La 11e édition du festival « Elles tournent » à Bruxelles vient de se dérouler. C’est le seul festival de Belgique qui ne propose que des films réalisés par des femmes et qui invite les réalisatrices, les acteurs et les associations féministes à débattre après les projections. Quatre jours d’immersion dans les expériences, les témoignages, les révoltes et les désirs des femmes. Cette année ces rencontres mettent l’accent sur le rapport des femmes à la politique. Elles y sont actives depuis longtemps et ne sont pas près de s’arrêter.
Les films de femmes sont peu financés et mal distribués, on entend parfois que le cinéma féminin serait trop rare pour être visible mais un festival comme « Elles tournent » reçoit 300 films et à peu près autant de documentaires. C’est l’association qui, avec l’aide de bénévoles, visionne et sélectionne, assure le doublage pour favoriser la diffusion et organise le festival dans un cinéma de quartier, le Vendôme.
Quatre jours de débats, de convivialité pendant lesquels on fait connaissance et on échange entre les projections. Le programme riche, varié, dense se déroule dans deux salles, obligeant les participant.e.s à des choix cornéliens.
Au fur et à mesure des années « Elles tournent » a pris de l’ampleur, participe à des colloques internationaux sur la place des femmes dans la culture audiovisuelle, collabore à d’autres manifestations comme le Festival International de Films de Femmes de Créteil et participe aux commissions de travail organisées par le ministère de l’égalité des chances. L’année 2018 était aussi celle du lancement de « Écrans pour le changement », base de données en ligne des films sur des thèmes de violences genrées et sur les stratégies pour y mettre fin.
Pour consulter le programme et en savoir plus : http://ellestournent.be/?page_id=15270
On the Basis of Sex (Une femme d’exception)
Mimi Leder, USA, 2018
Mimi Leder, née en 1952, vit à Los Angeles, elle est la première femme lauréate de l’American Film Insitute. Depuis les années 90 elle réalise et produit des téléfilms, des séries et des films à gros budget dont le plus connu et le dernier en date est The code avec Antonio Banderas et Morgan Freeman (2009).
On the Basis of Sex est un biopic sur Ruth Bader Ginsburg (RBG). RBG est née en 1933, elle est aujourd’hui la doyenne de la plus haute instance juridique des Etats-Unis, la Cour suprême, composée de 9 membres dont trois femmes. Elle s’est fait connaître dès les années 70 comme avocate pour sa lutte acharnée contre les discriminations sexistes ; elle cumulait trois handicaps, je la cite, « juive, femme et mère » et se voyait comme une « enseignante de maternelle » face à des juges pensant que les discriminations sexistes n’existaient pas. Elle est nommée membre de la Cour suprême par Bill Clinton en 1993 et se révèle la plus progressiste des juges. Malgré son devoir de réserve, elle a qualifié le candidat Trump d’imposteur. En 2018 elle a voté un arrêt réaffirmant le droit à l’avortement et s’est opposée à l’administration Trump concernant le droit des demandeurs d’asile. Elle est devenue une icône de la jeunesse, des gays et de la résistance à un gouvernement profondément réactionnaire ; son visage émacié, ses cheveux tirés en arrière et ses grandes lunettes ornent t-shirts et mugs sous son regard amusé.
Le titre On the Basis of Sex est extrait d’un de ses discours : « Discrimination on the basis of sex is not just a women’s issue, it’s an injustice that affects us all. » Le film commence en 1956 quand Ruth entre dans la prestigieuse université Harvard. Le premier plan nous met tout de suite dans le bain, c’est la rentrée universitaire, la caméra suit sa robe bleue au milieu d’un flot d’hommes en costume sombre tous blancs. L’université n’est ouverte aux filles que depuis six ans et en 1956 elles sont 9 seulement pour 500 hommes. Elle est mariée à un étudiant en droit et mère d’une petite fille. Les discours du doyen et des professeurs ne sont qu’au masculin, ils sont hostiles à cette nouvelle mixité. Dans une des premières scènes, le doyen fait l’effort d’inviter à dîner les neuf étudiantes pour célébrer leur présence ; il demande à chacune d’elle de justifier son choix de suivre des cours en droit. Elles se font rabrouer car leur place est au foyer ! Ruth imperturbable répond que c’est pour mieux comprendre ce que lui raconte son mari quand il rentre le soir, réponse qui ravit enfin le doyen.
Ce film qui dure deux heures et pendant lequel on ne s’ennuie jamais, alterne avec talent les moments d’humour et de tension dramatique. Il nous raconte les difficultés et les injustices faites aux femmes dans l’université et plus largement dans la société. Ruth sortira première de sa promotion à Harvard et obtiendra aussi un diplôme de l’université de Columbia. Malgré ses excellentes références elle ne trouvera aucun travail d’avocate, ce n’est pas la place d’une femme, elle ne doit pas prendre celle d’un homme. Elle devient par défaut professeure de droit. Et c’est en l’enseignant qu’elle s’intéresse plus particulièrement à une centaine de lois discriminantes alors que la constitution prône l’égalité entre les sexes. En s’attaquant aux discriminations faites aux femmes elle ne trouve aucun soutien dans aucun cabinet d’avocat. Elle décide donc, à rebours, de défendre un cas emblématique de discrimination faite aux hommes. Les seuls métiers accessibles aux femmes sont dans le soin et dans l’enseignement, mais un homme qui soigne sa mère n’a pas le droit de percevoir à ce titre des indemnités : voilà l’angle d’attaque par lequel RBG se fait connaître et à partir de quoi elle va essayer de montrer que les 112 lois discriminant les femmes sont anticonstitutionnelles. A la faveur d’une rencontre avec l’activiste juriste et féministe Dorothy Kenion se pose la question : Faut-il changer en premier les mentalités ou le droit ? Chacune y répond à sa façon.
Ce biopic réalisé avec l’aval de RBG balaye vingt ans de sa vie des années 50 aux année 70 et c’est avec une certaine émotion qu’on la voit apparaître au dernier plan montant les marches de la Cour suprême, la démarche assurée et le regard toujours aussi malicieux.
Girls always happy
Yang Mingming, Chine, 2017
Yang Mingming, née en 1987, est réalisatrice, actrice, scénariste et monteuse. Elle travaille et vit à Pékin. En 2012 elle a réalisé son premier film, Female director, avec un appareil photo et deux actrices, dont le succès immédiat a lancé sa carrière. Avec Girls always happy, elle a remporté de nombreuses récompenses à Berlin, Edimbourg, Seattle, Hong Kong, Seoul et Shangaï.
Girls always happy est une comédie grinçante qui réunit deux femmes, une mère et sa fille (interprétée par la réalisatrice), vivant pauvrement dans un vieux quartier (hutong) de Pékin voué à la démolition, dans un deux-pièces avec pannes de courant et fuites d’eau. La mère écrit des romans et des poésies sans succès, la fille écrit des scénarios et en vend de temps en temps. Les plans rapprochés et les gros plans de la première partie du film ainsi que l’étroitesse du logement qu’elles partagent soulignent la relation ambivalente mère-fille, entre haine et amour.
La mère est veuve, la fille est célibataire. La mère rencontre un ancien amoureux divorcé qui a un petit commerce de linge qu’il trimballe dans sa voiture mais il ne lui laissera lâchement qu’un coussin et une paire de draps en souvenir après une scène de son ex-femme jalouse. La fille a un amant producteur de cinéma plus âgé et plus intéressé par son physique et sa jeunesse que par ses talents de scénariste et sa forte personnalité. Comment s’en sortir quand on est une femme chinoise indépendante voulant vivre de sa plume sans céder au mariage, à la prostitution ou aux petites combines, comme le montrent certains personnages secondaires ?
Le film est divisé en trois parties intituliées « lait », « agneau » et « melon » dans lesquelles chaque aliment prend une place centrale. La nourriture est importante dans le film et dans leur vie. Manger est une façon d’échapper à la pression, au stress et sert à libérer les émotions. La scène où la mère pleure bouche ouverte pleine d’un œuf dur mâché parce que sa fille ne l’aime pas ou l’aime mal, est d’une drôlerie pathétique, manipulatrice et peu ragoutante. Leur relation est une succession de chantages affectifs et de réconciliations.
Mais c’est tout compte fait la complicité, le refus de quitter ce quartier en démolition et leur style de vie qui les fera avancer vers un avenir sans concession qu’elles souhaitent meilleur.
Journal de ma tête
Ursula Meier, Suisse, 2017
Ursula Meier est une réalisatrice franco-suisse, scénariste et productrice née en 1971, qui a étudié le cinéma en Belgique ; elle a été récompensée à plusieurs reprises par de prestigieux prix comme l’Ours d’argent au festival de Berlin en 2012 pour L’enfant d’en haut. Depuis 1994 elle a réalisé une dizaine de films de fiction et de documentaires.
Elle fait partie d’un collectif de quatre cinéastes suisses-romands à qui la télévision suisse a commandé une série sur des faits divers. Ursula Meier a donc épluché les journaux pour finalement jeter son dévolu sur l’histoire d’un double parricide. Puis elle a consulté les nombreuses archives du procès pour écrire son scénario.
Elle a cherché ensuite les acteurs pouvant porter ce projet, le choix de Kacey Mottet-Klein était évident pour elle, il a déjà une longue carrière d’acteur puisqu’il a commencé à l’âge de 10 ans et qu’il en a 20 aujourd’hui. Ursula Meier avait réalisé en 2012 L’enfant d’en haut avec lui et en 2015 un court-métrage documentaire sur lui : elle voulait le saisir avant qu’il ne perde son physique d’adolescent. Il lui fallait aussi une actrice avec une voix pour lire en off des extraits du journal. Et quelle plus belle voix que celle de Fanny Ardant ?
La série s’intitule Ondes de choc et le téléfilm Journal de ma tête en est un épisode.
Quand le film commence, la caméra tourne autour de la tête d’un jeune homme, le cou, une oreille dégagée, les cheveux ras, le front, un sourcil en plans très rapprochés comme si elle essayait d’y pénétrer, puis elle nous dévoile dans un plan plus large le garçon de dos à son bureau : Benjamin Feller termine d’écrire une liasse de feuillets qu’il met à la poste. La lettre est adressée à Esther Fontanel, sa professeure de français. Puis il quitte sa chambre pour abattre ses deux parents avant de se rendre à la police. On découvre la professeure dans sa classe devant les élèves, elle leur fait étudier l’autobiographie et pour cela, comme pratiquement tous/tes les enseignant.e.s, elle demande à chacun.e d’écrire un journal qu’ils liront en classe. La police vient la chercher pour connaître le contenu de l’enveloppe et comprendre le geste du jeune assassin. A partir de ce moment la caméra resserre ses plans sur le visage d’Esther, piégée par une affaire qui la dépasse. Elle vit seule pour et par la littérature et se trouve confrontée à une réalité qui lui échappe. Comment expliquer un tel geste, le journal ne montre que mépris pour ses géniteurs et rien de plus, Benjamin y parle de cette obsession qui l’envahit, de cette urgence de passer à l‘acte dont il ne peut se débarrasser.
Est-elle responsable de ces égarements comme le pense le juge d’instruction qui la traite de manipulatrice ? On ne donne pas à lire impunément Sartre, Cendrars et autres révoltés sans entraîner de terribles conséquences dans ces jeunes têtes encore immatures. Elle oppose à ces idées simplistes et toutes faites le droit à la réflexion, au libre arbitre et à l’émergence des sentiments. L’avocate, pour sa plaidoirie, souhaiterait aussi la rendre responsable mais le jeune homme refuse.
Esther en arrive à douter et à culpabiliser. Elle va suivre son ancien élève et lui rendre visite jusqu’à sa sortie de prison. Il faudra la parole d’un psychologue de la prison pour lui faire comprendre qu’elle ne lui a fait aucun mal mais au contraire qu’elle l’a énormément aidé en l’accompagnant pendant sa détention. Le regard ardent d’Esther, son âge, ses rides, sa voix, sa beauté et sa solitude accompagnent et servent admirablement cette histoire sans que nous ayons à subir le trop habituel rapport de séduction.
The Heart
Fanni Metelius, Suède, 2017
Fanni Metelius est née en 1987 en Suède ; elle est réalisatrice, actrice, productrice, monteuse et scénariste (avez-vous remarqué comme les femmes savent cumuler les compétences ?). Elle a gagné de nombreux prix pour ses courts-métrages. Pour The Heart, elle raconte que c’est à la suite d’une rupture amoureuse qu’elle a commencé à écrire le script ; elle voulait raconter une histoire d’amour autrement, elle voulait filmer l’intimité d’un couple qui se forme et se défait et elle explique qu’elle ne voulait pas imposer ça à une actrice, ce qui explique son choix de jouer le rôle principal. Pour écrire son scénario elle a effectué des recherches sur les normes en matière d’amour, de sexe et d’intimité, en lisant bell hooks [1] (écrivaine féministe américaine), Karin Holmberg (sociologue féministe suédoise) et Bertell Ollman (philosophe marxiste américain).
C’est le film le plus jubilatoire et le plus innovant que j’ai vu depuis longtemps.
The Heart, le cœur, est le symbole des sentiments qui évoluent entre Mika et Tesfay. Le film démarre sur une conversation entre étudiant.e.s au sujet de la masturbation : ce sont les filles qui s’expriment. Nombreuses sont celles à défendre cette pratique bien commode pour assouvir leurs envies quand elles n’ont pas de partenaire, seule Mika y est opposée et déclare : « quand j’ai envie de baiser je cherche un mec ». Elle termine ses études de photographie et croise Tesfay qui, dans la même école d’art, étudie la musique. Elle est directe, spontanée et lui propose tout de suite de venir chez elle, lui est plus réservé, on sent tout de suite qu’il lui faut un peu de temps pour entamer une relation. Ils vont tomber amoureux mais pour Mika l’amour et le sexe ne font qu’un et quand elle aime beaucoup elle baise beaucoup alors que Tesfay se passerait bien de sexe. Petit à petit leur lien se distant, elle travaille comme vendeuse, lui passe son temps avec une console de jeux affalé devant la télé. Quand elle rentre le soir, la vaisselle est accumulée dans l’évier et à son « merci pour la vaisselle » dépité, il répond un « de rien » qui la met hors d’elle. Ils se séparent, se croisent, se rabibochent. Ils s’aiment mais pas toujours en même temps. C’est la vie à deux qui ne leur convient pas et ils se séparent. Elle déprime, pense à lui et ne fait plus l’amour, plus envie.
Sur le conseil de ses amies elle drague un homme rencontré dans un bar et l’amène chez elle. Et on assiste là un magistral, intelligent et hilarant renversement du film porno. Son partenaire qui a certainement vu trop de films X crache sur son sexe pour mieux le lubrifier alors avec surprise et humour elle lui demande d’un air mutin mais très déterminé de la lécher et de s’excuser.
A la fin du film, seule dans son lit et avec son ordinateur, elle découvre les joies de la masturbation et quand Tesfay lui demandera de reprendre la vie à deux, elle tournera la page définitivement pour se balader heureuse dans une ville remplie de femmes de tous âges souriantes, seules ou en groupes et épanouies.
Dans une interview, la réalisatrice déclare qu’elle a voulu créer des images qu’elle n’avait jamais vues auparavant, montrer une histoire d’amour du point de vue féminin dans toutes ses dimensions et où une femme prendrait la décision de rompre. Pari réussi ! Et avec quel brio.
Juck
Olivia Kastebring / Julia Gumpert / Ulrika Bandeira, Suède 2018
En commençant à rédiger ce panorama du festival « Elles tournent », j’avais décidé d’éliminer les courts-métrages mais je ne résiste pas à l’envie et au plaisir de vous faire découvrir un groupe de six performeuses suédoises « Juck », qui intervient dans des lieux publics ou sur scène. Juck en suédois signifie "poussée". Elles sont habillées en tenue d’écolières, kilt, chemise blanche, cravate et chaussettes montantes, elles dansent en prenant des postures très masculines et revendiquent par leur gestuelle la place de la sexualité et du corps des femmes dans l’espace public. Jambes écartées, genoux fléchis elles basculent le bassin d’avant en arrière d’une manière décalée qui provoque dans la salle rire et jubilation et dans l’espace public stupeur, rires (parfois gênés) et étonnement. On se met à rêver d’en faire autant… Voici le lien à déguster sans modération https://www.juck.org/about