L’affiche du 72e Festival de Cannes, qui s’est tenu en mai 2019, reprend une photographie prise lors du tournage du premier film d’Agnès Varda, La Pointe courte, en 1954. En pantalon retroussé, chemise et chapeau de paille, la réalisatrice se tient pieds nus sur le dos d’un technicien accroupi, regardant attentivement dans le viseur de la caméra. L’affiche détache cette image de son contexte d’origine et montre Varda dominant un paysage marin aux tons saturés orange et indigo. Elle illustre le statut de pionnière de Varda en tant que femme cinéaste dans la France de l’après-guerre, sa jeunesse et la créativité de son cinéma.
Pour sa part, Varda avait tendance à rejeter la catégorie de « femme cinéaste ». Dans une interview de 1962 [1], par exemple, elle affirme que le sexe d’un cinéaste est un « faux problème ». Elle ajoute : « Un homme rencontre autant de difficultés que moi... Ce qui est difficile, c’est de faire du cinéma libre . » Par contre, elle s’identifie comme féministe, d’une manière qu’Alison Smith qualifie avec perspicacité comme « engagée plutôt que militante ». Ses films sont, dès le début de sa carrière, imprégnés de sa perspective genrée et de son intérêt pour la vie des femmes, tout en respectant sa singularité en tant qu’artiste. Varda a toujours été consciente de la complexité de sa position ; comme elle l’a expliqué dans un entretien accordé en 1976 à la revue féministe belge Les Cahiers du GRIF [2], son travail a toujours eu pour but de montrer comment « la femme recherchait sa propre image, sa propre vérité à l’intérieur du couple [hétérosexuel] », et elle a voulu « décortiquer les clichés » et les mythes relatifs aux femmes.
L’hommage cannois à Varda - qui est décédée le 29 mars 2019, moins de deux mois avant le festival – a été tardif. Aucun de ses films n’y a jamais reçu de prix du jury officiel ; elle a dû attendre 2015 pour recevoir un prix d’honneur. Pourtant, dès le début de sa carrière, de grands critiques de cinéma ont salué le travail de Varda. En janvier 1956, Martine Monod parle de la « naissance d’une cinéaste » dans sa critique de La Pointe courte dans Les Lettres françaises [3]. En avril 1962, Jean-Louis Bory affirme dans Arts que « Cléo de 5 à 7 est un chef d’œuvre [4] ». À la même époque, l’historien du cinéma Georges Sadoul, également dans Les Lettres françaises [5], exhorte les spectateurs à voir Cléo s’ils veulent « un vrai film moderne, profondément de notre époque ». Il a fallu attendre la critique féministe, à commencer par Sandy Flitterman-Lewis et son livre de 1990, To Desire Differently : Feminism and the French Cinema , pour que la dimension genrée soit explicitement articulée dans l’analyse de l’œuvre de Varda et qu’elle trouve la place qui lui revient dans l’histoire du cinéma et en particulier de la Nouvelle Vague. De nombreuses autres études ont suivi, et Varda est maintenant considérée comme LA cinéaste française par excellence par la critique internationale. Ses films depuis Les Glaneurs et la glaneuse (2000) ont même attiré une nouvelle génération de jeunes critiques et universitaires féministes, comme en témoigne la revue nord-américaine en ligne, Cléo : A Journal of Film and Feminism, nommée en l’honneur de l’héroïne du film de Varda.
Issue d’un milieu familial artistique et bourgeois et ayant suivi des études de philosophie et d’art, Varda dès sa jeunesse a baigné dans la peinture, le théâtre et la littérature. Elle commence sa vie professionnelle comme photographe officielle du Théâtre National Populaire (TNP). Le moment où Varda commence sa vie professionnelle dans l’immédiat après-guerre est une époque passionnante et contradictoire pour les femmes en France. Comme partout, la guerre a accéléré la modernisation du pays et l’émancipation des femmes, qui ont enfin obtenu le droit de vote en 1944. Dans le même temps, l’émasculation symbolique d’une génération de Français par la défaite et l’occupation allemande déclenchent un retour de bâton contre les femmes. Ces tensions se manifestent à la fin des années 1940, par exemple, dans la contradiction entre la mode régressivement féminine du New Look de Christian Dior et la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.
Encore sous l’emprise du code Napoléon, les Françaises sont soumises à des institutions patriarcales : le mariage, l’éducation, le travail et les médias sont dominées par les hommes. Néanmoins, les femmes sont en marche vers une plus grande liberté, et la jeune Varda, comme Beauvoir, peut aspirer à laisser sa marque sur le monde. Elle ne partage pas l’hostilité de la philosophe vis-à-vis de la maternité (elle aura deux enfants), mais en tant que femme de gauche, elle se bat pour le droit des femmes à contrôler leur propre corps, une cause importante dans le contexte de la politique nataliste de la France d’après-guerre. Vingt ans plus tard, elle a été l’une des personnalités qui ont signé le tristement célèbre « Manifeste des 343 » du 5 avril 1971, dont les signataires déclaraient avoir pratiqué un avortement (il ne sera autorisé en France qu’en 1975).
On peut se demander pourquoi Varda est passée de la photographie au cinéma, un choix inattendu pour une femme en 1954. Dans son livre Varda par Agnès, publié en 1994, elle l’explique comme à la fois le fruit du hasard - on lui a prêté une petite caméra pour filmer le paysage autour de Sète, la ville du sud de la France où elle avait passé son adolescence pendant la guerre, des images destinées à un ami mourant - et motivé par des raisons esthétiques : le cinéma ajoutait à la photographie la dimension cruciale du temps. De sa formation de photographe, elle gardera à la fois le goût de documenter le monde et un talent pour les compositions insolites. Cette dualité, évidente dès son premier film, constituera un fil conducteur tout au long de sa carrière.
Le tournage de La Pointe courte a lieu à l’été 1954 en décors naturels dans le petit quartier de pêcheurs de Sète dont le film tire son nom. Comme le dit Varda dans un entretien en 1962 : « Mon ignorance totale des beaux films très anciens ou récents m’a permis d’être naïve et culottée ». En effet, c’est ce mélange de regard neuf, de confiance en soi sur le plan artistique et de capital culturel qui lui a permis – quatre ans avant les premiers longs métrages de Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard et Alain Resnais (qui a monté La Pointe courte) – d’anticiper le cinéma de la Nouvelle Vague, en termes de production indépendante, de narration moderniste et de croyance en la centralité de l’auteur·e.
Tourné en images d’un noir et blanc lumineux, La Pointe courte juxtapose une représentation quasi ethnographique des villageois, de leur travail et de leur vie familiale, avec les conversations un peu guindées d’un couple d’intellectuels parisiens (interprétés par les acteurs du TNP Silvia Monfort et Philippe Noiret) qui tentent de surmonter une crise dans leur relation. Alors qu’il offre des images quasi documentaires du village et de ses habitants, le film revendique une dimension auto-réflexive, évidente dans la prestation théâtrale des acteurs, la musique moderne et les cadrages saisissants, où des éléments ordinaires (un morceau de bois, la coque d’un bateau, des poissons) fonctionnent comme des « objets trouvés » dans la tradition surréaliste.
Varda expérimente aussi une narration audacieuse, en entrelaçant deux récits distincts (le couple d’un côté, les habitants du village de l’autre). Cette méthode d’inspiration littéraire, emprunt avoué aux Palmiers sauvages de William Faulkner, la place à l’avant-garde du nouveau cinéma de l’époque, notamment celui d’Alain Resnais.
En revanche, sa sensibilité aux préoccupations quotidiennes des femmes, à leurs désirs et à leur vision du monde, est un trait qui la distingue nettement de ses collègues masculins de la Nouvelle Vague, à l’exception de Resnais et Jacques Demy. Dans La Pointe courte, son regard sur le couple est partagé équitablement entre la femme et l’homme, et son portrait des villageois met autant l’accent sur le travail des femmes que sur celui des pêcheurs. Ainsi, dès ses débuts, elle prend au sérieux les expériences et les revendications des femmes.
Produit hors du circuit commercial, La Pointe courte est mal distribué en 1954 et a donc peu d’impact sur le public. Néanmoins, Annette Raynaud écrit une critique positive du film dans le numéro de décembre 1955 des Cahiers du cinéma, et La Pointe courte est admiré par les grands critiques de l’époque, dont Georges Sadoul et André Bazin ; ce dernier qualifie le film de « miraculeux » et loue sa « totale liberté de style ». Pourtant, Varda reste ignorée des « jeunes Turcs » Truffaut et Godard des Cahiers du cinéma, pour des raisons clairement liées à son sexe. Dans Varda par Agnès, elle raconte comment ils la snobent après une projection de La Pointe courte : « Ils citaient mille films et proposaient je ne sais quoi à Resnais… Moi j’étais là comme par anomalie, me sentant petite, ignorante, et seule fille parmi les garçons des Cahiers ». Quelques années plus tard, en juillet 1959, les Cahiers du cinéma publient une célèbre table ronde sur Resnais et son film Hiroshima mon amour, co-écrit avec Marguerite Duras, dans laquelle les participants encensent Resnais pour la narration « cubiste » de son film, qui, comme La Pointe courte, mêle deux récits hétérogènes, une histoire d’amour d’une part, et les séquelles de la bombe atomique sur la ville d’Hiroshima d’autre part ; ils attribuent la structure innovante de La Pointe courte à son montage par Resnais, effaçant ainsi symboliquement la création de Varda (Jacques Rivette va même jusqu’à dire, « Agnèsvarda devient un fragment d’Alain Resnais »).
Après La Pointe courte et sa distribution avortée, Varda doit se contenter de réalisations de commande. Dans les documentaires L’Opéra-Mouffe, Ô saisons, Ô châteaux et Du côté de la côte, réalisés pour l’Office national du tourisme en 1958, elle explore trois coins de France : le marché de la rue Mouffetard à Paris, les châteaux de la Loire et la Côte d’Azur. On retrouve dans ces courts-métrages les préoccupations esthétiques et politiques qui ont émergé dans La Pointe courte : le contrepoint entre le réalisme social et les préoccupations esthétiques ; le jeu avec les « objets trouvés », qu’il s’agisse de citrouilles, de troncs d’arbre ou de brindilles ; la mise en abyme de la représentation (par exemple, le peintre du dimanche de Ô saisons, ô châteaux) ; et, surtout, l’accent mis sur les femmes.
Dès La Pointe courte, Varda met en place un dispositif consistant à juxtaposer de « vraies » femmes avec leurs homologues fictives. Dans L’Opéra-Mouffe, les femmes, majoritairement âgées et démunies, qui font leurs courses au marché, sont mises en parallèle avec une très belle jeune femme (Dorothée Blank), nue au lit avec son amant, ainsi qu’avec le corps d’une mystérieuse femme enceinte (les opinions divergent quant à savoir s’il s’agit de Varda ; la réalisatrice attendait alors sa fille Rosalie). Dans Ô saisons, Ô châteaux, les employées d’un château et des femmes âgées dans les rues d’un village sont confrontées avec d’élégants mannequins haute couture. Du côté de la côte alterne des vues de touristes « ordinaires » sur les plages avec des apparitions de Brigitte Bardot et Sophia Loren. Dans le documentaire Salut les Cubains (1964), on voit des femmes ordinaires de toutes formes et de tous âges aux côtés de jeunes danseuses très chic, ainsi que la cinéaste Sara Gómez. Alors que les premiers films de Truffaut, Chabrol et Godard fétichisent (non sans charme) les femmes en tant qu’objets du désir, Varda cherche à exprimer leur subjectivité et la matérialité de leur vie. Elle met en lumière non seulement le continuum entre jeunes et vieilles, belles et « ordinaires », riches et pauvres, mais aussi le fait que la féminité est une construction culturelle.
Heureusement, malgré l’échec de La Pointe courte, Varda ne renonce pas au long métrage de fiction, et lorsqu’elle y revient, avec Cléo de 5 à 7, elle fait preuve d’une perspicacité et d’un brio remarquables. Elle reste proche de Resnais et, avec le cinéaste Chris Marker, ils prennent la tête de la tendance « rive gauche » de la Nouvelle vague, la plus engagée à gauche (par rapport à la Nouvelle vague « rive droite » des réalisateurs liés aux Cahiers du cinéma, Godard, Truffaut, Chabrol, etc.).
Jacques Demy, également membre du groupe « rive gauche », devient le compagnon de Varda (ils se marient en 1962 et auront un fils, Mathieu). L’engagement de Varda dans le cinéma d’auteur s’avère inébranlable, et elle invente le terme de cinécriture, amalgame de « cinéma » et « écriture », un concept totalisant qui englobe toutes les étapes de la création cinématographique, de l’écriture du scénario aux choix de mise-en-scène, au tournage et au montage. Cette volonté d’un contrôle total de l’auteur·e est bien sûr au cœur de la Nouvelle Vague, et Varda y adhère tout au long de sa carrière : écriture de scénarios originaux, utilisation du film comme moyen d’expression personnelle et déploiement de thèmes et de motifs stylistiques cohérents.
Les trois films de fiction que réalise alors Varda – Cléo de 5 à 7, Le Bonheur (1965) et Les Créatures (1966) – comptent parmi les plus originaux et les plus pénétrants portraits de femmes à l’écran des années 1960. La cinéaste tente de montrer comment « une femme recherche sa propre image, sa propre vérité » et veut « décortiquer » les mythes féminins. Elle le fait par la promotion du regard féminin (bien avant que l’on ne parle du « female gaze »), l’accent mis sur les expériences des femmes et leurs relations avec les hommes, et l’attention portée au corps féminin. Pour Varda, les femmes ne sont pas les objets fascinants du regard masculin (« male gaze »), qu’il s’agisse de celui des personnages, des spectateurs et/ou des réalisateurs, elles sont des sujets autonomes et désirants à part entière. La construction d’une subjectivité féminine est particulièrement marquée dans Cléo de 5 à 7, où, dans sa première utilisation d’une stratégie qui se déploiera tout le reste de sa carrière, Varda projette le regard de son héroïne sur les autres. Comme le note déjà Jean-Louis Bory dans Arts en 1962, au moment où Cléo (Corinne Marchand), une belle chanteuse qui attend les résultats d’un test médical pour savoir si elle a un cancer, rejette l’autorité étouffante de ses musiciens – le compositeur Bob, incarné par Michel Legrand et le parolier Maurice (le cinéaste Serge Korber) – arrache sa perruque et part se promener dans Paris : elle se transforme d’une « poupée de music-hall, capricieuse, coquette, et parfaitement égoïste » en une femme qui « voit enfin les autres . »
Dans Cléo de 5 à 7, Varda place l’amitié féminine au-dessus des relations avec les hommes. La confidente de Cléo est sa secrétaire, Angèle, et, dans la deuxième partie du film, Cléo parcourt joyeusement les rues de Paris dans une voiture décapotable avec son amie Dorothée, qui lui exprime chaleureusement son soutien et son inquiétude. En revanche, Bob méprise son talent, et son amant brièvement aperçu (José Luis de Villalonga) est une caricature de « protecteur » mondain (le soldat sympathique à la fin du film, joué par l’ancien compagnon de Varda, Antoine Bourseiller, est la seule figure masculine positive). De même, dans Le Bonheur, le « problème » est l’homme adultère, et non la rivalité entre les deux femmes. De plus, les personnages féminins chez Varda gagnent souvent leur vie - chanteuse pop et modèle dans Cléo de 5 à 7, couturière et postière dans Le Bonheur - et ces femmes sont ancrées dans des lieux précis (Cléo de 5 à 7 à Paris ; Le Bonheur à Fontenay-aux-Roses ; Les Créatures sur l’île de Noirmoutier), ce qui renforce l’authenticité de leurs représentations.
Le fait que Varda se penche exclusivement sur des couples homme-femme peut sembler hétéro-normatif de nos jours, mais dans la France de l’après-guerre, le couple (de classe moyenne) est une figure de la modernité, d’autant plus que les femmes arrivent en force sur le marché du travail. Certains couples d’intellectuels ou artistes célèbres - comme Beauvoir et Sartre, Yves Montand et Simone Signoret, ou Louis Aragon et Elsa Triolet – sont des figures modèles. Les films de Varda montrent que les hommes sont avantagés à l’intérieur du couple ; ils sont libres d’investir l’espace public alors que les femmes sont souvent confinées à la maison, astreintes à des tâches répétitives. Cette dynamique est moins apparente dans Cléo de 5 à 7 que dans Le Bonheur et Les Créatures puisque Cléo ne vit pas en couple. On assiste néanmoins à sa reconquête de l’espace public dans la deuxième moitié du film, une fois qu’elle s’est libérée de l’emprise des hommes sur sa vie.
Le Bonheur est l’histoire d’un couple heureux « ordinaire », François et Thérèse, et de leurs deux adorables enfants. Les membres cette petite famille sont interprétés par l’acteur Jean-Claude Drouot (alors célèbre pour son rôle dans la série télévisée Thierry-la-Fronde), sa propre femme et leurs enfants – un choix inspiré à Varda par un article de magazine sur Drouot et sa famille « modèle ». François tombe amoureux d’une autre femme, Émilie (Marie-France Boyer), et pense naïvement pouvoir « l’ajouter » à sa situation familiale. Thérèse est d’accord dans un premier temps, mais on la retrouve noyée un peu plus tard (suicide ou accident ? Varda laisse planer le doute) ; Émilie peu à peu la remplace.
Sous la surface lisse du film, avec ses couleurs pastel et ses belles images de paysages bucoliques accompagnées de musique classique, Varda se livre à une critique incisive de la famille patriarcale. Le film Les Créatures, lui aussi, traite d’un couple : Mylène (Catherine Deneuve), est muette à la suite d’un accident de voiture provoqué par la conduite irresponsable de son mari, Edgar (Michel Piccoli). Mari et femme vivent sur l’île de Noirmoutier, mais, muette et enceinte, elle est enfermée à la maison pendant qu’il se promène à loisir dans l’île. On comprend peu à peu qu’il écrit un roman, même si le film brouille délibérément la frontière entre la réalité et la fiction. A la fin, Edgar termine son livre, tandis que Mylène donne naissance à un garçon, à la suite de quoi elle recouvre sa voix. Le film semble donc mettre sur un pied d’égalité la procréation féminine et la création artistique masculine.
L’accent mis par Varda sur le corps et la maternité est un sujet plus controversé, d’un point de vue féministe, que les autres aspects de son engagement pour la cause des femmes, car il peut déboucher sur une vision essentialiste de la féminité. Cependant, si elle met en avant l’importance irréductible du corps dans la vie des femmes, Varda ne limite jamais leur identité à ce corps. Au début du film, Cléo assimile superficiellement la maladie et la mort à la perte de sa beauté, mais elle évolue et se lance dans un voyage de découverte de soi. Dans Le Bonheur, la substitution « choquante » d’Émilie à Thérèse peut aussi se lire comme une façon d’appréhender la maternité en tant que fonction sociale et non purement biologique. Par ailleurs la théâtralité flagrante des Créatures prohibe une lecture trop littérale du film - Mylène retrouve la parole et donc, potentiellement, la capacité d’échapper à la domination de son mari.
Ces trois longs métrages ont connu un succès inégal. Cléo a été admiré dès sa sortie pour sa vision pénétrante d’une femme à un moment charnière de sa vie, pour son traitement novateur du temps (le film donne l’impression d’être tourné en « temps réel ») et pour sa portée historique – comme l’a dit Sadoul : « Quatre-vingt-dix minutes de la vie d’une Parisienne peuvent contenir l’angoisse et les préoccupations d’une nation, la France ». Malgré ces critiques élogieuses en 1962, Cléo a été longtemps éclipsé, dans les histoires de la Nouvelle vague, par les films de Truffaut, Godard, Chabrol et les autres. Mais dans le sillage des travaux de Sandy Flitterman-Lewis, on a vu la réputation du film grandir et il a maintenant sa place au firmament de la Nouvelle vague : de nombreux articles et deux livres en anglais lui sont consacrés [6] Le Bonheur a une histoire plus compliquée. D’abord attaqué, y compris par les féministes dans les années 1970, qui lui ont reproché, suite à une lecture trop littérale du film, de perpétuer des mythes rétrogrades sur la féminité, il est maintenant mieux compris. En revanche, Les Créatures a été un flop critique et un échec au box-office, malgré ses vedettes, et il reste relativement méconnu.
Même dans sa jeunesse, Varda a fait preuve d’un intérêt suffisamment généreux et perspicace pour les femmes pour inclure les femmes âgées - la catégorie de personnes la plus invisible dans la culture occidentale, comme l’a montré Simone de Beauvoir dans sa remarquable étude, La Vieillesse, publiée en 1970. Dans L’Opéra-Mouffe, Ô saisons, ô châteaux, Salut les Cubains et d’autres films, la caméra de Varda s’arrête à plusieurs reprises sur des personnes âgées, et en particulier des femmes. Peu après Les Créatures, elle réalise un court métrage documentaire, Elsa la rose (1966), dans lequel elle dissèque le mythe de la muse en plaçant l’écrivaine Elsa Triolet, alors âgée de près de soixante-dix ans, au centre du film, plutôt que son compagnon plus célèbre, le poète et romancier Louis Aragon.
Dans les années 1970, l’attention que porte Varda à l’expérience des femmes va se politiser de manière plus explicite, et elle réalise des films qui traitent directement de l’impact du mouvement des femmes – notamment le court métrage télévisé Réponse de femmes (1975) et un long métrage, L’une chante, l’autre pas (1977), sur l’amitié féminine et les luttes des femmes pour le contrôle de la reproduction. Et dans les années 1980 et 1990 elle poursuit sur d’autres modes son exploration des figures de femmes indépendantes, voire iconoclastes, avec notamment le très puissant Sans toit ni loi (1985) et Jane B. par Agnès V. (1988).
Le motif du vieillissement va également évoluer et devenir central dans son œuvre, avec une série d’autoportraits qui vont connaître une grande notoriété sur le plan international : Les Glaneurs et la glaneuse (2000), Les plages d’Agnès (2008), Villages-visages (2017) et Varda par Agnès (2019). Je terminerai en notant que ce qui est remarquable dans toute l’œuvre de Varda, est qu’elle évite le pathos et la sentimentalité. Quelle que soit la gravité des questions sociales ou des tragédies humaines qu’elle traite, elle le fait avec grâce et humour. Pendant plus de six décennies, Varda a ainsi réussi à concilier politique féministe et conscience sociale avec l’originalité de sa pratique en tant qu’artiste, produisant une œuvre cinématographique unique, marquante et toujours à la recherche de « la vérité d’une femme ».
Une version en anglais de cet article a été publiée sur le site Criterion à l’occasion de la sortie du coffret « The Complete Films of Agnès Varda » ; voir : https://www.criterion.com/current/posts/7047-a-woman-s-truth
Polémiquons.
1. Varda, la vérité d’une femme, 7 septembre 2020, 18:12, par Azur
Merci pour cette belle mise en perspective. Vous faites bien d’accentuer le corps des femmes. Omniprésent dans ses films, et souvent nu.
Je n’ai pas vu "les créatures" mais la "théâtralité" doit sacrément être appuyée pour que vous ne regrettiez pas un tel sujet. Une femme muette qui retrouve la parole par la procréation, pendant que son mari artiste crée son grand oeuvre !!! ouillouillouille !!! Il n’en faudrait pas plus pour que ce film soit incendié sur ce blog s’il était réalisé par un homme.
De même, "le bonheur" d’un homme avec deux femmes semble plus attendu que le film de Coline Sereau "Pourquoi pas ?", certes, une décénie plus tard.
Il y a des fulgurances étonnantes dans cette filmographie ("sans toi, ni loi", "Cléo."..) et des films beaucoup moins intéressants, teintés de poésie passe partout. Le discours souvent militant-mainstream qui survole les choses pour garder une audience me parait aujourd’hui limité. Vous pointez l’"hétéronormativité" alors que le couple Varda-Demy était beaucoup plus étonnant que ça. Si seul Demy a osé filmé un baiser gay, le coté queer de ses films à lui suinte partout du début à la fin de sa filmographie.