Deux visions opposées de la réalité sociale
L’actualité des sorties cinéma/télévision nous offre un contraste saisissant : d’un côté un téléfilm pour Arte avec Isabelle Adjani, marqué par un fatalisme qui instrumentalise complètement le personnage féminin, une médecin du travail dans une entreprise de téléachat ; de l’autre un film qui raconte avec l’énergie extraordinaire de l’actrice danoise de Borgen, Sidse Babett Knudsen, la bataille homérique d’Irène Frachon contre le laboratoire Servier et l’inertie de l’administration de la santé publique.
Après avoir sadisée Isabelle Adjani via une classe de banlieue dans La Journée de la jupe (2012), la chaîne culturelle franco allemande la distribue dans un rôle de médecin du travail au bout du rouleau, dont la première apparition, complètement défigurée par un patient qui l’a agressée (et qui, on l’apprend par la suite, s’est suicidé), symbolise le traitement que lui fait subir le téléfilm. Pendant 90 mn, elle promène son masque tragique dans une entreprise de téléachat dont les employés manifestent tous (et/ou provoquent) diverses formes de souffrance au travail. La plupart du temps hagarde, elle erre dans les couloirs vides d’un immeuble en verre symbolisant la modernité aliénante et mortifère. Filmée de façon assez prétentieuse, avec des décalages constants entre le son et l’image, et sans que jamais un peu d’humanité ordinaire et quotidienne ne soit accordée au personnage principal, cette histoire de souffrance au travail donne une impression caricaturale qui dessert finalement sa cause. Un peu moins d’esthétique distanciée et une narration plus modestement ethnographique auraient sans doute permis de donner plus d’épaisseur et de complexité aux personnages. Peut-être y-a-t-il un rapport entre cette vision outrageusement fataliste du monde social et le fait que les auteurs en sont deux hommes, le réalisateur Louis-Julien Petit, qui l’a adapté du roman de Marin Ledun, Les Visages écrasés (tout un programme !)…
A l’opposé, La Fille de Brest, réalisé par Emmanuelle Bercot, à la demande des productrices de Haut et Court, Caroline Benjo et Carole Scotta, d’après le livre d’Irène Frachon, scénarisé par Séverine Bosschem, diffuse une énergie électrisante, pour raconter une histoire qui relève pourtant de la même réalité sociale : l’affrontement d’une médecin avec la logique capitaliste impitoyable d’une entreprise. La réussite du film est pour beaucoup dans l’incroyable énergie que dégage l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen, qui nous avait pourtant habitués à plus de retenue dans la remarquable série politique danoise Borgen.
Je ne peux pas m’empêcher de voir un rapport entre une vision totalement noire et « chic » du monde social où les auteurs masculins déplacent sur une femme leur fatalisme, et une vision dynamique, combattive et stylistiquement modeste de cette même réalité sociale, dont les auteures sont une extraordinaire équipe de femmes, depuis les productrices jusqu’à l’actrice principale qui porte le film.
La qualité du film de Bercot tient aussi à sa capacité à construire des personnages complexes, comme celui qu’incarne Benoît Magimel, ce professeur qui dirige une équipe de recherche et paiera le prix fort (l’annulation de tous ses crédits) pour avoir osé mettre ses compétences au service des malades : il abandonne la bataille faute de moyens, contraint finalement de s’exiler au Canada. Le film évite tout manichéisme en montrant que ce qui permet à Irène Frachon de tenir, c’est son rapport affectif au monde social, son « goût des autres », alors que le chercheur, isolé dans son labo, est paradoxalement plus vulnérable.
Cette description terrifiante du pouvoir de nuisance des laboratoires n’entraîne pourtant aucun fatalisme, au contraire du film d’Arte, qui donne littéralement envie de se tirer une balle dans la tête (ou de se jeter par la fenêtre, ce que fera la protagoniste). En ces temps de droitisation politique alarmante, le goût du noir tel que le pratique le cinéma d’auteur au masculin, y compris celui que produit Arte, montre ses effets délétères…
>> La Fille de Brest - Générique
>> Carole Mathieu - Générique
Bande-annonce de Carole Mathieu
Polémiquons.
1. La Fille de Brest vs Carole Mathieu, 2 décembre 2016, 09:30, par thérèse Locoh
J’ai vu il y a 2 jours "La fille de Brest" et je suis aujourd’hui encore dans cette "énergie électrisante" dont parle votre critique. Un scenario resserré, un jeu splendide des acteurs, aussi bien Benoit Magimel que Sidse Babett Knudsen, un montage très efficace, tout cela explique la force du film. Je partage tout à fait le commentaire sur l’importance déterminante du fil féministe dans le scénario.
Pas vu l’autre film mais pas très envie de le voir...
2. La Fille de Brest vs Carole Mathieu, 19 décembre 2016, 22:44, par brigitte
La fille de brest est avant tout un magnifique portrait de femme, ni belle ni moche, qui jure comme un charretier et se bat avec coeur. C est rare de voir ca sur les ecrans et c est evident qu une femme a fait ce film, puisqu a aucun moment ce personnage ne mise sur ses fesses ou ses seins pour avancer. Fesses ou seins qu un cineaste homme aurait forcement mis en avant z un moment ou a un autre ! Pas d histoire de cul pour faire diversion et ca fait du bien ! Merci mme bercot.... :)
3. La Fille de Brest vs Carole Mathieu, 22 décembre 2016, 21:28, par Mathias
Je n’ai pas vu Carole Mathieu (chacun a ses limites d’endurance et de souffrance), mais j’ai été très dérangé par La fille de Brest. Je le trouve très problématique sur le plan politique, parce qu’il me semble "naturaliser" un rapport de pouvoir entre une médecin et ses patientes. Or comme le dit Martin Winckler la relation de soin ne peut pas être une relation de pouvoir. Mais, là, le personnage d’Irène Frachon se permet d’houspiller ses patientes, de dire "je sais", "j’ai le pouvoir de guérir les autres". Le film étant sans distance vis-à-vis de son personnage, il me semble très difficile d’avoir la place pour être dérangé par son comportement qui me semble représenter une médecine archaïque.
Mais plus encore, c’est le rapport entre hommes et femmes qui m’a interpellé et même fait penser à la fameuse Journée de la jupe (sans bien sûr les comparer en terme de qualité et sans ses aspects racistes). Tous les personnages masculins me semblent pâles, faibles, lâches, le personnage joué par Benoît Magimel en représentant l’acmé, lui qui par molesse et par lâcheté se verra refuser la gloire des caméras. Sauf erreur de ma part, le mari d’Irène Frachon (qui dans la vraie vie est "polytechnicien et ingénieur militaire, spécialiste en hydrographie maritime, directeur général du Service hydrographique et océanographique de la Marine" d’après Wikipédia) n’a pas d’emploi défini et n’a pour seules fonctions dans le film que de s’occuper des enfants et de soutenir sa femme. À l’inverse, les deux personnages féminins sont fortes, dynamiques, courageuses. Ce qui, résumé par la journaliste du Figaro, donne : "elles ont des couilles" (sic). On retrouvait exactement ce schéma d’inversion des rôles masculin/féminin légitimé par une remarque couramment (hétéro)sexiste dans la Journée de la jupe où le personnage d’Isabelle Adjani "est peut-être en jupe, mais elle baisse pas son froc, elle !"
Il me semble qu’il y a derrière cette inversion non pas la volonté de s’émanciper de la domination masculine et de porter des personnages féminins forts, mais comme un goût rance d’un désir de revenir à un temps où "les hommes étaient vraiment des hommes". Donc, au-delà du fait que les personnages me semblent stéréotypés, ce qui ne donne pas beaucoup de chair au film, je le crois terriblement construit sur des préjugés sexistes.