. Les personnages masculins sont des bouffons exagérément maquillés et plusieurs scènes s’amusent des distractions infantiles de la cour (courses de canards, un homme nu bombardé d’oranges). Apparemment la stratégie fonctionne puisque bon nombre de critiques voient dans La Favorite « une farce incorrecte qui réduit en confettis les archaïsmes du film en costumes », pour citer Marianne. Mais malgré quelques moments censés nous montrer des femmes fortes (la scène où Abigail par exemple rembarre de manière très sportive un prétendant dans la forêt), et les prestations en effet excellentes d’Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone, la représentation des femmes dans La Favorite n’en reste pas moins archaïque, historiquement inexacte et scandaleusement misogyne.
>> générique
Polémiquons.
1. Bien vu !, 17 février 2019, 22:32, par Jean-François Baillon
Bravo Ginette pour cette analyse d’une rare pertinence qui tranche avec le concert de louanges qui accueille ce navet. J’ajouterais pour ma part que la référence appuyée de Lanthimos à Greenaway est particulièrement affligeante et malvenue car précisément "The Draughtsman’s Contract" (Meurtre dans un jardin anglais" en français), film qui remonte à 1982 et que singe maladroitement "La Favorite", proposait une vision autrement progressiste des rapports genrés (comme souvent Greenaway), sous les apparences d’un discours exclusivement préoccupé d’esthétique. Souvenons-nous que les véritables enjeux en étaient le rapport à la propriété et la filiation et que les deux personnages féminins principaux, la mère et la fille, se servaient du dessinateur pour parvenir à leurs fins. Là où Lanthimos réduit des personnages historiques à un trio sulfureux, Greenaway imaginait une allégorie politique aux implications autrement audacieuses.