Le “puritanisme américain” est un cliché très ancien. Comme tous les clichés, il comporte une part de vérité. Mais Leslie Fiedler remarque [1] que cette façon de nommer la peur de la sexualité, y compris dans le langage, qui a longtemps caractérisé cette société, insulte quelque peu les Puritains fondateurs de la Nouvelle Angleterre, qui n’avaient aucun problème pour parler explicitement de sexualité, tout en réprimant férocement les écarts réels. Depuis la fin des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960, aux États-Unis, ce sera pratiquement l’inverse : les « écarts », et notamment en milieu urbain, ne sont plus guère réprimés, alors que toute représentation grand public de la sexualité, même conjugale, « licite », par l’écrit ou sur l’écran, l’était sévèrement.
Ce n’est qu’à la fin des années 1950 qu’une décision historique de la Cour suprême leva l’interdiction de Moll Flanders (Defoe, 1722), Lady Chatterley’s Lover (D.H. Lawrence, 1928) et Tropic of Cancer (Henry Miller, 1934), marquant ainsi la fin d’une polémique qui opposa longtemps les églises et autres instances moralement frileuses aux défenseurs de la liberté d’expression. Au même moment, à Hollywood, le Code Hays était en train de mourir à petit feu. Mais dans les mœurs réelles, et notamment celles des petites villes, évoquer ou représenter la sexualité était encore tabou, avec diverses conséquences néfastes, collectives et privées.
Des films anti-puritains ?
Or, Hollywood a produit à cette époque plusieurs films dénonçant cet état de choses. Je vais en évoquer deux parmi les plus connus, La Fièvre dans le sang (1961) d’Elia Kazan, sur un scénario du dramaturge William Inge, auteur de Picnic, de Bus Stop, etc. (Splendor in the Grass étant le seul film qu’il ait écrit directement pour le grand écran et sous son nom) ; et Les Plaisirs de l’enfer (sic) (Peyton Place), réalisé par Mark Robson, adapté (et édulcoré) par J.M. Hayes du « scandaleux » roman homonyme de Grace Metalious (1956). Les deux films ont pour propos central de dénoncer la vie étouffante et rétrograde de la petite ville étasunienne, avec deux exemples imaginaires, situés l’un dans le Kansas, en lisière de la Bible Belt, l’autre dans le New Hampshire [2].
Mark Robson, réalisateur plutôt opportuniste, qui a réalisé après la guerre deux films jugés progressistes sur le milieu de la boxe (Le Champion, 1949, et Plus dure sera la chute, 1956) avait également contribué à la médiocre série de films anti-communistes avec Mon fils est innocent (Trial, 1955). Peyton Place est marqué par une certaine condescendance à la fois de classe et géographique… Dans l’esprit des citadins sophistiqués, catégorie à laquelle appartiennent tous ceux et celles qui élaborent les artefacts de la culture de masse, la crainte du sexe est perçue d’abord comme un marqueur de l’aliénation provinciale. Le film de Kazan, ex-communiste qui, malgré son mauvais comportement face aux « chasseurs de sorcières » de la HCUA, n’avait pas oublié ce qu’il avait appris, se caractérise par son matérialisme : située juste avant et juste après le krach de 1929, l’intrigue, qui met en scène une vieille dynastie de riches et une famille petite bourgeoise, relie étroitement le tabou sexuel à la valeur marchande de la virginité [3].
Modernité versus archaïsme
Au début de Peyton Place une voix de femme nostalgique évoque le paysage de sa jeunesse : images bucoliques, avec un fermier, assis sur une charrue attelée à un cheval qui laboure son champ : vision atemporelle. Dans le contexte du film, ces images d’un monde disparu, paradisiaque, se lisent comme ironiques. On nous révélera bientôt leur revers moral. Le monde moderne arrive alors brutalement, sous la forme d’une puissante voiture décapotable conduite par un bel homme dans la force de l’âge, Michael Rossi (Lee Philips [4]). Coup de klaxon à l’intention du fermier : « Pour Peyton Place, c’est par où ? » « Tout droit ! » et la voiture repart. Arrêté par un passage à niveau et un long train de marchandises, l’homme a le loisir de contempler une sordide masure et la famille très pauvre qui l’habite, littéralement du « mauvais côté du chemin de fer » [5]. La voiture repart mais nous nous attardons quelques instants sur cette famille, composée d’un mari ivrogne et violent, Lucas Cross (Arthur Kennedy), de son épouse Nellie, usée, soumise et résignée (Betty Field), d’une adolescente, Selena (Hope Lange), qui s’apprête à partir au lycée, et enfin d’un jeune garçon. La misère sordide, hugolienne, où semble se vautrer les membres de cette famille, seuls représentants de leur classe à être individualisés dans le film, est sans doute l’aspect le plus déplaisant de Peyton Place, qui reflète l’idée pernicieuse que si les pauvres sont dans la misère, c’est faute de faire des efforts pour s’en sortir.
Michael Rossi passe sous l’arche en pierre prétentieuse marquant l’entrée dans Peyton Place, qui s’avère non une adresse urbaine mais le nom d’une très petite ville. Il fait halte pour prendre un café et faire une toilette rapide dans le « Village Restaurant », en fait un petit comptoir de casse-croûte tenu par un sympathique patron-cuisinier : « Touriste ? » demande-t-il ? « Non, je cherche du travail. » « Ah, du travail il y en a, à l’usine de textile Harrington. » Le voyageur ne répond pas. Nous apprendrons bientôt que le travail en usine ne l’intéresse par car il est pressenti pour être le nouveau proviseur du lycée.
En attendant de nous y rendre, nous voici chez Constance veuve MacKenzie (Lana Turner) et sa fille Allison (Diane Varsi) qui, elle aussi, s’apprête à partir au lycée. C’est ici que nous apprenons le motif central du drame : la jeune Allison, impatiente de quitter ce lieu où elle étouffe (elle ambitionne d’être écrivaine), veut que sa mère se trouve un homme pour remplacer son père mort. Mais Constance (« Connie » pour ses amis) ne veut plus entendre parler d’amour, de sexe, des hommes : elle s’est fermée comme une huitre (nous ne saurons pourquoi qu’à la fin du film) et d’ailleurs elle s’irrite du culte que sa fille voue à la photo d’un père qu’elle n’a pas connu… alors qu’elle déclare à qui veut l’entendre qu’elle aura des amants mais ne se mariera jamais.
La voix de la sagesse masculine
À présent, nous nous rendons au lycée, dans la salle de classe mixte des « seniors » (terminale) qui vont bientôt recevoir leurs diplômes. Aujourd’hui ils rendent hommage à leur professeure préférée, Miss Thornton, qui doit normalement succéder au proviseur décédé. Mais ailleurs dans l’établissement est réuni le « school board » (la commission scolaire), composé de notables dont certains vont tenir un rôle important dans le film : Mr. Harrington (Leon Ames), propriétaire de l’usine de textile, et le bon docteur Swain (Lloyd Nolan). Arrive Michael Rossi, qui fait immédiatement bonne impression et notamment sur la seule femme présente, Marion Partridge (Peg Hillias), quinquagénaire, mégère malfaisante qui incarnera à elle seule tout au long du film, l’étroitesse d’esprit et le puritanisme des petites villes. Dans un premier temps, Rossi refuse le salaire qu’on lui offre et s’apprête à repartir. Quand il dit à Harrington qu’il paie sans doute mieux ses cadres, l’autre réplique que lui fabrique des choses utiles et qui se vendent, alors que l’école… Et Rossi de lui faire la leçon sur l’importance du savoir immatériel. Avec le bon docteur, il est la voix de la sagesse masculine...
Dans la salle de classe, Miss Thornton reçoit une note lui annonçant que Rossi est choisi pour le poste de proviseur à sa place. Les élèves déplorent et compatissent. On vient lui présenter le nouveau proviseur qui a tout de suite des égards pour elle (« Nous allons bien travailler ensemble »). Au cours de ces séquences en classe nous retrouvons Selena et Allison, et nous faisons notamment la connaissance de Rodney, le fils Harrington (Barry Coe). Si les différences de classe sont très marquées parmi les adultes de Peyton Place, ce ne sera jamais le cas parmi ces adolescents scolarisés, pour qui les classes semblent abolies. Mais elles refont surface presque aussitôt quand Miss Thorton s’étant attardée dans sa salle après le départ de ses élèves, se trouve en présence de l’homme chargé du nettoyage de l’établissement et qui n’est autre que Lucas Cross, ivre comme d’habitude et plein de ressentiment : il lui tient un discours exalté, haineux, envers ceux qui ne font rien de leurs mains au nom de ceux qui triment pour nettoyer derrière eux.
Mères abusives, pères bienveillants
La « frigidité » volontaire de la mère d’Allison constitue la clé de voûte du sous-texte de ce film, la résistance que lui oppose sa fille – personnage auquel s’identifie certainement l’autrice du roman – va mettre au jour la démonstration fondamentale de ces deux films : ce sont les mères qui sont les instruments du puritanisme provincial « américain ».
Cette culpabilisation, appelons-la « l’autre momisme ».
Qu’est-ce que le « momism » ? Le terme fut inventé par un certain Philip Wylie, auteur d’un best-seller publié en 1944, Generation of Vipers. Sa thèse la plus connue prétendait attribuer à un « culte de la Mère » et à une surprotection maternelle, tous deux spécifiquement « américains », la « lâcheté des GI » (le refus du combat observé chez certains soldats).
Déterminée à prendre le contre-pied de cette « frigidité » maternelle, Allison entreprend un condisciple qui l’attire, Norman (Russ Tamblyn), garçon timide, sans amis, qui passe ses journées à la bibliothèque pour étudier… mais surtout pour ne pas rentrer chez lui. Car il a une mère possessive qui l’étouffe de son amour, qui est jalouse de ses ami.e.s et ne veut surtout pas qu’il s’intéresse au sexe opposé, contre lequel elle le met en garde sans cesse. Allison est fascinée par ce joli garçon traumatisé, essaie de lui faire lâcher prise, parvient à s’en faire embrasser « par souci purement pédagogique » : « Tu vois, tu peux si tu veux. »
Entretemps, le docteur a présenté Rossi à Constance, et le bel homme va immédiatement faire la cour à Lana Turner. Celle-ci résistera presque jusqu’à la fin du film, offrant l’occasion au beau proviseur de lui faire encore et encore la leçon – sur l’importance du désir partagé, sur la noblesse de la sexualité, etc. Il est sans aucun doute le porte-parole de ce qu’on peut appeler l’anti-puritanisme de l’époque, ainsi que le bon docteur qui fera au terme du film le procès d’une population rétrograde sous tous rapports. Ces figures de père bienveillant, dans un monde où les mères sont toutes déficientes ou abusives, seront les seuls alliés des filles rebelles, Allison et Selena.
Lorsque les filles viennent choisir dans la boutique de Constance leur robe de bal, celle-ci entend Betty expliquer à ses copines comment allumer un homme, comment l’attirer par les vêtements – une robe très échancrée, par exemple. Et Constance dès lors interdit à Allison d’inviter « une fille qui parle comme ça des hommes » à son anniversaire. Elle se ravisera plus tard : « Tu peux inviter qui tu veux ». Mais cette tolérance ne survivra pas à la soirée d’anniversaire, pour laquelle elle laisse la maison à sa fille et ses ami.e.s. D’abord les couples dansent sagement dans un salon normalement éclairé. Mais avec l’arrivée du « viveur » de la classe (le fils Harrigton), qui verse une bouteille d’alcool dans le punch et éteint presque toutes les lampes, cela devient une « necking party », avec les couples en train de s’embrasser en faisant semblant de danser ou affalés sur les fauteuils et sur les canapés. Rentrant à l’improviste, Constance est profondément choquée et met tout le monde à la porte. Dans la dispute avec sa fille qui s’ensuit, Allison s’insurge contre le conservatisme de sa mère qui serait celui de la petite ville dans son ensemble (sa mère en est originaire, mais n’est revenue qu’à la suite de la mort du père d’Allison, peu après la naissance de celle-ci à New York). Décidément Allison n’a qu’une hâte : partir. Plus tard dans le film, Rossi à qui elle a fait lire les nouvelles qu’elle vient d’écrire, lui donne son avis : elles sont certainement publiables… si elle veut finir en prison. Car elle y exprime tout le mal qu’elle pense de Peyton Place en des termes parfaitement diffamatoires. Rossi estime qu’elle devrait faire des études universitaires pour apprendre le métier, mais elle veut apprendre sur le tas ! Alors il la présente au rédacteur en chef de la feuille de chou locale… qui l’engage comme pigiste.
Mère absente, père violeur
Mais de l’autre côté des rails, les choses se passent de manière moins civilisée… En l’absence de la mère, Nellie, qui fait des ménages, notamment chez Constance, Lucas, le beau-père de Selena, ivre comme d’habitude, la viole. Ce crime – qui fut sans doute l’un des principaux motifs du « scandale » causé par le roman – va entraîner un motif narratif important. Selena tombe enceinte, le bon docteur qui le lui annonce veut l’obliger à avouer le « nom du père » avec l’idée qu’il devra l’épouser. Elle refuse, « il est déjà marié », plaide-t-elle. Mais elle finit par le nommer. Le docteur se rend alors auprès de Lucas et lui fait signer un papier reconnaissant le viol, confession que le docteur gardera dans son coffre à condition que le beau-père quitte Peyton Place. Selena rentre chez elle et son beau-père l’agresse : qu’avait-elle à raconter ça ? Elle s’enfuit de la maison, il la suit mais perd sa trace dans la forêt, tandis qu’elle fait une chute violente qui provoquera une fausse couche. Le médecin la soigne, et entend couvrir la « faute » de Selena. « Je l’ai opérée d’une appendicite, n’est-ce pas ? », dit-il à son infirmière à qui il impose le silence par le chantage : il connaît un secret de sa vie privée. C’est le Peyton Place qu’Allison déteste. Pour achever de prendre en horreur cet environnement, elle trouve Nellie, la femme de ménage et épouse malheureuse de l’ignoble Lucas, pendue dans sa propre salle de bains.
La guerre pour évacuer les antagonismes de classe
Pendant ce temps, les jeunes Betty et Ronald sont fous l’un de l’autre mais le père Harrington – que l’on a vu officier à la fête du travail (qui a lieu en septembre aux Etats-Unis) avec un discours de collaboration de classe, « ouvriers et patrons ensemble pour le bonheur de tous » – refuse que son fils épouse une « fille facile » et d’une classe inférieure.
Survient Pearl Harbor. Betty et Ronald décident de se marier sans le consentement du père du jeune homme. C’est la conscription : tous les jeunes hommes de la localité sont enrôlés. Ronald sera tué. Après les funérailles, son père, magnanime, accepte enfin sa belle-fille dans la famille.
Disparu de Peyton Place depuis un an et demi, Lucas s’est enrôlé dans la Marine. Mais un jour de permission, il rentre à l’improviste dans « sa » maison, refaite à neuf par Selena (grâce sans doute à son travail chez Constance). Il est ivre, veut de nouveau la violer… et se fait battre à mort par Selena. C’est à Constance que Selena finira par avouer son crime : « Il faut que je le dise à quelqu’un ». Il s’ensuit un procès qui posera au docteur un cas de conscience. Selena, terrifiée par l’idée que toute la ville et son fiancé apprennent ce qui lui est arrivé, préfère passer sa vie derrière les barreaux plutôt que d’avouer qu’elle a été victime d’un viol incestueux et a fait une fausse couche… Le procès a lieu dans une salle d’audience pleine à craquer, on sent que toute la population est là, et ça se passe mal pour l’accusée jusqu’à ce que le docteur décide de revenir sur la promesse qu’il lui a faite et lise devant le tribunal les aveux de Lucas. Ensuite, il fait longuement la morale à la salle, accuse ses concitoyens d’hypocrisie, d’indifférence aux souffrances des pauvres. Selena est acquittée et son fiancé l’étreint. Le docteur est applaudi par la foule à la sortie du tribunal. A la suite de quoi, Allison se réconcilie avec sa mère et elles rentrent à la maison avec leurs hommes, Norman, en uniforme, et Michael Rossi. Et la voix off de tirer une conclusion réconfortante [6]…
Avec Splendor in the Grass, film bien plus sombre, nous sommes tout de suite plongés dans l’enjeu du sexe adolescent : dans une voiture décapotable, Bud Stamper (Warren Beatty) et Wilma Dean Loomis (Natalie Wood) s’embrassent passionnément avec en arrière-plan une impressionnante cascade. La proximité de cette eau, outre qu’elle symbolise ici la passion physique, marque le lieu préféré des adolescents de cette petite ville pour garer leur voiture et se livrer à un flirt poussé, baisers et caresses longues et intenses, mais sans aller « plus loin ». Toutes les villes petites et grandes aux États-Unis possédaient alors de tels lieux pour de telles pratiques. Mais Bud et Wilma ne sont pas Norman et Allison, ici les attitudes sont inversées et sont sans doute plus typiques. C’est Bud qui voudrait aller « plus loin » alors que Wilma finit par le repousser. Il prend la mouche et sort de la voiture avant de la ramener chez elle, maussade. Cette scène se répétera sous différentes formes entre ces deux jeunes gens terriblement amoureux l’un de l’autre. Dans ce film, au contraire de Peyton Place (le film), la différence de classe est au premier plan puisqu’elle concerne directement les deux protagonistes principaux : le père de Wilma est petit commerçant et sa mère, une femme au foyer qui porte la culotte et qui est parvenue à inculquer à Wilma ses valeurs : on garde sa virginité jusqu’au mariage… et de toute façon les femmes s’intéressent moins que les hommes à « ça ». Au cours d’une des longues conversations qu’elle a avec sa fille sur ces questions, elle lui avoue qu’après sa conception, les rapports sexuels avec son mari ont pratiquement cessé. Soulignons aussi, qu’en cette année 1928, les parents de Wilma – et surtout sa mère – sont tout excités par leurs quelques actions en bourse : ils sont en train de devenir « riches », croit-elle.
Des familles dysfonctionnelles
Bud vient d’un tout autre milieu : son père, Ace Stamper (Pat Hingle), est propriétaire d’un ranch et d’un abattoir qui sont parmi les principaux employeurs de la région (on remarquera la similitude avec le personnage de Mr. Harrington de Peyton Place). S’il trouve tout naturel que son fils jette son dévolu sur l’une des plus jolies filles de la ville, lorsque Bud annonce son intention d’épouser Wilma, c’est le drame. Ce père nouveau riche est snob et caricaturalement viril, comme en témoigne la fête un peu surréelle d’hommes ivres dans les locaux de l’abattoir, où ce personnage est présenté. Pas question que Bud se marie maintenant, son père tient à ce qu’il aille d’abord faire ses quatre années à l’université de Yale où Ace se fait fort de le faire admettre malgré son goût médiocre pour les études. Après quoi il pourra épouser sa bien-aimée. Mais on sent bien que le père compte sur cette longue séparation pour mettre un terme à cet amour « inconvenant » : on épouse des femmes de sa classe et dont la virginité est assurée. En matière de femmes de sa (nouvelle) classe, le patriarche est servi. Si son épouse est une femme effacée jusqu’à la quasi-inexistence, sa fille Ginny (Barbara Loden), qui revient au bercail après une énième expulsion de quelque lycée chic, est une révoltée sans fard et une viveuse impénitente. N’écoutant pas un mot des admonestations de son père, elle boit, fume et drague les hommes, dont un bootlegger notoire qu’elle introduit dans une garden-party chic. Bud, en revanche, est passablement soumis à son père et après un baroud d’honneur, il acceptera d’aller à Yale et de s’éloigner de Wilma pendant quatre longues années.
Cette perpétuelle excitation/frustration due au flirt poussé (qui a chez les hommes des conséquences très douloureuses) perturbe de plus en plus les deux amoureux. La « solution » que propose son père quand Bud lui fait part de sa frustration sexuelle, est d’aller voir des femmes plus libres, y compris des professionnelles (tout cela étant discuté, dans les deux familles, avec force euphémismes, naturellement – nous sommes en 1928). Dans une séquence qui illustre un autre versant de l’aliénation des pères, le médecin de famille, consulté par Bud, sourit de manière entendue pendant le récit que le jeune homme fait de ses frustrations mais refuse seulement d’en discuter. Et Bud semble suivre le conseil de son père en s’éloignant de Wilma, pour se rapprocher de Juanita, la viveuse de leur classe, « la seule qui connaisse la musique », avait dit d’elle un condisciple avisé. Nous verrons Bud et Juanita occupés à se peloter à côté de ces fameuses chutes d’eau.
Condamnés à l’exil
Pour Wilma, en revanche, les conséquences de la contradiction entre son désir physique et les interdits énoncés par sa mère seront tragiques. Son comportement est de plus en plus perturbé. Lors d’un bal, elle s’habille de manière sexy, entraîne Bud jusqu’à sa voiture et le supplie de la prendre : c’est le renversement de la relation initiale, car maintenant c’est Bud qui « ne veut pas » : effrayé par cette « nymphomane » déchaînée, il s’enfuit. A la suite de ce rejet, Wilma fait une tentative de suicide. Retournant aux chutes d’eau – que nous voyons en plans plus larges à présent : il s’agit d’une retenue artificielle – elle se jette à l’eau et se met à nager résolument vers la chute… pour être sauvée in extremis par des ouvriers qui nagent plus vite qu’elle. A l’hôpital, elle s’enferme dans le silence et son comportement est tel que ses parents se résolvent enfin à suivre l’avis du médecin de famille : l’envoyer dans un hôpital psychiatrique. Son père prendra pour la première fois une initiative en vendant ces fameuses actions pour payer l’hospitalisation de sa fille...
Elle y séjourne plusieurs années, tandis que Bud, à Yale, est malheureux et travaille mal (un professeur cherche à convaincre Ace que son fils n’est pas fait pour les études). Et en effet son ambition est de travailler dans le ranch de son père. Et en matière de femme, il s’est rapproché d’une serveuse de pizzeria (qui ressemble physiquement à Wilma) qu’il va bientôt épouser. A l’hôpital Wilma s’est attachée à un autre patient, étudiant en médecine.
Survient le krach de Wall Street : Ace Stamper apprend qu’il est ruiné dans une chambre d’hôtel à New York où il était venu conclure une fusion avec un groupe prestigieux. Comme cela s’est pratiqué à l’époque, il se défenestre…
Un épilogue nous fait assister à la visite que fait Wilma, mariée à Cincinnati avec son médecin, à Bud au travail dans le ranch familial. Lui aussi est marié à la serveuse de pizzeria. Quand Wilma lui demande : « Es-tu heureux ? », sa réponse résume la banale tragédie de ce film : « C’est une question que je ne me pose plus. » Et Wilma de murmurer : « Moi non plus. »
Deux formes de « momisme »
Un demi-siècle après, que faut-il penser de cet anti-puritanisme qui culpabilise des mères ?
Si le premier « momisme », celui de Ph. Wylie, était un excès d’amour maternel accusé de déviriliser les hommes, de les rendre inaptes « à mourir pour la démocratie », cette nouvelle version, illustrée par ces deux films, consiste, sous le prétexte de protéger les filles des hommes et de leur « désir irrépressible », à étouffer une virilité conquérante qui ne cherche qu’à se réaliser dans l’expression « saine » de la sexualité. Et le film de Peyton Place a de commun avec le roman d’illustrer le momisme de Wylie dans le couple formé par Norman et sa mère, tout en y ajoutant, avec l’armée et la guerre, un « remède » puisque l’on devine que Russ Tamblyn ne sera pas un « GI lâche ».
Avec ce deuxième « momisme » qui s’abat sur les filles, la Mère devient le bouc-émissaire de l’anti-puritanisme des milieux états-uniens « libérés ». Hollywood sortait d’une période dominée par une misogynie plus ambigüe, celle de la femme fatale des films noirs. Dans les années 1980, les chercheuses féministes n’avaient sans doute pas tort de voir dans ces femmes qui trompent, qui mentent et qui tuent, à la fois une représentation des peurs masculines et de la résistance féminine au patriarcat, si tragique qu’en soient toujours les conséquences. Pourtant, on peut penser que ces figures de garces malfaisantes étaient d’abord inspirées par la nouvelle autonomie, quelque peu effrayante pour les hommes en effet, que les femmes avaient gagné au cours de la guerre. Celle-ci a notamment fait connaître à des millions de petites bourgeoises, ces « ménagères à vie », les satisfactions liées à l’indépendance et à la sororité que favorisait un travail hors du foyer (industrie d’armement, auxiliaires des armées, hôpitaux, etc.). Or, à partir de 1945, la classe capitaliste est déterminée à ramener ces femmes chez elles, à les parquer dans les nouvelles banlieues cossues, pour qu’elle ne concurrencent plus les hommes sur le marché du travail, pour qu’elles procréent et surtout pour qu’elles consomment [7], et ces impératifs finiront par avoir raison à Hollywood de cette figure de « garce ».
Contradictions des élites
L’assignation à la maternité et à l’éducation des enfants semble caractériser encore aujourd’hui les sociétés protestantes (E.-U., Angleterre, Allemagne…). A l’époque elle recevait une impulsion puissante aux États-Unis, au bénéfice de la société de consommation (re)naissante.
Cette culpabilisation des mères accusées de vouloir, non plus surprotéger leurs fils mais endoctriner « leurs filles » et partant de faire obstacle à l’épanouissement sexuel de « leurs fils », peut sembler une variante des « injonctions paradoxales » auxquelles les femmes sont si fréquemment confrontées. Néanmoins, il me semble que dans le Hollywood de cette époque, une double détermination spécifique est identifiable. Car si l’idéalisation de la Mère-au-foyer peut être perçue comme une stratégie socio-économique, la critique de sa supposée haine de la sexualité (y compris chez une Lana Turner !) est marquée au sceau des « élites de Los Angeles et de New York ». Et elle se présente comme une volonté de libérer les hommes et les femmes du joug puritain. Il s’agirait donc d’une contradiction entre diverses couches dominantes de la société, entre les élites culturelles et les élites économiques.
Certes, avec les années 1960 et 1970, ce puritanisme a beaucoup reculé. Mais des féministes ont souvent relevé que la « libération sexuelle » de cette époque l’a surtout été pour les hommes. Et le débat qui perdure au sein du féminisme – anglophone surtout – entre « puritaines » et « anti-puritaines », notamment autour de la pornographie et des pamphlets d’Andréa Dworkin, ne reflète-t-il pas une ambivalence semblable ?
Polémiquons.
1. Anti-puritanisme et « momisme » à Hollywood au crépuscule du code Hays, 2 juin 2017, 10:48, par Olivier Chantraine
"Culpabilisation", "accusation", "injonctions paradoxales", autant d’actes de discours, Noël Burch, que vous nommez et placez au coeur de la dynamique scénaristique de ces films que vous restituez brillamment. En vous lisant, j’ai un peu l’impression que ce cinéma mobilisé pour la représentation du capitalisme américain dans sa dimension sexuelle et familiale mortifère est un succédané, une sorte de parents pauvres des grands romans qui décrivent eux aussi le système des relations sexistes et sexialistes et leurs ravages psychologiques, économiques, moraux et sanitaires. La noirceur et le pessimisme de ces intrigues sont peut-être aussi un trait constitutif de ce "puritanisme" dont vous parlez. Ainsi comment faut-il se satisfaire d’un happy end apporté à la dernière minute d’un procès par un maître chanteur récidiviste, médecin qui divulgue ses secrets au mieux de l’exercice de son pouvoir sur la communauté où il officie ? Votre hypothèse ("culpabilisation", "accusation", "injonction") sur le "momisme" consiste-t-elle à définir celui-ci comme une figure-clé d’un discours de propagande, véhiculé par le cinéma, accompagnant le système publicitaire, éducatif et religieux pour assigner aux femmes leur ’juste place’ dans la société de consommation ? Si c’est bien cela, faut-il considérer qu’il y a, au niveau de la production, une stratégie industrielle de mise en récit d’une anthropologie normative... En quelque sorte, le stalinisme, ou jdanovisme capitaliste ? Quoiqu’il en soit merci pour ce papier stimulant.
1. Anti-puritanisme et « momisme » à Hollywood au crépuscule du code Hays, 2 juin 2017, 19:41, par Noël Burch
Je crois qu’il faut éviter de penser en des termes uniquement "stratégistes"... Les voies de la domination sont diverses et subtiles... Il est certain que la stratégie consistant à ramener les femmes au foyer pour en faire des consommatrices idéales était pensée et appliquée en tant que telle, je crois qu’on a même des preuves de cela, mais les autres phénomènes que je décris et qu’après bien d’autres chercheurs/euses, je nomme, ce sont des productions plus ou moins inconscientes de l’Histoire, du patriarcat et de tout un contexte socio-économique et que même les décideurs culturels véhiculaient plus ou moins inconsciemment... Ce n’est que depuis peu que grâce aux féministes et aux historien/nes que là-bas on désigne de "révisionnistes" que nous disposons des outils permettant de décoder de tels artefacts. En tout cas, merci pour vos louanges.