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Vero Cratzborn / 2020

La Forêt de mon père


>> Marion Hallet / jeudi 16 juillet 2020

Le trouble mental d’un père vu par sa fille


La Forêt de mon père, co-production belge-franco-suisse et premier film de fiction de la réalisatrice Vero Cratzborn, aborde le sujet délicat de la santé mentale à travers le regard d’une adolescente, aînée d’une fratrie de trois enfants. Jimmy (Alban Lenoir), le père de famille, présente une personnalité au premier abord fantasque, imprévisible et fantaisiste (du moins pour ses jeunes enfants), mais il bascule progressivement dans un état de plus en plus inquiétant et, finalement, dans la psychose. Le film montre l’incompréhension, les doutes, les peurs et la colère des membres de sa famille, chacun.e recevant des bribes d’information qu’ils/elles ont du mal à comprendre. Cette incertitude qui imprègne le récit de Cratzborn s’exprime également dans la façon dont elle filme et dont elle fait le montage. Le film montre les troubles mentaux à hauteur des enfants, on est donc bien loin du sensationnalisme, du spectacle, de l’exhibition encore si commun.es au genre (Black Swan de Darren Aronofsky en 2010, ou Joker de Todd Phillips en 2019 par exemple), mais la réalisatrice n’a pas pour autant pris le parti du sentimentalisme ou de la condescendance justement parce qu’il s’agit d’enfants.

Ce qui peut donc passer pour de la maladresse, un manque d’exposition ou de développement reflète plutôt l’impression de déséquilibre, l’incertitude et la confusion que ressent l’héroïne du film, Gina, 15 ans, magnifiquement interprétée par Léonie Souchaud qui a l’âge du rôle (à un an près). L’atmosphère d’incompréhension et de malaise qui habite le film de Cratzborn correspond au regard de l’adolescente et à sa façon d’appréhender les effets que la pathologie de son père provoque sur leur famille, notamment la rencontre de Gina avec le monde des soins psychiatriques qui se fait sous le signe de la distance imposée et de l’interdit : elle voit le médecin briefer sa mère, mais elle ne fait pas partie de la conversation, sa mère elle-même peine ensuite à lui expliquer la situation, il lui est aussi interdit de voir son père, etc. Tout échappe à Gina qui transmet sa confusion au spectateur/trice. Elle se montre donc en colère, combative, elle va jusqu’à élaborer un plan pour faire sortir son père de l’hôpital dans lequel il est admis (contre son gré) afin d’être traité suite un premier puis au second épisode psychotique.

Gina, en tant que fille aînée, doit également assumer des rôles trop importants et inhabituels pour son âge car la précarité guette la famille (le père a perdu son emploi et la mère est aide-ménagère) : elle console et seconde sa mère, elle protège son petit frère Tony et sa petite sœur Nora, elle défend ardemment son père. Le film nous donne à voir, comme une réponse à un ordre « naturel », cette jeune fille se démener pour préserver le peu d’équilibre qu’il reste à sa famille, et cela passe par la reproduction de gestes socialement codés comme « féminins » – cuisiner, lessiver, laver. La Forêt de mon père, qui met judicieusement l’accent sur les troubles mentaux d’un père vus par sa fille, est pourtant trop complaisant à l’égard de Jimmy. Le diagnostic mental, s’il offre des explications sur les comportements des individus, n’en constitue pas pour autant une excuse. Ceci est d’autant plus flagrant que l’histoire place Gina, en raison de son âge, à un moment critique dans son parcours de vie : elle est en train de perdre certains repères (l’humour de son père, sa légèreté, son regard unique notamment sur la nature et ses enseignements), alors qu’elle-même est en pleine transition entre l’enfance et l’âge adulte. Si le film prend le temps de montrer le visage de Gina et son incompréhension face à la perte (temporaire) du père, il échoue à vraiment disséquer les conséquences psychologiques engendrées par la reconfiguration familiale vécue par la jeune fille – cette période de crise est synonyme de nouvelles injonctions sociales pour elle, notamment celle de devoir « jouer » à la petite maman avec tout ce que cela implique (l’effacement et la négligence de soi et de ses besoins, un altruisme souvent démesuré, un sens du sacrifice, etc.). Comme le film adopte souvent le point de vue de Gina, jeune adolescente qui idolâtre son père, il ne montre pas comme tel l’égoïsme ordinaire de Jimmy, père de famille patriarcal typique. Pour Gina, la défaillance de son père est sa maladie, mais il lui est beaucoup plus difficile, voire impossible, de reconnaître une autre forme de défaillance préexistante à la crise actuelle – celle de la conformation traditionnelle des rôles de genre.

Ceux-ci sont davantage exposés (bien que pas dénoncés) via l’autre grand rôle féminin du film, Carole (Ludivine Sagnier), « mère courage » aimante, mais épuisée. Face à ses enfants et surtout à Gina qui l’oppose à la figure paternelle adorée, elle passe pour la méchante, celle qui ne comprend pas ou ne veut pas comprendre. C’est pourtant sur Carole que toutes les responsabilités (financières, ménagères, familiales) retombent et l’on comprend vite que c’était déjà le cas avant la maladie de Jimmy. On ne sait pas si le comportement irresponsable de celui-ci au début du film est déjà dû à la détérioration de sa santé mentale ou s’il s’agit d’une désinvolture habituelle vis-à-vis de son épouse, de son travail et de ses responsabilités paternelles. On observe en effet dans la famille de Gina ce que vit un très grand nombre de familles hétérosexuelles : la majorité des tâches et la charge mentale incombent la plupart du temps à la mère de famille. En résulte une dynamique de couple où le père passe pour le parent sympa, et la mère pour la mégère pénible. Cette dissymétrie s’accentue lorsque des décisions difficiles lui incombent : c’est Carole qui appelle les secours lorsqu’elle se rend compte que son mari la met elle-même et ses enfants en danger, ce qui lui vaudra les foudres de sa fille aînée. Le film montre bien les points de vue de la mère et de la fille, les oppose, mais se garde de porter un jugement. Après le départ de son père, Gina s’enfuit dans la forêt mais Carole ne la suit pas. Elle comprend que sa fille grandit et lui fait confiance, chacune s’oppose à l’autre mais la mère respecte l’expression différente de la douleur de sa fille. Entre toutes les tâches domestiques, familiales, éducatives auxquelles elles font face, elles se retrouvent pour un trop rare moment complice, un peu gênant aussi (il peut être contrariant pour une fille de voir sa mère baisser la garde le temps d’un instant de détente, un verre de vin à la main), dansant sur une jolie chanson interprétée par Sagnier elle-même (écrite et composée par Manuel Roland).

Le passage à l’âge adulte pour Gina est sans doute le moment le plus faible du film car il est ancré dans une série de rituels hétéro-normés qui mettent l’accent sur le corps de l’adolescente et sur des dynamiques de genre archaïques. Pour faire évader Jimmy de l’établissement psychiatrique (tentative qui échouera), Gina s’allie à Nico, un gentil garçon de son quartier, et adopte des codes de féminité qui l’hypersexualisent (elle emprunte une robe décolletée, des talons, arrange ses cheveux d’habitude laissés longs et non-coiffés, et se maquille – sans doute pour la première fois) afin de passer pour une adulte de 18 ans et entrer dans l’hôpital. Le regard et l’attitude de Nico changent instantanément. Gina passe de la jeune fille qui grimpait aux arbres en compagnie de son père, que Nico trouvait intrigante et soutenait de loin (par un regard, par un sourire) dans une situation qu’il devinait compliquée, à un objet de désir envers lequel il se montre dur et macho. Aucun élément n’est fourni pour donner sens à ce revirement. A croire que les rituels de séduction et les rôles des protagonistes, définis selon leur sexe, sont immuables ; je soupçonne qu’il s’agit plus d’une paresse d’écriture que d’une réelle incompréhension des dynamiques de genre que l’on tarde à renouveler dans le cinéma francophone… Car la fin du film propose une sorte de rédemption d’un point de vue genré : Gina retrouve une certaine stabilité personnelle et se réapproprie la forêt selon ses propres termes en y incluant ce nouvel élément qu’est la découverte de l’amour naissant. La forêt du titre fait référence à celle en lisière de l’immeuble où vit la famille de Gina, c’est aussi une métaphore de la situation des enfants : la forêt, d’abord découverte en compagnie de leur père, est protectrice, elle est ensuite synonyme de danger (Jimmy les y abandonne en pleine nuit). A la fin, après avoir parlé avec son père qui commence à voir les effets bénéfiques de son traitement, Gina est plus rassurée et retrouve Nico dans la forêt, à qui elle dit qu’il pourra l’embrasser quand le feu à côté duquel ils se sont blottis sera éteint, et ils échangent un sourire complice sur lequel le film se termine.

Vero Cratzborn signe donc un premier long-métrage sensible et personnel (elle s’inspire de sa propre histoire et elle avait déjà réalisé plusieurs court-métrages au sein d’établissements de santé mentale), un peu maladroit par moments, mais néanmoins ambitieux. L’histoire des trois enfants de Jimmy et Carole est aussi celle de beaucoup de jeunes de leur âge, témoins malgré eux des troubles mentaux d’un membre de leur famille. Les jeunes sont alors souvent laissés pour compte car on omet de leur donner des clés pour comprendre la souffrance de leur proche, mais aussi ce que cette disruption provoque en eux. La Forêt de mon père n’est pas un film sur le père et sa pathologie (jamais nommée), ce n’est certainement pas un film sur la psychiatrie non plus, mais bien un film qui montre la nécessité de prendre en compte les enfants qui côtoient un proche atteint d’un trouble mental qu’ils ne comprennent pas. Dommage que les relations de genre ne bénéficient pas de la même finesse d’attention.


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