Il n’y a rien de plus désolant pour les minorités qu’une visibilité salie. Si les lesbiennes ont maintenant elles aussi leurs comédies romantiques au cinéma, on peut néanmoins se demander si elles n’auraient pas préféré passer leur tour à en juger par la médiocrité des portraits proposés. Toute représentation n’est définitivement pas bonne à prendre et certaines, comme c’est le cas ici, font même bien plus de mal que de bien.
En 2018, Netflix s’aventure sur le chemin du cinéma LGBT en produisant Les goûts et les couleurs de Myriam Aziza. L’intrigue n’est pas compliquée à résumer puisqu’elle est commune à un grand nombre de films lesbiens : Simone, lesbienne malmenée par sa famille juive, homophobe et raciste, cède aux avances de Wali, un ami sénégalais. Incapable de choisir entre Claire, sa compagne, avec qui elle vit depuis trois ans et son attirance grandissante pour le jeune homme, elle décide à l’occasion du mariage de son frère d’assumer ces deux amours impossibles en embrassant tour à tour celle qu’elle appelle « sa femme » et celui qu’elle appelle « son amoureux ». Un petit ménage à trois dont elle est d’ailleurs la seule consentante. Cette scène finale accablante présente Simone comme une bisexuelle indécise, immorale et égoïste, le stéréotype d’une sexualité malade.
Avec ce film, Myriam Aziza nourrit une thèse vieille comme le monde : les lesbiennes n’existent pas. Le cinéma ne peut décidemment pas se faire à l’idée de deux femmes pouvant se passer d’un homme. Une femme qui n’aime que les femmes ne peut exister à l’écran que lorsqu’elle s’affranchit des codes esthétiques dits féminins (Josiane Balasko dans Gazon maudit, par exemple). Alors son homosexualité est reconnue puisque par sa présentation masculine, elle renonce à son identité de femme et légitime son rejet des hommes. En revanche, dès lors qu’une femme assume une féminité traditionnelle, elle confirme son identité de genre, une identité que le cinéma associe immuablement au désir des hommes. Simone, avec ses cheveux longs, ses talons hauts et ses yeux maquillés, exprime une identité de femme soumise aux standards hétéronormés qui confondent féminité et hétérosexualité. Au mieux, elle sera donc bisexuelle et là, c’est une autre théorie.
La bisexuelle est infidèle. C’est du moins la représentation que l’on s’en fait dans le monde occidental. Le personnage de Simone vient s’ajouter à une longue liste de bisexuelles volages : Adèle dans La Vie d’Adèle, Loli dans Gazon maudit, Jules dans The Kids Are All Right, Jasmine dans Below Her Mouth, ou encore Andréa dans la série Dix pour cent. Une femme dont le désir n’est pas exclusivement dirigé vers les hommes est inévitablement présentée comme amorale et instable, et Simone ne fait pas exception. Lors du mariage de son frère, lorsqu’elle révèle son amour pour Claire et Wali à sa famille, alors même que Claire et Wali se découvrent pour la première fois et n’ont même pas le temps d’échanger un mot (juste une claque de la part de Claire), Simone se moque du consentement ou des désirs de ses partenaires et déclare ses intentions poly-amoureuses sans même les consulter. Rien de plus fourbe, donc, qu’une bisexuelle. Elle passe le film à tromper, mentir et trahir tout son entourage, pourquoi s’attendre alors à un twist final qui témoignerait d’une quelconque honnêteté de sa part ?
Décrédibiliser une sexualité hermétique aux hommes est une tendance d’ailleurs bien française. Des films comme Oublier Cheyenne de Valérie Minetto, Bye bye Blondie de Virginie Despentes ou encore La Belle Saison et La Répétition de Catherine Corsini, proposent tous des personnages bisexuels enlisés dans des relations trompeuses. Une surprise lorsqu’on voit que la majorité de ces films est réalisée par des femmes (et pas les moins féministes). Alors que dans La Vie d’Adèle, on devine le regard masculin du réalisateur dans l’hyper sexualisation du couple d’Emma et Adèle (on pense, par exemple, aux scènes d’amour de quinze minutes sans aucun réalisme), ces réalisatrices présentent la sexualité entre femmes de manière moins frontale. Catherine Corsini confie même à Télérama en 2017, avoir voulu renoncer aux scènes de sexe dans La Belle Saison par peur de faire écho au film de Kechiche [1]. Elle opte finalement pour un contre-pied militant : loin des caresses athlétiques plus impressionnantes qu’émouvantes de La Vie d’Adèle, elle suggère des gestes moins démonstratifs mais plus authentiques. Cette représentation de la sexualité lesbienne moins exhibitionniste semble aussi être le parti pris de Myriam Aziza qui accorde à Claire et Simone un moment de passion court et sobre (les relations intimes entre Simone et Wali restent, elles, suggérées).
Myriam Aziza alimente donc les canons patriarcaux de la représentation lesbienne tout en ne se prêtant pas au même voyeurisme que les réalisateurs masculins. Si les lesbiennes ont longtemps été hyper sexualisées pour répondre aux fantasmes des hommes, elles ne sont aujourd’hui toujours pas libérées de leur emprise et pour preuve, alors que le cinéma (ici, Netflix) décide de proposer plus de personnages lesbiens, les scénarios continuent encore et toujours à les confronter au désir des hommes.