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Craig Gillespie / 2018

Moi, Tonya


>> Célia Sauvage / samedi 3 mars 2018


Moi, Tonya, biopic de Craig Gillespie, raconte le destin de la première patineuse artistique américaine à réussir un triple axel [1] en compétition, double championne aux Etats-Unis et vice-championne du monde ; mais aussi l’un des plus grands scandales de l’histoire du sport contemporain, lorsque celle-ci est soupçonnée d’avoir commandité l’agression de sa rivale, avec l’aide de son ex-mari et de son garde du corps. Quelques semaines avant les Jeux olympiques de 1994, deux hommes de main se rendent au centre d’entraînement de Nancy Kerrigan et l’un d’eux la blesse sévèrement au genou devant les caméras de télévision. Elle réussit néanmoins à se qualifier pour les Jeux où elle remporte la médaille d’argent. Tonya Harding ne finit que 8e suite à un problème de lacet à son patin. De retour aux Etats-Unis elle est entendue par le FBI, clame son innocence et affirme n’avoir appris la participation de son ex-mari que bien après « l’incident ». Les médias ternissent sa réputation, la justice la condamne pour faux témoignage et la fédération l’exclut définitivement.

Le film adopte la forme d’un faux documentaire. Les acteurs rejouent des interviews télévisées réelles des différents protagonistes principaux, plusieurs années après « l’incident » (Tonya, sa mère, son ex-mari, sa garde du corps et son ancienne coach). Ces interviews sont entrecoupées de flashbacks qui illustrent les propos et présentent chronologiquement la vie de Tonya Harding, depuis ses premiers pas sur la glace jusqu’à sa vie après le procès. Le film se termine sur des images d’archives : d’abord celles des interviews réelles qui ont inspiré le film et enfin, Tonya Harding qui patine et réussit le fameux triple axel.

Moi, Tonya est l’occasion d’interroger cette icône moquée de la culture populaire américaine et cette figure iconoclaste du patinage artistique. Moi, Tonya présente trois visages de la patineuse : la victime d’abus et de violence domestique ; la « white trash » [2], victime de sa classe et de sa féminité non conforme ; la victime des médias et de l’opinion publique.

Victime de la violence domestique

« Je n’avais connu que la violence », confie Tonya (Margot Robbie). Avant « l’incident », la vie de la jeune femme est prise dans un cycle de violence. Elle est d’abord victime d’une mère et d’un mari toxiques. Puis elle est soupçonnée d’être agresseur à son tour. On voit à plusieurs reprises Tonya se défendre contre son demi-frère (le film évacue la plainte pour viol qu’elle a déposée contre lui) puis contre son mari, en les repoussant violemment.

Tonya est élevée par une mère abusive. LaVona (Allison Janney) est une femme vulgaire, alcoolique, toujours une cigarette aux lèvres, y compris sur la glace lorsqu’elle accompagne sa fille à son premier entraînement. Mais cette femme croit au talent de sa fille et lui sacrifie tout son salaire et ses économies. La gentillesse et la complaisance n’amènent aucun résultat, selon elle. Très tôt sa fille est donc victime des pires abus : LaVona lui jette violemment une brosse à cheveux au visage ; la fait tomber brutalement de sa chaise ; lui plante un couteau dans le bras. Elle interdit Tonya de quitter la patinoire pour aller aux toilettes : sa fille est contrainte d’uriner sur elle-même. Tous ces abus sont cependant légitimes selon LaVona, persuadée que Tony « patinait mieux lorsqu’elle était enragée ».

Plus tard, Tonya quitte le domicile familial pour s’installer avec son jeune mari. Jeff Gillooly est d’abord attentionné puis devient rapidement aussi abusif que LaVona. Il lui tire les cheveux et lui écrase le visage plusieurs fois contre le miroir ; lui donne des coups de poing dans le nez ; la menace avec un pistolet. A plusieurs reprises, Tonya doit se maquiller le visage et les bras pour masquer les bleus que lui laisse Jeff. Elle obtient une ordonnance restrictive puis le divorce, mais finit toujours par revenir auprès de Jeff.

Un certain nombre d’articles américains ont cependant critiqué l’ambiguïté de la représentation de la violence dans Moi, Tonya. [1] Le New York Observer titre par exemple : « Pourquoi Moi, Tonya pense que la violence domestique est hilarante ? » [2] Le réalisateur Craig Gillespie a expliqué ce traitement souvent comique des scènes de violence par la réappropriation du point de vue subjectif de Tonya Harding : « Quand vous regardez ses interviews, elle était très détachée en parlant des abus de sa mère. C’était présenté comme un état de fait lorsque Tonya en parlait, on pouvait voir à quel point elle était anesthésiée par rapport à cette violence. » [3]

Victime du sexisme et des stéréotypes féminins

Tonya Harding n’est pas présentée seulement comme victime de son entourage toxique, mais aussi d’un milieu sportif sexiste et stéréotypé. Les normes de genre et de classe ont pesé lourd dans le rejet de sa personnalité par le milieu du patinage artistique. Comme l’explique très tôt l’entraîneuse à la mère, « il ne s’agit pas juste de patiner. Les juges veulent des patineuses équilibrées. C’est une question d’assimilation. » Un juge reproche à Tonya de « refuser de jouer le jeu ». L’échec de Tonya Harding est d’abord l’échec de cet exercice de normalisation.

La façon de raconter la vie de la jeune femme a pourtant tout du récit traditionnel américain « rags-to-riches » (de la pauvreté à la richesse), particulièrement prisé dans les films de sport montré comme propice à l’ascension sociale. Un personnage issu d’un milieu défavorisé se bat littéralement pour s’imposer grâce à ses efforts et ses qualités sportives. Tonya Harding vient d’une famille pauvre, n’a pas de sponsor professionnel. Elle coud elle-même ses tenues. Elle travaille à mi-temps comme serveuse pour financer ses entraînements. Pourtant elle devient la première Américaine à réussir un triple axel en compétition.

Mais Tonya n’a pas la grâce et la beauté féminine exigées dans le patinage artistique – ce qui est souvent discuté par l’entourage de Tonya. Elle patine sur des chansons de heavy metal. Son maquillage outrancier, son vernis à ongle bleu, ses cheveux mal coiffés, ses tenues approximatives manquent cruellement de classe. Sa mère lui dit même : « Tu as patiné comme une gouine qui manquait de grâce. J’avais honte pour toi. » Ce malaise est perceptible dans le film. Tonya ne respecte pas les codes genrés et policés du patinage artistique. Il lui manque l’élégance, la sophistication qu’a par exemple sa rivale, Nancy Kerrigan, belle brune lisse, proche d’une figure kennedienne.

Le patinage artistique est aussi un sport d’élite où la classe sociale joue un rôle important – critère plus invisible qui n’est pas discuté par l’entourage de la patineuse. Tonya Harding échoue à cette performance également. Sa coach appartient à la classe huppée de Portland : manteaux de fourrure luxueux, mari avocat, manières raffinées. La jeune Tonya comprend vite qu’elle doit se conformer à ces stéréotypes de classe et son père lui confectionne un manteau avec la fourrure des lapins qu’il chasse. Mais comme le lui rappelle la coach, la jeune fille ressemble « à un bûcheron qui coupe du bois tous les matins ». Tonya Harding se définit elle-même comme « pauvre et redneck » [3]. Elle rapporte qu’on la voit comme une « white trash  », qu’on l’appelle « trashy Tonya  ». Les interviews de Tonya dans sa cuisine dressent le portrait stéréotypé de cette classe blanche pauvre : la vaisselle sale en arrière-plan, les bottes de cowboy de Tonya, sa veste en jean, sa coupe de cheveux ringarde, son accent populaire. Sa rivale, Nancy Kerrigan, vient aussi d’un milieu modeste mais non marginal comme Tonya. Elle a su adapter son image aux attentes de classe de ce milieu sportif et jouer « à la princesse » comme l’explique Tonya.

Tonya n’est pas une personne sociable ni sympathique. Elle se fait remarquer par sa rébellion constante : elle interpelle les juges en pleine compétition, n’attend pas ses notes sagement comme le veut le règlement. Comme lui explique un juge sur un parking à la sortie d’une compétition : « Vous ne correspondez pas à l’image qu’on veut renvoyer. Vous représentez notre pays, bordel !. » Mais cette discrimination est d’ordinaire invisible. Le juge lui-même commence par dire qu’il niera avoir eu cette conversation avec la jeune femme. Tonya Harding n’incarne pas cette « blanchité » nationale. Son identité de race, de classe, de genre, ne correspond pas à l’image de l’américanité que le sport veut renvoyer à l’international. Elle ne peut être érigée en héroïne nationale pour représenter les Etats-Unis aux Jeux olympiques. Le récit du sport est aussi la construction d’un mythe national, d’une unité nationale. Le patinage, en particulier, est le récit d’un conte de fée, un sport hors des réalités sociales. Tonya Harding est incapable de jouer le jeu de la princesse car son identité est trop marquée par une classe et une construction de genre marginaux.

Tonya Harding aimerait être jugée uniquement sur ses compétences sportives et non sur les attentes stéréotypées dont elle est victime. Mais le film montre également qu’elle manque de discipline personnelle (son irrégularité sportive), d’endurance (ses problèmes d’asthme), de professionnalisme (son lacet se casse avant son entrée aux JO en 1994). C’est aussi pour ces raisons athlétiques qu’elle ne correspond pas au schéma symbolique du récit sportif national. Cependant ces carences ne sont pas discutées par la communauté sportive. De même, le film n’interroge pas leur articulation avec le milieu social de Tonya, alors que l’intériorisation de ces normes à la fois sociales et sportives pré-conditionnent l’accès à ce niveau de professionnalisme.

Victime des médias et de la société du scandale

Tonya Harding a donc cru un court temps qu’elle aurait la gloire qu’elle mérite. Mais elle ne fait pas bonne figure médiatiquement. Le film multiplie les scènes avec des journalistes et des paparazzis envahissants et à la recherche du moindre dérapage de Tonya Harding. Celle-ci conclut donc à la fin du film : « Je pensais que la célébrité allait être sympa. J’ai été aimée… une minute. Puis j’ai été détestée. Je suis devenue une blague. C’était comme si on abusait de nouveau de moi. Mais cette fois-ci c’était vous. Vous tous. Vous êtes tous mes agresseurs. » Face caméra, Tonya Harding accuse directement le public d’être complice de la culture du scandale qui fait le succès des médias.

Moi, Tonya a été sévèrement critiqué par certains médias américains qui accusent le film de « révisionnisme » en faveur de Tonya Harding. Mais comparer les (rares) inventions et les absences du film [4], ne permet pas de comprendre le projet du réalisateur. Le film ne prétend pas au réalisme d’un biopic traditionnel, ni même à reprendre le récit construit par les médias à l’époque. Au contraire, il montre qu’il n’y a pas une vérité mais des vérités subjectives. Tonya Harding le dit elle-même dans le film : « La vérité n’existe pas. C’est n’importe quoi. Chacun a sa propre vérité. » Moi, Tonya reproduit de fausses interviews des différents protagonistes (inspirées des vraies interviews) pour opposer les interprétations conflictuelles de chaque protagoniste. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un avertissement : « Inspiré d’interviews dénuées de toute ironie, largement contradictoires mais totalement véridiques, de Tonya Harding et Jeff Gillooly. » Par exemple, au cours des premières scènes, Jeff affirme n’avoir jamais frappé Tonya et se présente comme un homme doux. La scène qui suit, le montre tabassant sa femme dans leur salon. Jeff reprend son interview et confesse que Tonya aurait même essayé de lui tirer dessus. On voit alors sa femme le poursuivre avec un fusil. Puis elle s’adresse à la caméra et dit : « C’est n’importe quoi. Je n’ai jamais fait ça. » La scène continue et nous montre Tonya lui tirer dessus. La mère s’adresse aussi à la caméra pour nier certains faits (« Ça n’est jamais arrivé. ») alors que la coach confirme les méthodes d’entraînement non orthodoxes (« C’est vraiment arrivé. »). Dès l’ouverture du film, Tonya explique à la caméra en interview que la rumeur a longtemps couru qu’elle aurait elle-même agressé Nancy Kerrigan. La scène suivante la montre le visage plein de sang devant sa rivale blessée. La scène est présentée comme une hallucination totalement irréaliste, balayant d’emblée cette théorie fausse.

Aussi subtilement, le film montre que le traitement médiatique est toujours plus dur avec les femmes qu’avec les hommes. Jeff et le garde du corps ne deviennent jamais les proies des journalistes. Le verdict leur est favorable alors qu’ils sont les principaux responsables de « l’incident ». Jeff ironise jusqu’à la fin et ne semble jamais affecté par l’expérience. En revanche, le procès de Tonya sera télévisé. La peine est encore plus lourde lorsqu’elle apprend qu’elle est bannie de la fédération et ne pourra plus jamais patiner. Lors de la séquence finale, Tonya se lance dans une courte carrière de boxeuse et offre de nouveau au public le plaisir de la voir se faire massacrer, cette fois-ci sur un ring.

Le film s’achève sur cette punition sévère. Moi, Tonya ne cache pas l’ambiguïté de sa démarche d’humanisation de la patineuse. Le film n’est pas une tentative de réhabiliter une figure controversée, ni une tentative de lui rendre justice. Il est une critique de notre société : de sa violence derrière les portes fermées du succès, de son sexisme institutionnel et de la fabrique formatée des héroïnes nationales, du goût du public pour les scandales et de sa complicité dans la punition médiatique des femmes. En ce sens, le film montre la responsabilité partagée dans l’entreprise de destruction de Tonya Harding. Il montre comment les stéréotypes genrés et le sexisme ont détruit la carrière d’une grande athlète. L’histoire de Tonya Harding est un exemple du traitement réservé aux femmes qui refusent d’être des objets passifs et formatés. Le sexisme des médias, des juges sportifs, de l’opinion publique, de l’entourage de Harding, a puni Tonya pour son esprit de transgression. Le film suggère aussi le sexisme ordinaire contre les femmes qui se plaignent (légitimement le plus souvent) des violences qu’elles subissent. Tonya Harding n’est ni une victime innocente ni la méchante sans nuance montrée à l’époque par les médias. A travers cette entreprise de « révisionnisme », le film a le mérite de repenser cette figure iconoclaste sous un angle très actuel. Tonya Harding est ambiguë, complexe, imparfaite. Elle exprime sa colère et ne s’excuse pas. Elle souffre et se plaint. Elle se rêve héroïne et mène une vie erratique. Elle est persuadée d’avoir le contrôle et fait des erreurs qu’elle n’assume pas. En ce sens, elle est l’expression d’une émancipation féminine en crise, à la recherche d’une forme d’honnêteté et d’humanité contre les rhétoriques stéréotypées.
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[1Le triple axel est un saut de trois tours et demi sur soi en l’air. La figure avait déjà été réussie par les patineurs masculins depuis 1978 en compétition internationale. Chez les femmes, il faut attendre 1988 et la patineuse japonaise Midori Ito (non mentionnée dans le film). Tonya Harding sera la deuxième femme et la première Américaine. On ne compte que huit femmes à ce jour, à avoir réussi cet exploit.

[2Le terme « white trash » (ordure blanche) est une variante de « redneck », encore plus insultante dans le langage populaire. Il désigne les Américains issus d’un milieu très défavorisé, caractérisés par le manque d’éducation (chômage, illettrisme), leurs mauvaises manières (alcoolisme, drogues, vulgarité) et parfois leur dégénérescence (consanguins, violents).

[3Le terme « redneck » désigne de façon péjorative dans le langage populaire américain un « plouc » issu des campagnes pauvres, traditionnellement du Sud des Etats-Unis.