Woman at War est le film que tous les écoféministes attendaient depuis longtemps… sans vraiment le savoir.
Halla (Halldóra Geirharðsdóttir) vit à Reykjavik où elle dirige une chorale. Peu importe, car le film ne présente la situation de départ ni à travers la géographie, ni à travers une peinture sociale, mais directement par la première opération menée par Halla contre une immense usine américaine spécialisée dans le traitement de l’aluminium et implantée en pleine nature dans le nord du pays. Elle coupe l’alimentation en électricité en court-circuitant son branchement au réseau.
L’action est un succès et les médias sont immédiatement alertés afin de participer à une campagne nationale qui vise à dénoncer la « méthode terroriste » employée contre les intérêts de l’usine, banalement confondus avec les intérêts nationaux. Tout comme cela se passerait dans notre réalité, Halla est alors visée par une attaque coordonnée dans laquelle forces politiques et capitalistes fusionnent : direction locale de l’usine, gouvernement islandais, CIA et direction américaine de l’usine s’associent pour traquer la femme qui leur a déclaré la guerre.
Destin à deux têtes
Une guerre au nom de quoi ? De ce que Halla présente comme la défense de « droits supérieurs » et moralement premiers : ceux de la nature et de la planète en tant que sources nourricières fondamentales. Face à une guerre qui lui vaut ricanements et haussements de sourcils exaspérés, Halla est désespérément seule. Ses seuls alliés sont une taupe dans le gouvernement et un présumé cousin dont la ferme se trouve non loin de l’usine américaine de traitement. Comme si cela ne suffisait pas, voilà que le destin — qui d’autre, puisque Halla est un héros classique ! — décide de lui envoyer entre les jambes une jeune enfant répondant au doux nom de Nika. Celle-ci est le résultat d’une demande d’adoption déposée auprès des services islandais à une époque où Halla n’avait pas encore voué sa vie à la cause.
Sacrifier sa vie semble être un trait familial puisque la sœur jumelle de Halla, Asa — magistralement incarnée à nouveau par Halldóra Geirharðsdóttir — chemine pour sa part sur la Voie et se prépare à entrer dans un ashram indien où elle séjournera deux ans auprès d’un maître spirituel. La symétrie de ces deux routes engendre une résolution aussi brillante qu’inattendue : Halla est arrêtée au lendemain de sa seconde action et Asa vient prendre la place de Halla en prison afin qu’elle puisse aller adopter librement la petite Nika qui l’attend en Ukraine. Le destin de chacune de ces deux héroïnes, tel un Janus à deux têtes, est effectivement préservé et accompli. Cependant, cet accomplissement échappe au tragique.
Étiquette infamante
Car Woman at war est d’abord un anti-western. Le film est un hymne lyrique et poétique à la Terre sans que la caméra cherche obstinément à y créer des paysages. C’est la planète en elle-même et pour elle-même qui est célébrée. Halla évolue dans un milieu sauvage où le panorama n’est pas un « paysage » car la main humaine n’y laisse aucune trace. Alors que le western filmait des milieux désertiques dans lesquels la petite ferme et la petite ville jaillissaient comme des promesses de civilisation capables d’éradiquer cette hostile aridité, l’Islande du film apparaît dans toute la splendeur des horizons sans fin où minéral, gazeux et animal se trouvent être là, sans autre raison que leur merveilleuse coexistence dans un mystérieux projet de Création sans créateur. À l’inverse du « Far West », les terres filmées par Benedikt Erlingsson ne sont pas des espaces vierges où la civilisation productiviste et consumériste doit venir s’installer ; elle est un espace éternel et sacré que Halla se retrouve seule à défendre contre un monde prétendument moderne qui semble parfois prêt à écouter, mais pas encore à agir.
Halla n’est pas non plus une « cowgirl ». Ce magnifique personnage n’a pas été écrit pour proposer un pis-aller à une figure mythique masculine qui apparaîtrait en transparence dans chaque plan. Elle n’est pas une femme d’action cherchant désespérément à se réattribuer des prérogatives de violence masculine. Elle agit, vandalise — c’est le terme qu’elle emploie pour décrire ses gestes — mais refuse que ses actions soient décrites comme violentes car elle ne blesse pas d’humains. Évidemment, nul besoin de souligner que son but est politique et que tous les activistes versés dans « la propagande par l’action » rappellent toujours à leurs dénonciateurs que la violence qu’ils provoquent n’est que le miroir de celle engendrée par le système qu’ils combattent. Seule contre un système qui la dépasse, seule avec une conviction qu’elle n’hésite pas à expliquer et à laquelle elle croit profondément, Halla se voit évidemment attribuée l’étiquette infâme des minoritaires en action : elle est décrite comme une terroriste.
Dans la séquence du vestiaire – impressionnante par la technique de jeu de l’unique interprète des deux personnages, alliée à une précision incroyable du montage -, Asa et Halla se disputent sur les bienfaits des actions « violentes » dans la marche de l’Histoire humaine : imposer sa vision du bien est-il légitime ? L’action efficace doit-elle être spectaculaire ? L’engagement ne peut-il se porter qu’à l’extérieur de soi ?
Un(e) héros
La musique est un élément essentiel et directeur du film. Halla dirige une chorale et elle est guidée dans tous ses actes par deux chœurs musicaux : l’un masculin, formé par un trio orchestral nordique et l’autre féminin, constitué de trois chanteuses ukrainiennes. Ces chœurs rappellent ceux des tragédies grecques et marquent ainsi l’omniprésence des mythes fondateurs de notre identité occidentale. Le chœur inscrit le genre tragique à l’intérieur du film, mais pour le détourner afin que la mort ne constitue plus la seule condition d’accès au monde héroïque. En effet, si les héros antiques devaient mourir pour accomplir leur quête, aucune femme n’a pu bénéficier de ce statut dans nos mythes fondateurs. La mort d’une femme mythique sert de punition ou de rédemption, mais n’est jamais le sceau d’une nature héroïque. À l’inverse, le héros antique construit son mythe à travers les signes du destin qui permettent d’accomplir des actes de bravoure qui deviennent tous la preuve de cette « nature héroïque » qui ne demande qu’à se révéler et à s’accomplir dans la mort : imaginons Hercule refuser sa mort tragique pour emménager dans un pavillon en banlieue et prendre soin de sa famille, cela contredirait irrémédiablement ce schéma patriarcal qui confie aux femmes seules la bassesse de la reproduction et aux hommes seuls la grandeur du sacrifice. Halla contrôle sa chorale et donne des signes aux deux autres chœurs : elle est un héros qui prend son destin en mains. C’est pour cela qu’il n’est question ni de mort ni de maternité, mais de libération et de parentalité : cela fait une grande différence !
Reproduction – maternité / parentalité - transmission
Si Woman at War reprend évidemment l’imagerie de l’amazone, c’est pour lui donner une dimension inattendue et bien plus héroïque : non pas celle de la reproduction et de la maternité, mais celle de la parentalité et de la transmission. À aucun moment le corps de Halla n’est donné comme un enjeu quelconque du film, ni à travers sa mise en spectacle, ni à travers une tendance « naturelle » à l’union hétérosexuelle et à la procréation. Aucun personnage masculin n’apparaît pour rééquilibrer l’héroïsme insuffisant du personnage principal et on doit saluer l’écriture scénaristique subtile de Benedikt Erlingsson qui arrive à développer le personnage du cousin présumé en jouant avec les attentes hétéronormées du public sans jamais les satisfaire. Halla adopte Nika, elle ne l’enfante pas. Elle ne conçoit pas sa parentalité à travers le lien biologique ou procréatif à aucun moment. Nous sommes loin des débats sur la PMA ou la GPA qui en se concentrant sur le corps des femmes comme espace donné de la procréation rappellent que le lien supposé naturel entre reproduction et féminité reflète l’autre aspect « naturel » de la femme/nature : sa dimension « nourricière ». Or la nature ne nourrit pas plus naturellement que la femme n’enfante, et le respect qui est leur est dû doit trouver des racines morales ailleurs que dans un simple rapport utilitariste.
Montaigne et les Cannibales
Halla ne défend pas « Mère Nature », elle ne défend pas l’idée de préservation d’une source reproductive à conserver pour son exploitation. Elle défend des principes nourriciers universaux en ce que toute vie doit être respectée pour elle-même et non selon des principes de pragmatismes hiérarchisants qui décideraient non seulement de ce qui peut être exploité, mais aussi et surtout des bénéficiaires de cette exploitation. Halla mène un combat de libération sous la tutelle de Gandhi et de Mandela dont les portraits totémiques trônent dans son salon, seul détail regrettable car on aurait aimé y voir également des libératrices dignes d’inspiration ; mais ce regret s’épuise un peu dans l’utilisation burlesque du masque de Mandela lors d’une belle séquence où action et comédie sont magnifiquement orchestrées. C’est sous cet aspect libérateur qu’il faut replacer le personnage sud-américain (Juan Camilo) de facture assez borgésienne, qui semble servir autant de motif surréaliste que de poil à gratter institutionnel. Il permet d’insérer dans le discours du film une référence coloniale et postcoloniale qui remonte au 16e siècle et à la naissance d’un premier débat écologique contemporain qui articule altérité humaine et rapport à la nature. Dans ses Essais, Montaigne livre une réflexion fondamentale inspirée par sa rencontre avec des indigènes du Nouveau Monde arrivés sur une caravelle qui décharge ses produits exotiques sur les quais de Bordeaux. Dans Des Cannibales, il écrit :
Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, d’elle-même et de son propre mouvement, a produits : tandis qu’à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. C’est dans ces créations spontanées que sont vivantes et vigoureuses les vraies — et les plus utiles et les plus naturelles — vertus et propriétés, que nous avons abâtardies en ceux-ci, et que nous avons adaptées au plaisir de notre goût corrompu. […] Rien ne justifie que l’artifice soit plus honoré que notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée.
En tant qu’observateur génial de la Renaissance, Montaigne voit bien que cette nouvelle civilisation coloniale qui s’accapare humains et richesses dans un monde prétendu « nouveau » — c’est à dire vierge, et donc à conquérir, à posséder et à ravager — est le fruit d’une idéologie où l’humain s’est séparé du naturel afin de pouvoir le posséder. Cette idéologie qui valorise le civilisé contre le sauvage, le culturel contre le naturel, est déjà décrite par notre penseur comme insensée et funeste. Le sort des peuples amérindiens qui n’avaient pas créé le concept de « Nature » car il était indissociable du monde vivant, est directement lié à la hiérarchie européenne du culturel/masculin vu comme supérieur au naturel/féminin, ce dernier ne servant qu’à nourrir et reproduire à l’infini ce dont le culturel a besoin. Le discret personnage sud-américain permet de réintroduire le discours colonial — et donc racial — à l’intérieur d’une histoire où la blanchité islandaise se serait confondue une fois de plus avec l’humanité et l’universel. Bouc émissaire burlesque, sa dimension sacrificielle miroite indéniablement celle de Halla, mais rappelle à point nommé qu’au jeu hiérarchisé des boucs émissaires en terres occidentales, les étrangers non blancs remportent souvent la course, même contre une femme !
Écoféminisme
Bien que ce ne soit pas sa vocation — nous sommes face à une belle comédie dramatique qui n’essaie à aucun moment de revendiquer la pédagogie que ma lecture lui impose — Woman at War illustre à merveille la pensée écoféministe telle qu’elle s’est développée depuis les écrits de Françoise d’Eaubonne à qui nous devons une synthèse entre le féminisme beauvoirien et l’écologie de Serge Moscovici à la fin des années 1970. L’écoféminisme, assez peu représenté en France tant sur le plan théorique que sur le plan politique, s’est mieux développé dans les contrées nordiques et anglo-saxonnes. Sa pensée se développe selon deux axes principaux : le premier est d’ordre politique alors que le second cherche des fondements philosophiques et spiritualistes. Comme Halla et Asa, l’écoféminisme est un Janus à deux têtes qui ne conçoit pas une révolution matérialiste sans son pendant spirituel. Sur le plan théorique, les écoféministes dénoncent l’essentialisation de la nature et appellent à déconstruire les présupposés qui l’accompagnent en matière de genre. Dans notre économie politique, la nature est donnée comme un principe premier, sauvage, unique et spontané. En cela, elle s’oppose à la culture et à la civilisation qui résultent de décisions, d’actions et de productions. La nature serait une donnée passive alors que la culture serait une construction active ; la nature engendre et nourrit alors que la culture fabrique et défend ; on voit ainsi rapidement comment la construction d’une binarité des genres féminin/masculin précède et nourrit la séparation systématique et oppositionnelle entre nature/culture. La pensée de Françoise d’Eaubonne dénonce la construction essentialisante qui ferait de la Nature une donnée de genre féminin — spontanée, nourricière, incontrôlable — et nous invite à bien comprendre le parallèle qui existe entre exploitation des femmes et exploitation de « la nature », qu’il faut désormais considérer comme une construction conceptuelle patriarcale et non plus comme une donnée scientifique inquestionnée. La science ne se préoccupe d’ailleurs plus de « la nature » mais du vivant !
Or la question du vivant – voire du survivant – conclut ce film si juste à tous les niveaux. La force de la dernière séquence, aussi prémonitoire que vraie, nous invite à quitter la salle en faisant la promesse de nous engager nous aussi dans toutes ces guerres qui méritent d’être menées !
Polémiquons.
1. Woman at War, 1er août 2018, 09:51, par MARAND-FOUQUET
Juste un remerciement pour m’avoir incitée par cette critique vraiment élogieuse à courir (pas trop vite, il fait chaud..) voir ce film rare. La démarche de la grande femme en route vers son objectif est inoubliable.
Juste un bémol sur la fin trop liquide à mon goût.
2. Woman at War, 31 août 2018, 16:24, par Olivier Chantraine
Excellent papier relatif à Woman at War. Merci pour le fléchage vers "l’écoféminisme"...
Il y a probablement un peu de cela ...
En tout cas le film est une belle geste de la résistance au pouvoir capitaliste antiécologique.
Très intéressante la dualité action/méditation, où le versant "intérieur" sauve in extremis la mise au versant "externe"...
C’est pourtant assez triste que la retraite en ashram devienne .. deux ans de réclusion... Le happy end, un peu invraisemblable laisse un goût amer et ambigu de "sacrifice"...
La dimension "adoption", qui soutient la dynamique de ce "happy end", avec pourtant et heureusement, il faut le reconnaître, le contrepoint du pataugeage dans l’implacable déluge ukrainien, gêne un peu.. On frôle le "politiquement correct" pour apaiser les producteurs...
En tout cas on sort du film avec des démangeaisons de ruses et bons plans pour résister au pouvoir inhumain...