avec Maha Alemi, Lubna Azabal, Sarah Perles
Wadjda, Noura, Rachida, Samia, Aïcha, Fatima... et maintenant Sofia...
Sofia ... C’est joli ça « Sofia ». Ça sent bon la Méditerranée. Comme un envoutant et sensuel parfum. Un doux parfum aux effluves coloniales. Ainsi, le film de Meryem Benm’Barek s’inscrit dans la longue tradition des films français et francophones dont le titre se réduit, parce que le personnage principal est une femme arabe, à un prénom féminin arabo-musulman.
Car pourquoi faire compliqué lorsque l’on parle de ces femmes-là ?
Tout est dit quasiment dans le prénom-sans-le-nom-de-famille, qui qualifie en France aussi bien la femme de ménage que la ministre de la justice, et les regroupe dans une même catégorie : la jeune femme arabe à sauver.
Le titre-prénom, écrit en gros sur les affiches collées un peu partout dans la ville, fonctionne comme un chant des sirènes. Il signale au spectateur français, potentiellement intéressé par les déboires des femmes arabo-musulmanes dans leur famille, dans leur communauté ou dans leur pays, qu’il est le bienvenu dans le film, comme jadis il était le bienvenu dans les harems légèrement entrouverts des cartes postales, et qu’il va y être comblé.
Mais le spectateur français hésite à entrer car en ce moment, un autre film intitulé Shéhérazade, qui promet également, est à l’affiche. Le choix est difficile, à quel titre-prénom succomber ? L’affiche de Sofia a un léger avantage : le titre-prénom y accompagne le visage triste d’une jeune maghrébine portant un bébé. Mon Dieu qu’elle semble souffrir, elle a sûrement besoin d’aide pour sortir d’un environnement qu’on sait archaïque et violent. C’est décidé, aidons cette pauvre petite ! Entrons dans ce film-là !
Qu’y trouve-t-on ?
Le film traite de la manière dont la société marocaine gère les rapports sexuels, consentis ou non, en dehors du mariage, notamment quand ils sont dévoilés par une grossesse. Sofia, jeune femme célibataire qui a fait un déni de grossesse, perd les eaux. Ses parents ne sont pas au courant. Sa cousine l’emmène à l’hôpital où on la menace de la dénoncer à la police si elle ne donne pas l’identité du père. Sous la pression, Sofia désigne Omar comme le père de l’enfant. Après un passage de quelques heures en prison, Omar accepte de reconnaitre l’enfant et d’épouser Sofia. La veille du mariage, Sofia avouera à sa famille qu’Omar ne l’a jamais touchée, et qu’elle a été violée par un ami de son père.
Certains aspects du film ne sont pas inintéressants, comme la problématique de la honte qui s’abat sur les familles suite à une grossesse en dehors du mariage, qui est très bien incarnée, notamment grâce aux talents d’acteur et d’actrice de Faouzi Bensaidi et de Nadia Niazi. Cette dernière est accablée de la même manière, quand elle apprend que sa fille est enceinte suite à une relation amoureuse, et quand plus tard elle apprend que c’est suite à un viol. Car pour elle le problème est le même dans les deux cas : la grossesse en dehors du mariage. Cela correspond à une dure réalité au Maroc, celle de ces filles-mères qui fuient ou qui sont chassées de chez elle quand les familles apprennent qu’elles sont enceintes. Cela fait d’ailleurs partie du combat féministe de nombreuses associations de droits des femmes, présentes notamment à Casablanca où se passe le film, qui viennent en aide à ces femmes et à leurs enfants (mais de ce combat féministe marocain et de cette solidarité entre femmes marocaines, le film ne parlera pas...).
Autre sujet intéressant dans le film, les rapports entre les classes sociales qui y sont plutôt bien dépeints, assez intelligemment illustrés par les va-et-vient dans Casablanca entre le quartier respectable où vit Sofia et le bidonville malfamé où vit Omar. Ainsi cette scène où Sofia et Omar repartent du commissariat avec leur famille respective, Sofia entourée des siens dans la voiture familiale, Omar debout avec sa vieille mère dans un bus bondé.
Assez intéressante également, la relation entre Sofia, petite classe moyenne, et sa cousine Lena, dont le père est un riche entrepreneur français. Rapports qui rappellent fortement les relations tendues, teintées de fausse complicité et de mépris de classe, entre Virginie Ledoyen et Sandrine Bonnaire au début de La Cérémonie (Chabrol, 1995).
Enfin, la réalisatrice a su faire évoluer subtilement les sentiments de Sofia pour son enfant, et cette évolution est très touchante – c’est de loin ce qu’il y a de plus réussi dans le film. Sofia passe du déni de grossesse, à l’envie d’abandonner le bébé dans une poubelle, puis à une attitude froide et distante, et enfin, quand les choses semblent s’améliorer (à la veille du mariage avec Omar), elle se permet enfin de prendre avec amour son bébé dans les bras, véritable moment de grâce dans le film, quand elle lui chante une berceuse pour l’endormir.
Artifice, complexité, crédibilité
Mais le gros problème du film, c’est que l’histoire n’est pas crédible, elle paraît même souvent artificielle. On ne croit pas aux rebondissements. On a l’impression que pour échapper à une histoire attendue de viol-au-Maroc, la réalisatrice a voulu complexifier l’intrigue en y ajoutant des éléments originaux, avec notamment le fait que la victime Sofia piège l’innocent Omar, en quête d’ascension sociale par alliance, pour qu’il reconnaisse un enfant qui n’est pas de lui. Complexification de l’intrigue au risque que l’ensemble perde en cohérence générale.
Par exemple, le personnage d’Omar est complètement artificiel, résultat de cette volonté de sophistication mal maitrisée, comme si finalement le personnage masculin principal, essentiel pour comprendre l’intrigue qui se noue et accessoirement pour y croire, n’avait que très peu d’intérêt, et qu’on pouvait se permettre de le bâcler. Ainsi Omar parle mal aux femmes, dit tout son mépris pour les « droits des femmes », leur crache au visage, assume de prendre l’argent destiné à habiller un bébé pour « aller voir une pute de luxe », mais bizarrement, il se défend à peine quand quatre femmes débarquent chez lui sans frapper, en l’accusant d’avoir eu une relation sexuelle avec une femme alors qu’il ne l’a jamais touchée, et d’être le père d’un enfant qui n’est donc pas de lui. Les quelques éléments d’explication (notamment l’envie exprimée par Omar de « se ranger ») sont trop vites balayés pour être convaincants.
De la même manière, le personnage de Sofia, victime de viol, mais aussi « coupable » de piéger un innocent (Omar sera battu, jeté en prison, obligé d’épouser une femme qu’il n’aime pas, etc.), est très ambigu, et on ne comprend pas bien ce que la réalisatrice a voulu montrer en faisant de la victime du viol une femme coupable de briser la vie d’un homme pour s’en sortir. Et ce d’autant plus que cela ne correspond pas à la réalité des jeunes femmes victimes de viol et enceintes suite à un viol au Maroc, qui souvent n’ont d’autres perspectives que d’avorter, d’abandonner l’enfant ou de l’élever seule. Le fait que Sofia profite d’une domination de classe (entre elle et Omar) pour régler une situation créée par une domination sexuelle (le viol qu’elle a subi par un homme ami de la famille) est là encore artificiel, et ne renvoie à aucune réalité sociale au Maroc. Cette imbrication artificielle entre rapports de classe et de sexe tend à brouiller les pistes dans une société (au Maroc, comme en France, comme ailleurs) où la culture du viol est forte et où une victime d’un viol n’est jamais perçue comme complètement innocente.
Là encore la complexification de l’intrigue nuit à la vraisemblance de l’histoire et surtout rend le message politique, qui se veut féministe, très ambigu.
Cette mayonnaise qui a du mal à prendre s’illustre aussi par le jeu catastrophique de Lubna Azabal [1] (la riche tante de Sophia, et mère de sa cousine Lena), dont le jeu tombe comme un cheveu sur la soupe. On a l’impression que la réalisatrice a envoyé à Lubna Azabal un scénario que l’actrice a appris pendant des mois, et où elle devait jouer le rôle très « classique » de la femme aidante, émancipée et féministe « parce que » occidentalisée, et qu’il y a eu un changement de dernière minute la veille du tournage, avec finalement un rôle beaucoup moins attendu d’une femme occidentalisée « mais » réactionnaire et misogyne. Visiblement peu convaincue, Lubna Azabal joue le rôle de très mauvaise grâce. On sent que ce n’est pas comme ça, a priori, qu’elle voyait les choses...
Ne pas sortir des clichés
La réalisatrice a certainement voulu éviter de faire un film « cliché » sur les relations hommes/femmes, riches/pauvres et Arabes/Occidentaux au Maroc. Et elle a sans doute voulu la « jouer comme Farhadi », cinéaste iranien très admiré des cinéastes marocains, dont Meryem Benm’Barek qui a déclaré s’être inspirée de lui pour Sofia. Mais les films de Asghar Farhadi [2] ne cherchent pas à répondre aux injonctions plus ou moins tacites concernant les « attendus », du point de vue occidental, des films du Sud musulman. Dans le film de Meryem Benm’Barek, on sent au contraire que la réalisatrice a répondu à ces injonctions avec un schéma général dans lequel elle inscrit son travail : ce qui caractérise le Maroc, c’est les problèmes des femmes, c’est la sexualité, c’est le viol, c’est la violence des hommes arabes.
Certes on devine des efforts pour essayer de « sortir des clichés », mais ce n’est qu’à la marge, la problématique centrale étant bien celle de « la question des violences sexuelles dans la société marocaine », qui constitue de loin le sujet le plus traité dans les médias français quand il s’agit du Maroc [3].
Dénouement paresseux et fausse subversion
La réalisatrice ne peut ignorer ce contexte, elle ne peut ignorer les représentations coloniales liées en France aux femmes et aux hommes arabo-musulmans qui circulent dans l’espace médiatique et artistique français. Elle ne peut ignorer que son film conforte l’idée que, vu de France, la question sociale et politique au Maroc se réduit à la question des violences sexuelles.
La fin du film est à cet égard assez révélatrice, fin complètement ratée, notamment parce qu’elle est faussement subversive, masquant difficilement un dénouement paresseux. Lors de la dernière scène, on assiste à la fête de mariage entre Sofia et Omar. Les invités tapent des mains, mais l’ambiance est tendue. Le violeur y est invité, il sourit. Omar en colère refuse de regarder Sofia. Le mariage est mal parti...
Le spectateur français est servi : la société marocaine, hypocrite, est prise en étau entre « traditions » et « modernité », et parce qu’elle n’aura pas réussi à régler ce « dilemme » concernant notamment « la question sexuelle » qui détermine totalement « la question sociale » au Maroc, elle va imploser... Les femmes marocaines ne s’en sortent pas, tout n’est que viols et violences, aucune trace d’amour, aucune solidarité, aucune perspective, la faute aux traditions et à l’hypocrisie. Le spectateur français sort du film satisfait.
Une responsabilité politique ?
Mais quid des mobilisations de milliers de Marocains, et surtout de Marocaines, suite à des affaires de viol sur femmes et enfants. Certes, régulièrement des vidéos choquantes sont diffusées où l’on voit des femmes ou des adolescentes être violées, harcelées, frappées parce qu’elles ont eu des relations sexuelles. Mais elles sont souvent relayées sur les réseaux sociaux pour dénoncer les violences qu’y subissent ces femmes et ces adolescentes (même si elles sont parfois accompagnées de discours sexistes sur la « responsabilité » des victimes). Depuis plusieurs années, on voit dans les rues au Maroc des campagnes d’affichage pour lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles, notamment dans les bus, et c’est sous la pression des associations de femmes marocaines. Il est déjà arrivé que plusieurs milliers de personnes manifestent devant le tribunal pour dénoncer l’acquittement d’un violeur. Enfin, des femmes marocaines violées en Espagne par des exploitants agricoles espagnols ont récemment décidé de porter plainte collectivement. Qui pour parler de ces mobilisations, de ces solidarités et de ces luttes, seules à même, si on est sincère, d’amener de nécessaires transformations sociales dans une perspective féministe.
À partir de là, il faut questionner la responsabilité politique de Meryem Benm’Barek, et celle des cinéastes marocains en général, par rapport aux films qu’ils et elles choisissent de faire.
Cette responsabilité politique passe par les choix thématiques, scénaristiques, économiques faits par les réalisateurs/trices :
– Le choix d’un sujet déjà surinvesti dans les médias et dans le cinéma lorsqu’il s’agit du Maroc, et donc le choix de participer à ce surinvestissement ;
– Le choix de la langue française, davantage parlée dans le film que la langue arabe. Ce qui n’est pas le plus efficace quand on veut s’adresser en priorité aux femmes marocaines, principales concernées par les enjeux du film ;
– Le choix de mettre en avant des stratégies individuelles, sans perspectives notamment en termes de lutte des femmes pour leur émancipation ;
– Le choix des producteurs du film, français et belges.
Imaginaire post-colonial
En France, on aime beaucoup les histoires de viol, racontées dans le détail et généralisées à l’ensemble de la société, on aime les dénoncer. Mais surtout quand cela se passe dans les pays anciennement colonisés, car pour ce qui concerne la France, avec 100 000 viols et agressions sexuelles par an, avec un enfant sur cinq, victime d’une agression sexuelle, les médias français sont relativement discrets.
La réalisatrice ne peut ignorer que c’est parce qu’elle inscrit son film dans cet imaginaire médiatique postcolonial autour de la « sexualité » au Maroc, que des producteurs français et belges ont accepté de produire son film. Il est peu probable qu’ils auraient produit un film intitulé « Sophie » qui aurait raconté l’histoire de cette femme SDF violée 70 fois sur plusieurs années, notamment par des hommes « respectables » sur le chemin de leur retour chez eux, convaincus que jamais ils ne seraient inquiétés par la police qui refusait de prendre les plaintes de la victime [4]. Ou un film intitulé « Grégoire » qui aurait raconté l’histoire de l’un des juges qui ont acquitté il y a un an le violeur de Justine, 11 ans, enfant qui a accouché d’un enfant né de ce viol, lequel a été placé en famille d’accueil, la cour de justice estimant que tout cela était tout à fait normal [5]. Ou encore de « Solange », qui regarde la télé avec ses enfants, et qui voit tout à coup les députés de l’Assemblée nationale faire une standing-ovation à un ministre contre qui elle vient de déposer plainte pour viol, les députés souhaitant témoigner au ministre leur soutien dans la procédure judiciaire à venir [6].
Pour terminer, un mot sur la chanson « Inas Inas » du grand chanteur amazigh marocain Mohamed Rouicha, très aimé au Maroc et reconnu dans le monde entier, qui fait partie de la très belle BO du film. Une chanson très populaire, une chanson d’amour mélancolique, profonde, au style traditionnel, typique de la sincérité artistique et politique du regretté Rouicha, mort en 2012, grand spécialiste du ouatar. Quel film marocain aujourd’hui est à la hauteur de cette chanson ? Probablement aucun. Avec le film Sofia en tout cas, on est loin du compte, et on ne peut s’empêcher de se dire au moment du générique, à l’écoute de cette magnifique chanson, que « Rouicha a été gâché ».
Les cinéastes marocains ont une responsabilité politique. Il faut espérer dans les années à venir qu’une prise de conscience, ainsi que de nouvelles perspectives de circuits et de financements moins contraints, permettront une transition vers un cinéma réellement subversif, indépendant des cahiers des charges français. Un cinéma qui ne se contente pas de dénoncer exclusivement la « question des violences sexuelles » au Maroc, comme s’il s’agissait de la seule question sociale et politique dans ce pays dirigé, rappelons-le, par un pouvoir autoritaire. Un cinéma qui, lorsqu’il dénonce les violences sexuelles au Maroc, ne se contentera pas de le faire comme s’il s’agissait d’une fatalité inhérente à la société « traditionnelle » marocaine, dans un contexte où cette dénonciation participe de fait à une lecture raciste. Un cinéma qui au contraire élargira la question sociale au Maroc, pour éclairer les causes des oppressions qu’y subissent femmes et enfants, et proposer des perspectives, notamment féministes, pour une libération réelle. C’est dans ce cinéma-là que Rouicha aurait sa place.
Je reprendrai le mot de la poétesse haïtienne Stephane Martelly qui répondait à celles et ceux, de mauvaise foi, qui instrumentalisent la culture, l’histoire et le peuple haïtiens :« Que notre nom soit prononcé avec la plus grande prudence ». J’ajouterai : que nos magnifiques prénoms ne soient pas gâchés pour titrer de médiocres productions.