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1872, Moscou [1], ville sombre et boueuse. Dans le salon de Ekaterina Khvostova-Souskhova [2] s’amuse l’élite artistique. On parle français, on boit, on chante, on danse. C’est un monde d’avant, sans électricité, sans lumière. Une jeune femme en retrait, un peu plus de vingt ans, n’en perd pas une miette, attentive à Piotr Ilitch Tchaïkovski (Odin Biron), le compositeur – et pianiste – à la renommée croissante dans les milieux cultivés [3]. Antonina Milioukova (Aliona Mikhaïlova), issue d’une famille noble mais pauvre dont elle a peu connu le père bisexuel, où la mère n’incarne ni la féminité ni la douceur, a été pensionnaire d’une institution pour jeunes filles avant de fréquenter le conservatoire, lieu peu ouvert au beau sexe.
Le compositeur l’obsède pendant quatre ans. Elle se met en tête de se rapprocher de lui, le réinvente dans sa chambrette, paré de toutes les qualités que peut posséder un homme. Elle le piste, lui écrit. « Ce que j’ai aimé chez toi, je ne le retrouverai plus chez personne, oui, en un mot, je ne veux plus regarder un seul homme après toi... Je ne peux pas vivre sans toi, et donc bientôt, je vais peut-être me suicider... [4] » En 1877, Tchaïkovski finit par répondre. Antonina le reçoit chez elle, ayant rapetassé coussin et lit, mis quelques fleurs dans un vase, s’excusant devant le « grand homme » de la modestie du lieu. Mais elle a cette audace rare, cette insolence, de lui déclarer tout de go sa passion. Il recule des quatre fers. Les jours passent, la passion d’Antonina ne faiblit pas. Piotr voudrait « blanchir » son homosexualité, il demande Antonina en mariage et lui annonce immédiatement qu’il ne sera jamais l’époux qu’elle imagine, qu’il n’a jamais connu de femme. Il lui propose une relation fraternelle.
Un étrange mariage
Nous ne saurons pas très bien si Piotr Ilitch est réellement attendri par la candeur d’Antonina ou s’il entrevoit une excellente occasion d’exploiter son ingénuité pour contrarier cette réputation sulfureuse : être un « inverti ». Ou même s’il est séduit par le pécule hérité par Antonina. Nous ne savons pas non plus à quel point Antonina était candide. Le film ne dit rien de la manière dont l’homosexualité de Tchaïkovski, et l’homosexualité en général, est perçue dans la société russe du XIXe siècle. Officiellement, elle relève du pénal, mais les poursuites sont rares.
Les voici donc, le 6 juillet 1877, mari et femme. Le mariage, selon les témoins, ressemble à un enterrement. Antonina est dans l’espoir constant qu’il lui concède quelques signes d’amour, il s’applique à fuir le domicile conjugal. Ils ne partagent rien. Elle accepte tout, justifie tout, ne voit rien. Elle dira, dans ses mémoires (tombés dans l’oubli depuis 1913) : « Je le regardais subrepticement, pour qu’il ne s’en aperçoive pas, et je l’admirais énormément, surtout pendant le thé du matin. Si beau, avec des yeux bienveillants qui me faisaient fondre le cœur, il insufflait une telle fraîcheur dans ma vie ! […] Dieu merci, il m’appartient et à personne d’autre ! Maintenant c’est mon mari, personne ne peut me l’enlever... [5] » Elle ne voit rien, pour cause : elle n’a peut-être jamais rien su de l’homosexualité. Sa mère, quelques proches, tentent à demi-mots de l’éclairer, mais elle ne peut pas comprendre, ou ne veut pas comprendre. Ou alors elle s’en moque, certaine de la puissance de sa dévotion ?
Amicales pressions
Pur esprit ? Une esthète ? Non. Antonina a un corps et des désirs, et satisfaire ces désirs, jamais son mari ne le tente. Il a trop de travail, un opéra en cours, sa vie d’artiste. À Antonina, il ne propose même pas ce rôle conventionnel de « muse ». Les « muses » de Piotr Ilitch, ce sont ses amis masculins, ceux avec qui – selon Serebrennikov – se livrer à des distractions dignes des meilleurs « backrooms », avec de superbes athlètes nus. Les amis masculins invitent Antonina à une sombre « fête » où elle est sommée, histoire d’offrir la paix à son mari, de choisir parmi quelques candidats musculeux celui qui lui plaira. Elle dit « non », elle fuit. Son beau-frère Modest (Filipp Avdeev), frère du musicien, l’envoie alors chez sa sœur Sacha (Varvara Chmikova), sans lui en révéler le motif. Tchaïkovski, par l’entremise de ce frère, propose un marché à Antonina : la séparation, moyennant quelques arrangements fonciers et financiers. Antonina dit « non ». Modest prie alors Rubinstein - compositeur et directeur du conservatoire (Miron Fedorov, dit Oxxximiron) - qu’Antonina admire et respecte, de faire pression sur elle pour la convaincre d’abandonner tout espoir de vie conjugale. Les deux hommes font valoir que l’état mental du génie impose de le laisser tranquille, loin de tout souci domestique. Tchaïkovski, de plus, serait malade (après une tentative de suicide – un séjour dans l’eau glacée de la Moskova pour provoquer une pneumonie [6]). Antonina dit « non ». Modest veut protéger Antonina autant que protéger son frère. Sacha expose sans pudibonderie à Antonina les préférences de Piotr Ilitch, et avec beaucoup de bienveillance l’impasse où elle se trouve.
Antonina prend un avocat, Chlikov (Vladimir Michoukov), ami de Tchaïkovski et amoureux d’elle, dont on peut penser qu’il est mandaté par la famille Tchaïkovski. Il devient son amant [7] - ce qui donne à Tchaïkovski un légitime droit au divorce - amant qu’elle insulte et abandonne à la masturbation : « Je suis la femme de Tchaïkovski », point. Elle refuse le divorce. Sa mère a cet avis définitif : « Tu es comme moi, veuve d’un homme vivant ».
La postérité : réécrire l’histoire
Le mariage a duré un an, les époux ont passé à peine une quinzaine de jours ensemble. Antonina ne se remettra pas de cet abandon et finira ses jours dans un asile d’aliénés, mourant en 1917 à soixante-huit ans. Elle laisse des « Mémoires » qui n’ont eu aucun succès, mais que Serebrennikov prend au sérieux, faisant fi du tabou qui affecte cet épisode de la vie de Tchaïkovski. Prenant ses distances avec la doxa construite au fil des années, il s’est appuyé sur les biographies les plus objectives du compositeur. Il a également attentivement lu l’ouvrage du compositeur Valery Sokolov [8] : « Histoire d’une vie oubliée » (1994), qui rend justice à Antonina et note que la présenter comme une « pauvre fille », une intrigante ou une folle hystérique dédouanait le compositeur, très soutenu par ses frères [9], de toute responsabilité face à une femme plutôt solitaire. Le parti pris risqué d’aborder le « cas » Tchaïkovski par le prisme de sa femme est une façon bien cavalière d’honorer le grand homme ! « Grand » ou « aimé » ? À l’enterrement du compositeur (1893), se faufilant dans la foule pour rejoindre le cercueil, Antonina s’interroge : « Sur le ruban… Grand, ou Aimé ? »
La postérité garde au mieux le souvenir d’un malentendu et propose de nombreuses interprétations de l’épisode « mariage de Tchaïkovski », le plus souvent accablantes pour Antonina -– folle, cruelle, opportuniste, névrosée, nymphomane, manipulatrice, garce, pute… - au bénéfice du monument idolâtré qu’est en Russie Piotr Tchaïkovski. Serebrennikov ne participe pas à l’hallali, il prend le parti de mettre à l’écran une tragédie, de montrer une femme qui dit « non », qui, poussant dans ses extrêmes le droit, s’y oppose absolument : tu as voulu le mariage ? Tu l’as. Le film mentionne dès le générique l’absence totale de droits des femmes en Russie à cette époque.
Changer de perspective
Le ministre de la culture russe (Vladimir Medinski, chargé depuis 2022 des négociations avec l’Ukraine), posait une condition au financement du projet : un Tchaïkovski hétérosexuel. La Femme de Tchaïkovski n’est plus à l’affiche en Russie. Les critiques des spectateurs et des professionnels du cinéma sont désormais enfouies dans les archives du web ou exprimées avec la plus grande prudence. Subsistent quelques reproches étranges : pourquoi avoir choisi « l’extrémiste » Oxxximiron, ce rappeur représentatif des Russes vagabonds (désormais « traîtres ») qui vivent aussi bien à Moscou qu’à Berlin ou Londres, pour le rôle de Rubinstein ? Pourquoi noircir la réputation du compositeur emblématique de la Russie ? Quelle importance a cette femme ? Pour Maria Pozina, critique dans « Metro », le film de Kirill Serebrennikov « ressemble à un rêve désagréable et obsessionnel. Ce qui est vraiment intéressant, c’est le jeu d’Alena Mikhaïlova, ses transformations. De souris grise et silencieuse elle devient créature effrayante semblable à une araignée tissant sa toile. » La critique fait-elle allusion à cette scène étrange où l’on voit Antonina, perdue dans une ville chaotique, face à une mendiante ? Peut-être, sachant que la figure du mendiant, dans la culture russe, a une dimension prophétique : la mendiante serait une représentation du destin « dérangé », ravagé, d’Antonina ? Ou à la bacchanale d’éphèbes homosexuels ? Laquelle serait un pied de nez, si l’on peut dire, à l’exécration officielle russe de toute sexualité non traditionnelle ?
Il faut se référer à la presse des « agents de l’étranger » (la presse russe hors de Russie) pour trouver de véritables critiques. Anton Dolin, dans « Meduza », estime qu’en évitant « les anachronismes purs et simples et en s’en tenant aux faits, Serebrennikov a réalisé un film complètement moderne. Il a écrit un scénario original sur Antonina, il a décidé d’avoir une perspective féminine sur une époque que nous ne connaissons presque exclusivement que par les paroles des hommes. [La question est] de savoir si tout est vraiment permis à un génie, puisqu’il est un génie, thèse éternelle et destructrice directement discutée et contestée à l’écran. » Dans « Novaïa Gazeta », Larisa Malioukova repère les questions : « Les femmes ont-elles leur place ici ? Tout est-il permis à un génie ? Où se situent les limites de la liberté, n’est-ce pas là que commencent les blessures et les insultes ? »
Quant à Serebrennikov lui-même, il estime avoir tenté dire quelque chose d’humain sur Piotr Ilitch. « Après tout, tout ce que l’on sait de lui est généralement soit un mensonge, soit une combinaison de spéculation et de doxologie. » Son projet est de répondre à une question : "Où est la place d’Antonina ?", car Antonina, dans un monde patriarcal, veut avoir "sa place". On ne peut que saluer la résolution d’un cinéaste russe et homosexuel [10] à rester étranger à toute misogynie !
En France, de leur côté, les critiques ont prioritairement placé le focus sur la personne de Serebrennikov, sur ses sources de financement, sur ses liens avec Abramovitch, sur sa position quant à la guerre en Ukraine, sans vraiment s’intéresser au film… On glose sur les couleurs ou l’absence de couleurs, les plans en plongée, en contre-plongée, les plans-séquences, le son, le cadre... À lire les critiques, le film aurait dû avoir pour titre : "Tchaïkovski et sa femme". Finalement, beaucoup se rangent à la problématique soviétique : "racontez-nous le génie".
Bonus
Lettres de Piotr Ilitch Tchaïkovski à son frère
« Je voudrais me marier ou généralement communiquer ouvertement avec une femme pour faire taire diverses créatures méprisables, dont je n’apprécie pas du tout l’opinion, mais qui peuvent causer du chagrin à des personnes proches de moi. »
« Une fille m’a même offert sa main et son cœur par écrit, m’expliquant qu’elle était passionnément amoureuse de moi depuis trois ans. Dans sa lettre, elle promet d’être mon « esclave » et ajoute qu’elle a dix mille de capital [11]. Je l’ai vue une fois et je me souviens qu’elle est jolie, mais dégoûtante. En conséquence, je lui ai déclaré un refus décisif. »
Lettre à son amie (et mécène) Nadejda von Meck
« J’ai été face à une alternative difficile : soit conserver ma liberté au prix de la mort de cette fille (la mort n’est pas un vain mot ici, elle m’aime vraiment sans fin), ou me marier. Je ne pouvais pas choisir. J’ai été soutenu dans ma décision par le fait que mon vieux père de 82 ans, tous mes proches, ne rêvent que de me marier. Alors, un beau soir, je suis allé chez ma future femme, lui ai dit franchement que je ne l’aimais pas, mais qu’en tout cas je serai son ami dévoué et reconnaissant. Je lui ai décrit en détail mon caractère : mon irritabilité, mon tempérament inégal, mon insociabilité et enfin, ma situation. Je lui ai alors demandé si elle voulait être ma femme. La réponse fut, bien entendu, affirmative. »
Lettre à son frère, vingt jours après le mariage
« Tolia ! Je t’aime terriblement. Mais ah ! ! comme j’aime peu Antonina Ivanovna ! Quelle profonde indifférence cette dame m’inspire ! Comme je me réjouis peu à l’idée de la voir ! »
NB : S’il l’appelle d’abord « Antonina », elle devient peu après « cette dame » ou « l’épouse ». Peu à peu il en vient aux insultes : « une créature féminine qui porte mon nom », « une dégoûtante création de la nature », « une canaille », « une garce ».
Plusieurs années plus tard, des remords ?
La « Lettre de Tatiana » (Pouchkine), dans Eugène Onéguine, l’opéra, serait-t-elle comme un souvenir pour Tchaïkovski ? Alors qu’il travaille à Eugène Onéguine, il discerne une similitude entre Antonina et Tania… Entre lui-même et Onéguine.
« Je me suis tellement habitué à l’image de Tatiana que pour moi, elle a commencé à prendre tournure comme si elle était vivante, avec tout ce qui l’entourait. J’aimais Tatiana et j’étais terriblement indigné contre Onéguine, qui me semblait froid et sans cœur. Ayant reçu la lettre de Antonina Milioukova, je me suis senti honteux et même indigné de mon attitude envers elle ... Agir comme Onéguine me semblait tout simplement inacceptable. »
Sources
https://theblueprint.ru/culture/his... / https://burninghut.ru/zhena-chajkov... https://dem-2011.livejournal.com/12... / https://24smi.org/celebrity/211638-... / https://www.thevoicemag.ru/lifestyl... https://fr.wikipedia.org/wiki/Piotr... / https://novayagazeta.eu/articles/20... / https://meduza.io/feature/2022/05/1...