Agnès Varda ne fait pas partie stricto sensu de cette nouvelle génération de cinéastes qui émergent à la fin des années 50, puisqu’elle fait son premier long-métrage, La Pointe courte, en 1954, alors qu’elle a déjà derrière une expérience de photographe de plateau au TNP. Mais le caractère très personnel de ce premier film, à la fois réflexion poétique sur le couple et documentaire sur un village de pêcheurs, ses conditions de réalisation en marge du circuit commercial, en font typiquement un “ film d’auteur ” avant la lettre. Baroncelli, présentant le 9 juin 1955 la cinéaste de la Pointe courte, écrit : “ Que faisaient autrefois les jeunes femmes en vacances ? De la tapisserie, des poèmes ou des romans. Aujourd’hui elles font des films, du moins les plus douées et les plus passionnées d’entre elles. ” Mais après cette entrée en matière quelque peu condescendante, Baroncelli se rattrape : “ La Pointe courte nous prouve que pour la génération à laquelle appartient Mme Varda le cinéma est devenu un moyen d’expression au même titre que la plume et le pinceau. ”
Cléo de 5 à 7, réalisé huit ans plus tard, en 1962, confirme qu’Agnès Varda s’inscrit, de façon singulière, dans cette nouvelle façon de faire du cinéma. De façon singulière, d’abord, bien sûr, parce qu’elle est et restera la seule femme de la Nouvelle Vague. Cette différence se construit dans un rapport de forces totalement inégal, renforcé par une tradition créatrice française dont Michelle Coquillat [1] a montré naguère la volonté d’exclusion des femmes. De plus dans le contexte d’un cinéma qui revendique une posture de création individuelle contre la culture de masse dominante, la question des rapports et des identités de sexe est surdéterminée par les rapports socioculturels.
En ce mois d’avril 1962, alors que la Nouvelle Vague n’a plus la cote, l’accueil critique est globalement favorable, non sans quelques bémols.
Après un compte-rendu louangeur et détaillé du film, le critique du Monde (Baroncelli) “ regrette des raffinements d’écriture qui n’échappent pas toujours au maniérisme, (…) Agnès Varda prouvant à la fin qu’elle sait abandonner arabesques et fioritures quand il s’agit d’exprimer la simple tendresse humaine. ” Il conclut : “ Le film sera discuté. Tant mieux. Malgré les réserves qu’il peut susciter, c’est un des plus intelligents, des plus passionnants, des plus fascinants que nous ait offerts le jeune cinéma. ”
Ces réserves se transforment en perplexité pour Jean d’Yvoire, le critique catholique dans Téléciné : “ Est-ce la faute de Bourseiller, bien peu viril (sic) (…) ? Est-ce la faute de Corinne Marchand si la jeune chanteuse menacée de cancer mortel qu’elle incarne manque terriblement de consistance ? (…) On souhaiterait à Agnès Varda de laisser les sens et le cœur dominer une bonne fois sa fertile et cérébrale imagination. ” Doit-on comprendre qu’une femme cinéaste ne saurait faire un film avec son intelligence, mais seulement avec sa sensibilité (féminine bien sûr) ?
À Télérama, les avis sont partagés ; l’article principal, signé Jean Collet, est enthousiaste : “ Avec une sensibilité toute féminine (sic), Agnès Varda sait que certains sentiments sont capables de bouleverser notre notion du temps. (…) En moins de deux heures, nous quittons une petite personne mesquine et coquette, pour voir apparaître une vraie femme, capable d’aimer et d’être aimée. ” Selon Jean d’Yvoire, (le même) “ Le hic, c’est le vide de Cléo, centre du film. (…) Voilà pourquoi le talent très féminin (re-sic), subtil et raffiné d’Agnès Varda ne nous fait guère croire à un amour profond entre un militaire désœuvré et une vedette menacée de mort à terme. ” Claude-Marie Trémois, en revanche, défend le film : “ De la poupée à la femme, tel est le périple qu’une succession de dépouillements fait parcourir à Cléo. ” Enfin Jacques Siclier, tout en affirmant que c’est “ le film français le plus neuf et le plus important de ces trois derniers mois ” (!), prévient :
Les spectateurs peuvent être déconcertés s’ils s’attendent à y trouver ce qu’on appelle sans crainte du lieu commun, “l’expression d’une sensibilité féminine”. (…) Ce qu’il y a de déconcertant, c’est qu’Agnès Varda ne s’identifie pas à son héroïne. (…) [Dès le début], Cléo est montrée objectivement. (…) On ne peut donc s’attendrir sur Cléo comme sur La Dame aux camélias ou une belle héroïne romanesque menacée d’être fauchée en son été. En lui prêtant son regard, Agnès Varda nous détache des impressions épidermiques et du vague à l’âme, pour nous faire partager la répulsion physique d’une femme devant l’idée de la désagrégation du corps et de la mort.
Cette analyse très fine est une critique implicite des facilités de ces collègues à propos de la “ sensibilité féminine ”, mais explique aussi le malaise et les réticences suscités par le film. Effectivement le film d’Agnès Varda ne s’inscrit pas dans les poncifs réducteurs sur ce que doit être une œuvre de femme… Et nombre de nos critiques masculins ont sans doute du mal à accorder à une femme cinéaste les mêmes droits à l’innovation qu’à un homme.
Cléo de 5 à 7 raconte quasiment en “ temps réel ” deux heures de la vie d’une jeune femme, chanteuse de variétés (Corinne Marchand), qui attend le résultat des analyses pour savoir si elle est atteinte d’un cancer. Sandy Flitterman-Lewis a remarquablement analysé le caractère novateur de ce film qui raconte avec une liberté formelle constamment jubilatoire et jamais gratuite, le trajet de cette femme qui passe d’objet de regard à sujet de regard et de conscience.
Le film est construit sur deux parties dramaturgiquement opposées : une première partie où nous voyons Cléo subir sa peur et sa vie sans pouvoir les maîtriser sinon sur le mode du “ caprice ” (selon le terme employé par sa gouvernante Angèle et par son musicien, joué par Michel Legrand). Après avoir répété une chanson qui ressasse la dépendance totale de la femme à l’amour (“ Je suis une maison vide, sans toi (...) Seule, laide, livide, sans toi... ”), la caméra marque sa progressive prise de conscience par un lent zoom-avant sur son expression tragique pendant qu’elle chante ; puis l’objectif recule brusquement et Cléo crie sa révolte contre cette image de femme aliénée à l’amour et à la beauté dans laquelle les autres l’enferment. Elle arrache sa perruque et son déshabillé de plumes, symboles de sa féminité de mascarade et s’en va, vêtue de noir, seule pour la première fois.
À partir de là, le ton du film change ; le personnage féminin devient une instance de conscience : elle regarde le monde autour d’elle pour s’apercevoir d’abord que sa notoriété de chanteuse est toute relative (dans le café où elle met sa chanson sur le juke-box, les gens ne relèvent même pas la tête pour l’écouter). En revanche, elle va retrouver une amie modèle dans un atelier de sculpture qui l’accueille chaleureusement, l’écoute parler de sa maladie puis la lui fait oublier en lui montrant un petit film burlesque ; puis elle va se promener dans le parc Montsouris, où elle se laisse aborder par un soldat permissionnaire gentiment bavard (Antoine Bourseiller), qui va l’accompagner jusqu’à l’hôpital pour aller chercher le diagnostic médical. Le film se termine sur les deux jeunes gens se regardant face à face en se souriant, malgré le cancer que le médecin vient d’annoncer à Cléo et malgré la guerre d’Algérie vers laquelle le jeune homme repart le soir même.
Agnès Varda a conscience à l’époque que sa vision du monde est atypique :
En ce moment, la mode consiste à dire qu’il n’y a pas de communication possible. (…) C’est une notion qu’Antonioni cultive avec ferveur, Resnais aussi (…) Moi, je ne suis pas d’accord. (…) Je crois aux “ rencontres ”. Suivant leurs possibilités, les gens se rencontrent un instant, une minute ou une vie. Ils ont une rencontre ou dix rencontres dans leur existence, ou ils n’en ont aucune. Mais tout le monde a besoin, peu ou prou, de ça. Ceux qui le savent sont déjà moins malheureux que ceux qui ne le savent pas. (…) Ce besoin est essentiel. Il faut le dire d’une façon presque primaire, parce ce que c’est très important. C’est pourquoi il y a tout un côté “ midinette ” dans Cléo : une petite jeune fille malade rencontre dans un jardin un soldat en permission…
On mesure à la lecture de cette déclaration l’écart idéologique entre Varda et les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague. Au lieu de la revendication héritée du romantisme d’une solitude tragique qui seule permet la construction de soi, Agnès Varda proclame au contraire que chacun se construit dans la rencontre avec l’autre.
Cette histoire d’une désaliénation qui, dans une certaine mesure, reprend l’héritage du mélodrame féminin d’Hollywood, déplace pourtant la problématique de l’aliénation du terrain des rapports de sexe à celui des rapports socioculturels. En ouvrant le film par une séquence très écrite (alternant couleurs et noir et blanc) où l’héroïne se fait tirer les tarots par une vieille femme, Varda inscrit fortement dans son film la place d’une forme traditionnelle de culture populaire, sur un mode à la fois empathique et distancié. Les superstitions vont former, à travers Cléo et Angèle, un véritable leitmotiv associant culture populaire, féminin et aliénation. Cléo au début s’identifie totalement à la belle image de femme que lui renvoie son miroir et qui flatte son amant pressé (José Luis de Villalonga). Son musicien (joué par Michel Legrand) lui propose des chansons d’amour (culture de masse) qui construisent une image de femme entièrement réduite à son identité sexuelle. Au contraire les modèles alternatifs que propose le film dans la deuxième partie associent les “ vrais ” sentiments à la “ vraie ” culture, celle de l’amie modèle qui partage le goût de son amant projectionniste pour le burlesque parodique typique d’une culture post-moderniste ; et plus tard, celle du permissionnaire cultivé qui lui rend son “ vrai ” nom de Florence, en lui en révélant le sens étymologique.
La prise de conscience de l’héroïne passe donc par un changement de milieu culturel, et le jeune homme érudit qui lui fait oublier sa peur (Antoine Bourseiller), lui apprend qu’il a passé sept ans comme étudiant à la Cité universitaire, ce qui connote fortement son charme du côté de la culture “ cultivée ” – et du côté d’un tragique proprement masculin, puisque en tant qu’appelé qui repart pour l’Algérie, il est, comme le jeune protagoniste d’Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1960-63), un mort en sursis. L’aliénation de Cléo/Florence apparaît finalement produite et entretenue par la culture de masse qu’elle incarne comme chanteuse de variétés.
Ce recouvrement de l’aliénation/oppression de sexe par l’aliénation socioculturelle témoigne de la posture contradictoire de la cinéaste Agnès Varda, qui ne peut voir les rapports de domination de sexe que dans le milieu de la culture de masse dont elle s’écarte résolument par son projet artistique novateur. Son appartenance problématique (en tant que femme) à un milieu artistique où la créativité est associée “ naturellement ” au masculin, l’amène à en occulter les contradictions pour proposer une image idéale des rapports de sexe dans ce milieu.
Cléo de 5 à 7 témoigne ainsi de la place forcément contradictoire d’une femme créatrice dans ce domaine réservé de/à “ l’universel masculin ” qu’est la Nouvelle vague.
Extrait de La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS éditions.
La chanson...