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Sarah Brethes

Violences sexistes et sexuelles


par Geneviève Sellier / mardi 16 janvier 2024

Violences sexistes et sexuelles dans le cinéma

Le cinéma français est un des derniers endroits où la domination masculine est légitimée et même valorisée.

Entretien avec Sarah Brethespublié sur Mediapart le 14 janvier 2024

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Pour la chercheuse Geneviève Sellier, les résistances au mouvement #MeToo sont à chercher dans le culte voué à l’artiste masculin en France. Mais la nouvelle brèche ouverte dans cette « forteresse » après les affaires Depardieu et Jacquot est, selon elle, « de plus en plus large ».

Le vent est-il enfin en train de tourner ? Depuis la diffusion d’images montrant Gérard Depardieu – mis en examen pour « viol » et accusé par treize femmes d’agressions sexuelles – tenir des propos abjects sur une fillette de 10 ans avant d’être porté aux nues par le chef de l’État et défendu par une cinquantaine d’artistes dans une tribune orchestrée par l’extrême droite, c’est un « backlash » inattendu qui a eu lieu. Le retour de bâton ne s’est cette fois pas abattu sur les militantes féministes mais sur leurs adversaires : plusieurs textes rassemblant, eux, des milliers de signataires, parmi lesquel·les de très grands noms de la culture, femmes et hommes, ont appelé à mettre fin à l’impunité des agresseurs dans le milieu du cinéma. Jeudi soir, des rassemblements féministes ont eu lieu dans plusieurs villes de France, notamment à Paris, en présence notamment d’actrices comme Anna Mouglalis.

Quatre années après la prise de parole d’Adèle Haenel dans les colonnes de Mediapart, c’est une autre comédienne, Judith Godrèche, qui vient aussi de bousculer les consciences en évoquant publiquement « l’emprise » et la « manipulation » exercées sur elle par le réalisateur Benoît Jacquot alors qu’elle avait 14 ans et lui 40. Et qui donne à voir dans une série, Icon of French Cinema, la puissance de la domination masculine.

Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, animatrice du site collectif de critique féministe Le genre et l’écran, décrypte ce moment.

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Mediapart : Affaires Depardieu, Jacquot, mais aussi Caubère… Comment percevez-vous la séquence traversée depuis quelques semaines par le cinéma français ?

Geneviève Sellier : L’impression que j’ai, c’est que dans les épisodes précédents de #MeToo en France, le milieu du cinéma avait globalement échappé à la reddition des comptes, aussi bien dans le cinéma commercial et populaire que dans le cinéma d’auteur. On avait l’impression que le milieu avait senti le vent du boulet, mais qu’il n’avait finalement pas été atteint.

Ce qui se passe depuis la diffusion du « Complément d’enquête » sur Gérard Depardieu, c’est une prise de conscience nettement plus large dans le milieu du cinéma du caractère systémique du harcèlement et des agressions sexuelles sur les plateaux de tournage.

Jusqu’à maintenant, le prestige et le mythe du cinéma français comme fleuron de notre culture contemporaine avaient réussi à colmater les brèches. C’était retombé. Le fait qu’Adèle Haenel ait renoncé à faire du cinéma est éloquent. C’est l’indice du fait que la forteresse avait réussi à se protéger, notamment dans le cinéma d’auteur.

Mediapart : Pourquoi particulièrement dans le cinéma d’auteur ?

Geneviève Sellier : Ce cinéma est encore plus protégé, car le mythe du génie solitaire, au-dessus des lois, y fonctionne à plein. Les pratiques de séduction/harcèlement sexuel dans les rapports entre les cinéastes et leurs actrices, comme l’épisode Benoit Jacquot l’a illustré, y sont structurelles.

Le cinéma d’auteur fonctionne sur l’emprise d’hommes ayant un certain pouvoir social sur des très jeunes femmes, qui, comme elles sont des femmes et sont très jeunes, n’ont, elles, aucun pouvoir.
Les fortes réactions à cette tribune montrent qu’on est au milieu du gué. Que va-t-il se passer maintenant ? C’est la grande question. Les forces hostiles au changement ont encore des réserves.

Le fonctionnement du cinéma français repose sur un non-dit totalement pathogène : l’expression du génie passe par un rapport amoureux extrêmement éphémère entre le cinéaste et ses actrices. Les exemples de Godard et Truffaut montrent que c’est un modèle ancien, à la fois extrêmement légitime et délétère. En France, c’est absolument structurel : le système repose sur la figure du Pygmalion et il existe un aveuglement total sur ce que cela signifie en termes de domination masculine. Le mythe du génie sert à masquer le fait que la domination masculine continue à s’exercer. Et le cinéma est un des derniers endroits où cette domination se manifeste sans être pointée du doigt. Elle est même légitimée et même valorisée.

Ce système autorise à exercer un pouvoir discrétionnaire et à généraliser les abus de pouvoir. Dans une entreprise classique, l’abus de pouvoir du patron est dénoncé. Pas dans le cinéma.
Le cinéma d’auteur, qui se présente comme subversif, est en fait le milieu le plus réactionnaire et le plus archaïque dans son fonctionnement. C’est le droit de cuissage légitimé par la puissance de l’art.

Mediapart : On a pu entendre, ces dernières semaines, que le monde du cinéma se déchirait autour de l’affaire Depardieu, qu’il y avait une fracture, notamment générationnelle. Est-ce vraiment le cas ?

Geneviève Sellier : Certes, les signataires de la tribune pro-Depardieu ont 70 ans en moyenne. Mais le clivage est surtout entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. Le pouvoir, en France, est aux mains des vieux, qui ont par conséquent la possibilité d’imposer leurs idées archaïques.

Les fortes réactions à cette tribune montrent qu’on est au milieu du gué. Que va-t-il se passer maintenant ? C’est la grande question. Il y a un mouvement de remise en cause des rapports de domination mais le problème est que le cinéma est une économie, mais une économie sans syndicats, et sans contre-pouvoirs. Et ce n’est pas anodin.

Le seul collectif existant est le collectif 50-50. Son objectif, c’est l’égalité, mais pas la remise en cause de la domination masculine. Or on n’arrivera pas au bout de cette bataille si on ne se pose pas la question : « De quoi parlent les films ? »

Le collectif 50-50 ne veut pas toucher à la liberté de création. Tant qu’on est dans cet état d’esprit d’une liberté de création sacralisée, il ne se passera rien. Car derrière ce mythe, il y a une vision individualiste et bourgeoise de la création, qui empêche de se poser la question des représentations. À cause de ce mythe, on avance sur la pointe des pieds.

Si faire remarquer que, dans le cinéma, la plupart des rôles féminins valorisés ne dépassent pas 30 ans, que la plupart des rôles professionnellement intéressants sont masculins, c’est écorner la liberté de création, alors il y a un problème idéologique. Si on n’a pas le droit de pointer les stéréotypes sexistes qui imprègnent le cinéma de fiction, on ne peut pas aller très loin.
Pour les réalisatrices, c’est un peu moins dur qu’il y a dix ans car, aujourd’hui, on peut se dire féministe sans passer pour une folle. Mais je suis frappée par le nombre de films de femmes qui sont prudents dans la dénonciation de la domination masculine et la complaisance des représentations qu’ils proposent souvent. Dans un contexte où la domination masculine s’exerce si fort, si on est trop radicale, on ne fait plus de films.

Mediapart : Pourquoi ce nouveau sursaut de #MeToo survient-il maintenant ?

Geneviève Sellier : La prise de conscience prend du temps. Si quelqu’un comme Judith Godrèche a mis beaucoup de temps à réaliser ce qu’elle avait subi, c’est aussi parce que les mots pour le dire n’existaient pas. Ce n’est pas un hasard si ça arrive maintenant, avec cette notion de consentement dont on ne parlait pas il y a dix ans. C’est tout à fait normal que des très jeunes femmes ne se rendent pas compte de ce qu’elles ont subi, jusqu’à ce que la société accepte de mettre des mots là-dessus.

C’est aussi une question de rapport de force. Au début, c’est très dur. Les premières prennent tout dans la figure, comme ça a été le cas pour Adèle Haenel. Mais elles ouvrent la brèche. Et plus la brèche est large, plus les gens s’y engouffrent.

Aujourd’hui, le réalisateur est la star et ce culte de l’auteur est propre à la France. C’est aussi pour ça que Polanski ou Woody Allen peuvent faire leurs films en France, où ils sont traités en rois, alors qu’ils sont bannis des États-Unis.

Aujourd’hui, la forteresse n’est pas détruite mais la brèche s’est élargie. La question, désormais, c’est la capacité de résistance du milieu à ce mouvement, sachant que le cinéma n’est pas seulement un pouvoir économique. Le cinéma français est aussi tenu par des institutions puissantes, qui résistent à #MeToo, tout en ayant l’air de faire quelques concessions : la Cinémathèque française, le Festival de Cannes, l’Institut Lumière.

J’ignore qu’elle est la capacité de « backlash » du milieu économique, d’autant plus qu’en France, on ne finance pas un film s’il est rentable mais s’il est légitime culturellement. C’est d’ailleurs le principe de l’avance sur recettes : on ne demande pas de rembourser si les films ne marchent pas. Ce fonctionnement protège le système actuel.

Mediapart : Le cinéma français fait figure d’exception – c’est notamment en France que des cinéastes bannis dans d’autres pays, comme Roman Polanski ou Woody Allen, continuent à tourner et être distingués. Comment l’expliquer ?

Geneviève Sellier : C’est tout le paradoxe de la situation actuelle : à la fois on revendique notre excellence dans le septième art, et une politique culturelle que le monde entier nous envie. Cet édifice extrêmement prestigieux légitime un processus de domination genrée systématique, qui n’a pas été entamé par #MeToo en France. C’est en France que ça résiste le mieux.
Dans les pays anglo-saxons, il est entendu que le cinéma est une entreprise capitaliste comme les autres, avec des abus comme dans toutes les entreprises capitalistes. En France, on est laïque et on a remplacé la religion par la religion de l’artiste, seul auteur de son œuvre et au-dessus des lois. C’est pour ça qu’un réalisateur comme Benoît Jacquot se sent suffisamment protégé pour revendiquer publiquement ses relations avec des comédiennes mineures. C’est exactement ce que faisait Éric Rohmer : un de ses copains de la Nouvelle Vague racontait qu’il faisait les sorties des lycées pour draguer. Tout cela est visible dans son cinéma : plus il vieillit, plus ses actrices sont jeunes. La plupart des cinéastes, à commencer par Jean-Luc Godard avec Anna Karina, ont fantasmé sur la figure de la femme-enfant. Non seulement c’est légitimé, mais en plus c’est valorisé, sous couvert de culte de la beauté. Quand on y regarde de près, c’est d’une perversité abyssale !

On arrive par ailleurs à un niveau de contradiction difficilement dépassable : ce qui excite le désir des cinéastes, de jeunes corps féminins à peine pubères, est ce qui fait vendre les films. Et comme la domination masculine est encore intériorisée par beaucoup de femmes, elles aussi aiment ces films où des hommes de 50 ans séduisent des femmes qui ont l’âge d’être leurs filles. On n’est pas très loin d’un fantasme incestueux.

Mediapart : En France, le cinéma est avant tout une histoire de grands hommes…

Geneviève Sellier : Une des caractéristiques de la tradition française est l’idée d’un universel masculin, c’est à dire l’exclusion des femmes de la création. Cela n’existe pas dans les pays anglo-saxons. En France, même quand il y a des écrivaines qui ont un énorme succès de leur vivant, comme George Sand, elles sont effacées par l’histoire littéraire. Rappelons que ce sont les Américaines qui ont redécouvert George Sand !

Le cinéma français est aussi tenu par des institutions puissantes, qui résistent à #MeToo, tout en ayant l’air de faire quelques concessions : la Cinémathèque française, le Festival de Cannes, l’Institut Lumière.

C’est la tradition française de masculinisation du génie, dont la construction remonte au XVIIe siècle. Cela s’est accentué avec le romantisme, avec l’idée du génie solitaire dans sa tour d’ivoire qui a forgé le modèle français de l’artiste. Il a été repris par les cinéastes de la Nouvelle Vague, alors même que c’est grotesque, car un film est une œuvre forcément collective, contrairement à un livre !

Cette notion romantique du génie solitaire a pesé très lourd jusqu’à aujourd’hui. Elle a été transférée dans le cinéma, où elle continue à prospérer. Dans les années 1950, le public parlait des films de Fernandel, Morgan, Gabin. Aujourd’hui, le réalisateur est la star, et ce culte de l’auteur est propre à la France. C’est aussi pour ça que Polanski ou Woody Allen peuvent faire leurs films en France, où ils sont traités en rois, alors qu’ils sont bannis des États-Unis.

Mediapart : Pendant des décennies, ce modèle français, ces réalisateurs, ces acteurs ont été portés aux nues par les critiques de cinéma. Comment l’expliquer ?

Geneviève Sellier : Il y a une complaisance généralisée, on le voit notamment dans « Le Masque et la Plume » [sur France Inter – ndlr]. Les critiques français ne font pas de la critique, ils se livrent à un culte. Ce qui manque à la culture française, c’est un travail critique sur le cinéma, qui n’est fait ni par les médias, ni dans les universités. L’université est l’instrument par lequel se prolonge le culte de l’auteur : on se contente la plupart du temps de faire l’exégèse des œuvres pour montrer à quel point les « auteurs » sont géniaux.

En réalité, le cinéma français est un ensemble très structuré, un dispositif dans lequel il est difficile de trouver des failles. Les implications sociales sont énormes.

C’est un milieu qui fonctionne totalement sur les réseaux. Et c’est la raison pour laquelle #MeToo a du mal à prendre, car le risque d’être blacklisté est énorme, et il n’y a pas de plan B pour celles et ceux qui dénoncent le système.

Comment analyser la prise de parole d’Emmanuel Macron, président qui revendique la lutte contre les violences envers les femmes comme « grande cause » de ses mandats, et qui a qualifié Gérard Depardieu de « fierté de la France » ?

Emmanuel Macron a voulu provoquer et faire diversion, en pleine polémique sur la loi immigration. Mais je pense qu’il a surtout exprimé le fond de sa pensée, qui est une pensée profondément réactionnaire. Jusqu’à présent, il entretenait un flou sur les questions culturelles et sociétales, mais son positionnement à droite toute devient de plus en plus clair.

Ces déclarations sont très graves et tout à fait scandaleuses. C’est un encouragement donné à continuer à fermer les yeux sur les violences sexistes et sexuelles. Les forces hostiles au changement ont encore des réserves.

Polémiquons.

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