Flickan I Frak (La Fille en queue de pie, 1926) film suédois de Karin Swanström, projeté dans le cadre du programme « Les Pionnières » de la fondation Jérome Seydoux : dernière projection : mercredi 12 septembre
Grâce à une heureuse initiative de la Fondation Jérôme Seydoux [1] qui présente une série de films de quelques réalisatrices, productrices et scénaristes du cinéma muet, longtemps et encore aujourd’hui si négligées, nous avons découvert un film étonnant : Flickan I Frak (La Fille en queue de pie, 1926), sixième et dernier long métrage de l’actrice suédoise Karin Swanström (1873-1942). [2]
Il s’agit d’une œuvre résolument féministe et qui combat plus généralement le moralisme historique de la puissante église luthérienne, église d’État en Suède jusqu’en 2000, rappelons-le !
L’action se passe dans une petite ville de province, officieusement gouvernée par la veuve Hyltenius, femme âgée à la carrure imposante (rôle tenu par la réalisatrice), la “monarque” de la ville comme nous l’explique un intertitre alors qu’elle avance solennellement vers la caméra dans une rue déserte, suivie d’une pâle et mince “suivante”.
Au collège mixte de la ville, Katja Kock (Magda Holm), élève brillante, a pour “copain” le jeune comte Ludwig von Battwhyl (Einar Axelsson), un vrai cancre, résigné à échouer à l’imminent examen final [3]. Katja lui propose un mois de bachotage sous sa supervision et un bon tiers du film va nous montrer les deux jeunes gens assis chez Katja, penchés sur de gros volumes. Mais il est évident que Ludwig s’intéresse davantage aux attraits de la jeune fille qu’à son examen.
Katja vit auprès de son père veuf, inventeur malheureux, et d’un jeune frère, Curry. A un moment donné, Ludwig reproche à Katja de s’habiller « comme une bonne » et celle-ci de lui montrer qu’elle n’a presque pas de vêtements… à l’opposé de son frère, favorisé financièrement par leur père et dont la garde-robe déborde. La scène est loin d’être anecdotique. Il en est de même d’une visite que nous faisons subitement au château de la famille von Battwhyl, habité en l’absence de Ludwig uniquement par des femmes, cinq « vieilles filles », toutes savantes de haute volée et dont une lesbienne fumeuse de pipe...
L’ensemble de la promotion est reçu à l’examen final… y compris Ludwig à la surprise générale. Celui-ci avoue publiquement que c’est uniquement grâce à Katja. Les élèves veulent fêter l’événement avec un bal dans une guinguette des environs… mais il faut obtenir l’autorisation de Mme Hyltenius. Celle-ci finit par se laisser fléchir… à condition que le bal soit ouvert par elle-même et le vieux proviseur Starck.
Sans consulter son père, Katja commande une robe de bal chez le meilleur couturier de la ville. Mais quand elle annonce son initiative au patriarche, celui-ci téléphone aussitôt au magasin pour annuler la commande. Katja est catastrophée…. Mais ne s’avoue pas vaincue…
Arrive le soir de la fête, présidée par une longue rangée de mères des diplômé.e.s entourant Mme Hyltenius. Le proviseur est en retard… Les pères sont sans doute présents mais mélangés à l’assistance qui s’apprête à danser : ne manque plus que le proviseur, retardé par l’épuisant escalier qui conduit à la guinguette. Ce film est indubitablement placé sous le signe d’un matriarcat… qui prend le relais du règne des pères littéralement à bout de souffle.
Mais tout est bouleversé par l’arrivée de Katja qui a « emprunté » » l’habit à queue de pie de son frère à son insu, s’est coiffée à la garçonne et offre l’image d’une lesbienne « butch »… Le scandale est énorme et Ludwig est aussi choqué que le reste de l’assistance… parmi laquelle quelques hommes sont cependant séduits par cette vision « perverse »… Katja accepte l’invitation à danser d’un homme, puis le délaisse pour danser avec une fille… Ludwig finit par l’emmener de force hors de la salle de bal, mais ils rencontrent le proviseur, patriarche bienveillant qui, à l’écoute des déboires de Katja, la ramène dans la salle de bal pour l’imposer aux matriarches. Mais le père de Katja, alerté par son fils qui ne trouve plus son habit, vient la chercher manu militari et la ramène à la maison. Katja se rebelle et s’enfuit, toujours en queue de pie, jusque chez Ludwig, qui décide de l’emmener dans son château familial où l’aréopage de femmes savantes l’accueille avec sympathie. Ludwig demande Katja en mariage, avec l’assentiment de l’aréopage féminin : mais la tradition veut qu’elle rende visite à toute la famille dont la tante redoutable de Ludwig, Mme Hyltenius, ce qu’elle refuse de faire. Elle préfère gagner sa vie comme servante au château… et elle annonce à la ronde que désormais elle veut consacrer sa vie à la lutte contre les préjugés, tous les préjugés.
Cependant la communauté puritaine a décidé de contre-attaquer en publiant dans le journal local une série d’articles sur les mœurs décadentes de la jeunesse, où la conduite de Katja est clairement condamnée : face à cette campagne calomnieuse, son père décide de lui pardonner.
Mais Ludwig, désespéré que Katja le refuse, décide dans un geste suicidaire de monter le cheval rétif qui lui a déjà causé diverses blessures : cette fois-ci encore il est jeté à terre par le cheval qui fait une embardée face à la voiture du père de Katja, qui arrive au château. Heureusement, c’est un traumatisme crânien sans gravité (!) et les deux amoureux se réconcilient à son chevet.
À la fin, Mme Hyltenius à qui le proviseur a fait la leçon, reconnaît les qualités de Katja et promène les fiancés dans sa calèche à travers la ville pour montrer que tout est pardonné.
Ce film est adapté d’un roman écrit par un homme [4], ce qui pourrait expliquer que le récit oscille entre féminisme et misogynie. Le récit est centré sur la lutte d’une jeune femme contre l’oppression patriarcale, incarnée par un père aussi autoritaire que dérisoire et un frère frivole et arrogant, oppression prise en charge par une femme qui a « passé l’âge de plaire » et par la collectivité des mères revêches, autant de figures classiquement misogynes. Mais notre lecture du film est plutôt qu’il louvoie avec l’esprit de son époque, où la Suède est en passe de s’affranchir du poids de l’église puisque cette autorité féminine est largement contrebalancée par les sympathiques lesbiennes du château. S’explique ainsi également la grande « absence structurante » du film qu’est l’église luthérienne, source « hors champ » de tous ces anathèmes, de ces préjugés contre lesquels Katja veut lutter. Certes, une église apparaît dans le fond de beaucoup de plans, mais aucun pasteur ne pointe le bout du nez. Et cet invisible pouvoir oppresseur est évoqué de façon ironique dans un intertitre qui surgit inopinément vers la fin du film pour déclarer en substance que si les humains croient gouverner leurs actes, en réalité ce pouvoir n’appartient qu’à Dieu !
Mais qui parle ?