Le destin tragique de Fernand Iveton méritait en effet un film. Seul Français – puisque les Algériens musulmans n’avaient pas accès à la citoyenneté, contrairement aux juifs – exécuté par l’appareil judiciaire pendant les « événements d’Algérie », Fernand Iveton est la démonstration de la dépendance de la justice à l’opinion publique, celle des Français d’Algérie, à travers la condamnation à mort d’un homme qui n’avait pas de sang sur les mains, et au pouvoir politique, puisque René Coty, en tant que président de la République, François Mitterand, en tant que ministre de l’intérieur, et Guy Mollet en tant que président du Conseil, refusèrent sa grâce. Ce crime d’État eut lieu pendant la « bataille d’Alger », et la rapidité de son exécution témoigne de son caractère expéditif – Iveton est arrêté le 14 novembre 1956, torturé puis jugé par un tribunal militaire et guillotiné le 11 février 1957. Il s’agissait clairement de stopper toute tentative de solidarité entre les Algériens européens et arabes.
Iveton était membre du Parti communiste algérien qui choisit en juin 1955 de participer à l’insurrection et qui sera interdit le 12 septembre 1955. Le PCF, en France, est engagé dans une campagne « paix en Algérie » et refuse d’approuver l’usage de la violence, même si ses relations avec le PCA sont étroites et s’il mobilisa ses avocats dans la défense des prisonniers politiques. En revanche, le climat d’hystérie anti-FLN est tel à cette période que le PCF renonça à lancer une campagne d’envergure de soutien à Iveton.
De nos frères blessés, le film adapté par le réalisateur Hélier Cisterne de la biographie romancée de Joseph Andras (Actes Sud, 2016), en collaboration avec Antoine Barraud, reprend par le procédé classique du flashback, pour raconter le présent de l’arrestation et du procès d’Iveton (Vincent Lacoste), troué par les souvenirs de sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Hélène (Vicky Krieps) et leur vie dans l’Alger populaire et multiracial des années 1950. Les deux acteurs font la démonstration de leur remarquable talent. Il et elle donnent à cette tragédie politique une épaisseur humaine propre à émouvoir un public contemporain pour qui Fernand Iveton est sans doute un complet inconnu… L’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps qu’on a découverte récemment en France dans le film de Mathieu Amalric Serre moi fort, donne à son personnage une authenticité bouleversante.
Autre atout du film : la coproduction avec l’Algérie qui permet de voir évoluer les protagonistes dans un Alger qui n’a pas beaucoup changé depuis les dernières années de la colonisation… Il manque peut-être au film une contextualisation politique qui est plus précise dans le livre, en particulier concernant Henri Maillot, l’ami le plus proche d’Iveton qui déserta avec un camion d’armes pour rejoindre un groupe de maquisards communistes et fut exécuté après que le groupe a été pris en embuscade.
Si l’épisode de la rencontre entre Fernand et Hélène, elle-même fille d’ouvriers polonais, est évoqué avec beaucoup de lyrisme, l’adaptation a ajouté des scènes d’affrontement entre Hélène et son mari à propos de son engagement politique, qui n’existent pas dans le livre : le réalisateur a-t-il voulu donner plus de complexité à ses personnages ou est-il influencé par la dépolitisation contemporaine ?
Moins politique que le livre de Joseph Andras, le film de Hélier Cisterne a le mérite de donner chair à un épisode de la décolonisation qui témoigne d’une utopie mort-née : la fraternisation des classes populaires d’origine européenne et « indigène ».