Les réactions dans les médias à la mort de Jean Rochefort (le 9 octobre) montrent bien l’immense popularité de cet acteur qui pourtant n’a que rarement été la vraie « star » de ses films.
Il compense les aspects inégaux de sa carrière cinématographique par un physique – silhouette longue et mince, yeux battus et moustache tombante – et une voix grave et chaude hautement reconnaissables. Né en 1930, Rochefort poursuit des études de théâtre, y compris un passage au Conservatoire où il rejoint un groupe prestigieux qui comprend entre autres Annie Girardot et Jean-Paul Belmondo. Comme ces derniers, ainsi que d’autres camarades de promotion moins illustres – Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret, Claude Rich et Bruno Cremer –, il entreprend une longue et éclectique carrière d’environ cent soixante films, sans abandonner totalement le théâtre. On le verra également à la télévision. Entre autres récompenses au cinéma il recevra deux Césars en 1976 – pour Que la fête commence de Bertrand Tavernier – et 1978 – pour Le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer – ainsi qu’un César d’honneur en 1999.
C’est en 1956 que Jean Rochefort apparaît à l’écran dans un petit rôle dans Rencontre à Paris de Georges Lampin – son nom ne figure même pas au générique – et il lui faudra vingt ans et plus de soixante films pour atteindre une vraie notoriété avec les comédies d’Yves Robert Un éléphant, ça trompe énormément (1976) et sa suite Nous irons tous au paradis (1977). Dans ces deux films, du genre « choral masculin », il interprète Etienne Dorsay, un fonctionnaire doux rêveur qui fantasme en apercevant dans un parking une femme superbe (Anny Duperey) dont la robe rouge s’envole lorsqu’elle passe sur une soufflerie, dévoilant ses longues jambes et sa culotte, rouge aussi. On reconnaît évidemment un hommage à la célébrissime scène où la robe (blanche) de Marilyn Monroe se soulève de la même manière dans Sept ans de réflexion (Billy Wilder, 1955). Mais le cœur du film ce sont les rapports entre Etienne et sa bande de potes interprétés par Claude Brasseur, Guy Bedos, Jean-Pierre Marielle et Victor Lanoux. Vision indulgente – parfois drôle, mais parfois non – d’une masculinité régressive face au « pouvoir » des femmes, les deux films font un tabac et restent des œuvres culte. On peut lire dans le numéro d’août 2017 de Vanity Fair France [1] un article sur les dessous du tournage et en particulier la rivalité Rochefort-Bedos au sujet de la compagne dans la vie de ce dernier. La complaisance du film envers les travers de ses personnages se retrouve dans l’article qui voit le film comme une comédie romantique dédiée « à l’homme au moment où s’achève sa toute-puissance bienveillante ». Ah bon ?
Dans sa thèse en cours sur le cinéma des années 1970, Hélène Fiche [2] souligne que l’époque voit fleurir des films sur la masculinité soi-disant « en crise » alors que peu de faits tangibles viennent corroborer l’idée que l’on assiste à la fin de la domination masculine. Comme Philippe Noiret et Patrick Dewaere, Jean Rochefort va suprêmement incarner cette figure d’homme doux, en apparence fragile, voire « victime » des femmes, et néanmoins séducteur et finalement… dominant.
Dans une carrière aussi pléthorique que disparate, on trouve de nombreuses variations sur ce thème. En 1979, des films comme Courage fuyons (Yves Robert) et Le Cavaleur (Philippe de Broca) exploitent gentiment l’aspect veule du personnage pour l’ériger en séducteur. Le but est de rendre son côté « loser » touchant et sympathique. Dans un registre plus violent, Calmos de Bertrand Blier en 1976 atteint des sommets de misogynie glauque en montrant Rochefort et Marielle fuir leurs/les femmes et se réfugier dans une camaraderie franchouillarde (enfin, ils sont libres de manger des tripoux au milieu de la nuit et de l’aïoli sans se laver les dents !). Au machisme agressif de Marielle fait pendant la timidité et la douceur de Rochefort. Les deux larrons sont cependant bien sur la même longueur d’onde. Ils finissent capturés par une armée de soldates vulgaires qui projettent de les violer, et se retrouvent dans un vagin géant…
Plus intéressants sur l’adéquation de Rochefort à « l’air du temps » sont deux films où il est confronté à une grande star féminine, chacune incarnant – à sa manière – l’évolution des femmes dans la société : Brigitte Bardot et Annie Girardot. Dans Á cœur joie (Serge Bourguignon, 1967), Rochefort incarne le mari « compréhensif » de Bardot qui la laisse vivre sa vie : mannequin, elle part à Londres et couche avec un photographe de mode, puis a une liaison avec un excentrique interprété par Laurent Terzieff, mais la compréhension du mari a des limites et elle se retrouve seule à la fin. Comme c’est BB, on ne s’inquiète pas trop pour elle ! Par contre, Les Feux de la chandeleur (Serge Korber, 1972) punit plus sévèrement la femme qui sort du rang. En Madame Bovary du jour, Girardot s’ennuie dans son confort bourgeois, mariée à un notaire de province (Rochefort). Elle s’investit dans la politique et quitte son époux. Mais elle supporte mal la séparation, malgré le soutien de ses deux enfants et au fil des années sombre dans la dépression et la « folie » puis la mort, tandis que, face à elle, Rochefort, remarié à une hystérique, incarne le calme et la sérénité.
Au-delà des années 1970, Rochefort va continuer à incarner des hommes « touchants » dans leur fragilité, notamment dans plusieurs films de Patrice Leconte comme Tandem (1987) ou La Mari de la coiffeuse (1990). Dans ce dernier, où il a la vedette, l’acteur joue encore un héros régressif, dont l’obsession pour satisfaire ses rêves de gamin timide se traduit par son désir d’homme mûr pour une jeune et belle coiffeuse interprétée par l’actrice italienne Anna Galiena. Le fantasme masculin est porté à son comble dans la fin grotesque qui la voit, elle, se suicider, par peur que son mari ne cesse de la désirer.
Sinon Rochefort fait la joie des spectateurs dans d’innombrables rôles secondaires mais marquants grâce à sa voix, à son humour pince-sans-rire, à son élégance souvent qualifiée de « britannique » en raison de ses vêtements bien coupés mais un peu excentriques et de sa passion pour les chevaux, passion qui lui faisait accepter de nombreux films alimentaires qu’il qualifie de « films foin-avoine ». Dans la vie, Jean Rochefort fut aussi un grand séducteur, avec trois épouses successives et plusieurs années de vie commune avec l’actrice et réalisatrice Nicole Garcia (et cinq enfants issus de trois de ces relations). Un modèle bien français de séduction masculine !
Polémiquons.
1. Jean Rochefort (1930 – 2017), 29 juin 2020, 18:49, par Denis
Philippe Noiret, moins illustre ???
2. Jean Rochefort (1930 – 2017), 24 août 2020, 18:45, par Matti Jarvinen
Vous m’avez devancé, M. Denis : Philippe Noiret moins illustre qu’Annie Girardot, on croit rêver...!
Globalement, l’angle de l’article est assez contestable. Une (légère ?) tendance au puritanisme (cf la dernière phrase).
Il plaisait. So what ? comme disait Miles Davis, qui lui non plus ne fut pas un modèle de "vertu" selon certain(e)s.