https://www.ruedelechiquier.net/les-incisives/360-exploser-le-plafond-.html
Avec l’explosion de #MeTooTheatre, le livre de Reine Prat devient d’une actualité brûlante : si les scandales autour des viols, agressions et harcèlements sexuels se succèdent depuis trois ans dans le milieu du cinéma, c’est maintenant le spectacle vivant qui est sur la sellette, celui dont Reine Prat dénonce le masculinisme et l’entre-soi depuis son premier rapport commandé par le ministère de la Culture en 2006 » .
Après un second rapport en 2009 constatant que rien n’avait changé, lasse de prêcher dans le désert, elle part à l’assaut de la forteresse avec un petit ouvrage qui ambitionne de donner aux féministes des armes pour faire « exploser le plafond ».
Très richement documenté avec toutes les recherches accumulées depuis 20 ans sur la domination masculine dans la culture, l’ouvrage, préfacé et largement inspiré par Geneviève Fraisse, fait le point des conditions historico-culturelles qui ont rendu possible cette domination, avant de passer en revue la mise en place des institutions culturelles depuis Malraux, les législations et les pratiques qui permettent sa persistance, sans que les acteurs en soient la plupart du temps conscients (en particulier bien sûr ceux qui en profitent, mais pas seulement…).
Elle rappelle, avec les travaux d’Eliane Viennot, que l’ancrage de la domination masculine dans la langue française est un processus historique qui peut et doit être déconstruit : il est difficile de penser l’égalité femme/homme dans une langue où « le masculin l’emporte sur le féminin ».
Quant à la « différence des sexes », elle est d’abord la construction historique d’une hiérarchie qui n’a pas grand-chose à voir avec des déterminismes biologiques.
Mais elle est particulièrement active dans la culture du fait de l’imbrication de la sphère professionnelle et de la sphère privée. Contrairement au mythe français d’une culture qui échapperait à la brutalité des rapports sociaux ordinaires, Reine Prat rappelle que c’est le milieu de la culture est de loin le plus inégalitaire (plus encore que l’armée !), du fait que la culture s’ancre (surtout en France) dans le « patrimoine », c’est-à-dire dans un culte rendu aux œuvres du passé, porteuses de valeurs patriarcales qui ne sont pas interrogées et imprègnent aussi la création contemporaine comme le fonctionnement des institutions théâtrales, muséales et musicales. On apprend par exemple que les anciens administrateurs coloniaux furent le fer de lance de la décentralisation culturelle promue par Malraux…
L’impact des productions culturelles est considérable, puisqu’il s’agit de représentations qui construisent l’imaginaire collectif, et rendent ainsi invisibles les dominations de genre, de classe et de race dont elles sont porteuses. Elles construisent des normes qu’il importe de critiquer, à l’encontre du « culte des auteurs » dont la France s’enorgueillit.
Les récentes dénonciations des complaisances dont profitent les violeurs et les harceleurs quand ils sont des « créateurs » (cf. les affaires Adèle Haenel ou Vanessa Springora) met le doigt sur un mal proprement français : l’impunité des « artistes », sous couvert de « liberté de création ». Ainsi le monde de la culture apparaît comme le dernier rempart de la domination masculine, aux antipodes de la « subversion » dont il se réclame si souvent.
C’est finalement la conception française de la culture, avec le culte de l’auteur (blanc et masculin) comme génie au-dessus des lois, que Reine Prat met en cause. Cette vision du « créateur » est profondément toxique, comme le confirme #MeTooTheatre. Elle est structurellement inégalitaire, dominatrice et antidémocratique. C’est cette conception qu’il faut changer.