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David Fincher / 2014

Gone Girl


>> Noël Burch / mercredi 16 novembre 2016



Je crois bien que l’une des principales raisons qui fait que je préfère regarder les films, y compris les films récents, sur le câble plutôt qu’en salle est la facilité d’en sortir… d’une pression du pouce, au lieu d’avoir à se lever, se rhabiller, déranger ses voisins, et sans le regret d’avoir perdu le prix du billet. La première fois que j’ai regardé Gone Girl j’ai exercé ce privilège au bout d’une heure environ. Car, si j’avais été absorbé jusque là par cette histoire d’un homme qui respire la bonne foi, dont la belle épouse a disparu, a peut-être été assassinée, et qui est soupçonné par des policiers qui trouvent de plus en plus d’indices qui l’accusent, voilà que nous retrouvons la disparue bien en vie au volant de sa voiture et qui récapitule en voix off la manière dont elle s’est vengée de son mari en faisant croire à son meurtre avec l’espoir de l’envoyer en prison. « Bon, me suis-je dit, voilà encore une histoire de backlash misogyne…"

Or, ce film David Fincher est bien plus complexe, plus pervers aussi… Je commettais là la même erreur que les féministes nord-américaines qui dénonçaient Basic Instinct [1] , qui sont passées complètement à côté du sous-texte sadomasochiste [2] , où l’important est la fascination qu’exerce sur un homme doux, un peu perturbé, une femme infiniment séduisante et peut-être meurtrière. Gone Girl est une autre version de cette histoire-là, qui est celle de l’ensemble des rapports homme-femme, si particuliers aux États-Unis. On ne retrouve pas ici l’ambiguïté qui caractérisait le film de Verhoeven, qui mettait en avant la dimension de fantasme masochiste de la supposée dangerosité de l’héroïne. Ici la femme complote et tue sous nos yeux, elle est l’incarnation moderne de la femme fatale du film noir le plus classique (Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort, Yvonne de Carlo dans Pour toi j’ai tué...). Mais là où bien de critiques féministes firent de ces noires idoles des années 1940 une lecture à contre-courant, en y voyant un peu gratuitement une représentation de la révolte des femmes contre le patriarcat, le film de David Fincher incorpore explicitement cette hypothèse dans sa fiction.

Une image précède le générique : les cheveux blonds d’Amy (Rosamund Pike), puis son visage lorsqu’elle se retourne vers la caméra, comme pour écouter la voix intérieure off, très douce de son mari qui dit qu’il y a des moments où il a envie d’ouvrir le crâne de sa femme pour savoir ce qui s’y passe…

C’est le crépuscule, dans une petite ville du midwest, anonyme et déserte, (car le propos du film concerne « l’Amérique toute entière »), dans un modeste quartier résidentiel, un homme (Ben Affleck) semble attendre devant une maison sans caractère (ce n’est pas la sienne). Puis il monte dans sa voiture pour aller downtown et pénètre dans un bar qui s’appelle Le Bar, où il dialogue avec la serveuse… qui est sa sœur : c’est aujourd’hui le cinquième anniversaire de son mariage. Leur dialogue est entrecoupé de fragments d’un journal intime en gros plan et lus par une femme (Amy) qui évoque sa rencontre avec Nick et les débuts paradisiaques de leur mariage à New York dans un milieu cultivé. Les flashbacks et le journal reviendront périodiquement tout au long de la première partie du film pour nous informer du passé des protagonistes. Nick Dunne est écrivain, mais très improductif. À New York il écrivait dans un magazine pour hommes, mais sa mère étant tombée malade, il a entraîné Amy dans cette petite ville du Missouri, pour s’occuper d’elle ; maintenant il se contente de gérer Le Bar avec sa sœur… et donne quelques cours de littérature à la fac locale.

Un coup de téléphone arrive pour Nick au bar, et, soudain anxieux, il se précipite chez lui, une très belle maison qu’il partage avec son épouse… et qu’il retrouve vide. Amy n’est pas là et le salon est en grand désordre. La police arrive, un homme et une femme – et nous verrons que le couple homme-femme est une figure qui structure tout le film et élargit son propos au-delà du couple sadomasochiste principal. Évidemment, le premier suspect est le mari. La figure du mari meurtrier de son épouse est un poncif de quantité de romans/films, poncif où le mari la plupart du temps innocent et qui est en quelques légitimé par l’entrée en scène d’un avocat (noir) dont la spécialité est la défense des maris qui tuent leur épouse – ce qui renvoient sans doute aux statistiques criminelles des États-Unis, autre symptôme de la spécificité culturelle du film. Des deux policiers, l’homme sautera sur cette hypothèse, et y tiendra de plus en plus obstinément – mais de façon suspecte, par rivalité phallique - au fur et à mesure qu’effectivement émergent des indices accusant le mari. Mais c’est sa partenaire qui commande et elle est moins convaincue, elle a l’intuition (juste) que l’accumulation des indices est trop parfaite, et elle sait à quel point il est difficile en cour d’assises d’obtenir une condamnation pour un meurtre sans cadavre.

Qui est cette « Gone Girl » ? Le mot « girl » pour désigner une femme adulte est une autre clé de compréhension du film, car ce mot est aujourd’hui discrédité par et chez les féministes en tant qu’il infantilise les femmes ; ne l’emploient que des personnes, hommes et femmes, non reconstruites, qu’aujourd’hui on imagine en électeurs de Donald Trump. Inspectant la maison, la policière découvre avec stupéfaction que l’épouse n’est autre que « Amazing Amy », la femme qui, adolescente, aurait servi de modèle à l’héroïne surdouée d’une célèbre bande dessinée portant ce titre et dont l’auteur est le père d’Amy. Les innombrables exploits d’Amy étaient fictifs, la vraie femme n’a rien fait de tout ça, mais c’est du succès de cette BD qu’elle tient sa fortune – argent avec lequel, nous allons le comprendre, elle entretient leur couple dans cette splendide maison, a acheté Le Bar pour son mari, etc. Mais, selon le récit que Nick fait aux policiers, Amy elle-même n’a d’autre activité que d’être femme au foyer et lectrice de romans. Elle n’aurait aucune amie... Elle n’a même pas la satisfaction d’être mère mais ça, contrairement à ce que Nick va prétendre devant la police et à la télé, c’est sa faute à lui : il ne veut pas d’enfant (c’est-à-dire qu’il ne veut pas occuper la place du père !).

La policière insiste sur cette inactivité d’Amy et nous allons comprendre que c’est l’un des ressorts de sa révolte [3]. L’autre, que nous découvrirons plus tard, lorsque le filet se resserre autour de Nick, est la liaison extra-conjugale du mari. D’abord cela reste entre le film et le spectateur, mais nous devinons avec le héros que si la police savait… Nous ne savons même pas si Amy est au courant. Car Amy, excepté les flashbacks qui jusqu’ici ne montrent qu’un couple heureux, nous ne l’avons pas encore rencontrée telle qu’elle est.

Cela ne se produit qu’avec cette séquence que j’avais trouvée trop désagréable : elle conduit sur « la grande route dans les plaines », elle est filmée en gros plan tandis que sa voix off, prenant la relève des pages du journal, raconte par le menu et avec délices comment elle s’y est prise pour maquiller sa disparition en meurtre et faire accuser son mari. Le récit est illustré de flashbacks – par exemple comment elle a tiré une grande quantité de sang de son bras pour le répandre dans la cuisine afin que les techniciens de la police en retrouvent les traces ; comment elle a surpris son mari avec son amante ; comment elle a manipulé une voisine, « sa meilleure amie », dont Nick ignore l’existence, ce qui paraît suspect aux policiers quand l’amie se présentera pour raconter des horreurs sur lui. Si Amy veut le voir passer de longues années en prison, c’est pour se venger, dit-elle. De sa trahison sans doute, de son refus d’un enfant, mais surtout de l’avoir arrachée à sa trépidante vie new-yorkaise pour végéter dans une petite ville où toutes ses ambitions sont frustrées.

Entre-temps le mari a finalement été arrêté, inculpé, et seule l’habileté procédurière de cet avocat spécialisé, va le faire remettre en liberté, en attendant son procès.

Le film suit alors en alternance les aventures de Nick et celles d’Amy. Celle-ci modifie son apparence et s’installe dans le chalet d’un motel où elle se prélasse au soleil. Elle sympathise avec une femme « du peuple » apparemment seule. Mal lui en prend. Pour ne pas avoir à se servir de sa carte de crédit et de son compte en banque, elle est partie avec une grosse somme en liquide… et va commettre l’erreur de la laisser voir à sa nouvelle amie. Bientôt celle-ci, qui n’est nullement une femme seule mais la partenaire d’un voyou, fait irruption dans sa chambre, accompagnée de celui-ci qui brutalise Amy jusqu’à se faire remettre son pactole. Avant de déguerpir avec son complice, la femme l’admoneste pour sa naïveté : « Il faut faire attention ! Il y a bien pire que nous, tu sais ». C’est la deuxième variation sur le couple homme-femme, la variation anarchiste, sortie de la morale bourgeoise, soudée par le « travail criminel ». Une autre est à venir, car à présent qu’Amy n’a plus d’argent, elle va endosser encore plus complètement le rôle de « mante religieuse ». Nous la retrouvons dans un bar en compagnie d’un ancien soupirant éconduit au profit de Nick. Cet homme (Neil Patrick Harris) extrêmement fluet – destiné à disparaître en quelque sorte – est immensément riche. Amy lui raconte sans ambages ce qu’elle a fait pour se venger de son mari et l’obligation où elle se trouve à présent de se cacher. Cet homme qui rêve toujours de la posséder, n’a de ce fait aucun problème pour devenir le complice de cette experte en manigances. Il l’accueille dans une sorte de garçonnière de luxe qu’il n’habite pas (il est marié), une sorte de forteresse surprotégée par la technologie (aux États-Unis tous les riches et souvent des moins riches, vivent dans une forteresse). Elle lui est immensément reconnaissante, mais lui refuse d’avoir des rapports sexuels : elle est « encore trop traumatisée ». On ne sait pas au début quelles sont ses intentions et elle ne les connaît peut-être pas elle-même. Mais sa vie dans cette villa moderniste est comme la parodie de la ménagère traditionnelle, enfermée dans sa maison avec interdiction d’en sortir « pour sa sécurité ». C’est comme une représentation caricaturale de la vie que nous devinons qu’elle menait déjà auprès de Nick. Et cette vie va visiblement lui peser…

C’est en regardant un soir la télévision, assise aux côtés de ce bienfaiteur qui ne lui inspire aucun désir, que se fait le déclic qui va retourner habilement l’intrigue et qui en révèle peut-être le fond. Le cas de Nick et Amy est devenu une cause nationale, et l’émission que l’on regarde est un talk-show où Nick, à la fois accusé et éploré, paraît une fois de plus sur le petit écran pour clamer son innocence et l’intensité de l’amour qu’il porte à Amy. Or, celle-ci est profondément émue par son plaidoyer, nous le lisons sur son visage quand il s’adresse à elle en direct : elle semble découvrir que cet homme à qui elle a cherché à nuire si gravement, l’aime vraiment. Et que c’est lui qu’elle aime...

À partir de ce moment Amy se lance dans les préparatifs d’un nouveau complot, dont nous avons du mal à deviner la finalité : seule dans la villa, elle serre des ficelles autour de ses poignets pour laisser des marques d’attachement, elle s’introduit de force une bouteille dans le vagin et, sous l’œil d’une des nombreuses caméras de surveillance, se traîne sur le sol en gémissant. Et puis, un soir, elle accueille son protecteur en tenue sexy, l’attire dans le lit où il croit pouvoir enfin donner libre cours à sa passion. Mais au cours du coït, elle sort un cutter de sous l’oreiller et au moment même de son orgasme… lui tranche la gorge (c’est un grand fantasme masochiste). Le sang gicle, elle en est recouverte toute entière…

Assoupi sur un divan, le mari est réveillé par un remue ménage dans la rue. De sa porte, il voit une fourgonnette et une équipe de télévision. Amy jaillit d’une voiture et se jette dans les bras de son mari bien-aimé, toujours couverte du sang de sa victime. Puis elle s’évanouit gracieusement dans ces bras, tableau photographié par des dizaines de reporters.

À l’hôpital, Nick et la police entendent Amy raconter avec conviction une histoire extravagante de kidnapping, de séquestration, de viols de la part de cet ancien soupirant éconduit et devenu fou, qu’elle aurait fini par tuer parce qu’elle n’avait plus d’autre choix.

À la maison, quand ils sont seuls, Nick, qui n’est pas dupe, lui demande la vérité. Avant de monter prendre sa douche, elle exige qu’il se mette nu pour être sûre qu’il ne porte pas un micro caché. Dans la foulée, elle fait un demi-aveu : elle a fait ça pour lui, pour le sauver de la prison, pour le rejoindre lui qu’elle aime, à qui jamais elle ne ferait du mal. Mais Nick est échaudé, il se refuse à elle, fait chambre à part, jure qu’il va la quitter mais accepte à contrecœur de paraître à la télévision avec elle pour se prêter au conte de fées de leurs retrouvailles. Enfin, un soir, avant une interview dans leur salon, elle lui révèle qu’elle est enceinte. Il perd les pédales, jure qu’il va la quitter, la plaque brutalement au mur. Et l’échange qui suit révèle le fond du film :

« N : Connasse !
« A : Je suis la connasse que tu as épousée ! Les seuls moments où tu as pu t’aimer toi-même, c’était quand tu essayais de plaire à ta connasse ! Je n’abandonne pas… J’ai tué pour toi ! Qui d’autre pourrait dire ça ? Tu crois que tu serais heureux avec une gentille fille du midwest  ? Pas question, mon petit… Je suis ton rêve…
(Ils sont sur le point de s’embrasser, puis il recule)
« N : Tu délires ! Pourquoi tu voudrais qu’on reste en semble ? Oui je t’ai désirée, je t’ai toujours désirée, mais nous nous sommes détestés, insultés, nous nous sommes faits du mal.
« A : C’est ça le mariage… »
Le mariage « à l’américaine », ajouterais-je. Un rapport sadomasochiste fondé sur deux siècles d’une guerre des sexes très particulière, où l’organisation de la famille et le rôle des mères en sont venus à se confondre avec les fantasmes du mâle américain [4]

Et le film se termine sur un dernier entretien télévisé, où il annonce avec un sourire ambigu qu’ils vont être parents.
À ce propos il faut souligner que si ce film réalisé par un homme se montre sensible aux conséquences toxiques de l’aliénation de la femme au foyer, thématique majeure du féminisme étatsunien, il semble s’écarter de cette sensibilité sur la question des enfants, car pour des raisons qui ne tiennent peut-être pas uniquement au manque d’infrastructures de garde aux USA, les femmes qui aspirent à l’autonomie là-bas ont eu tendance ces dernières décennies à refuser la maternité, d’où un déclin démographique qui panique une certaine droite…

Mais le roman d’origine ainsi que le scénario sont écrits par une femme, Gillian Flynn, et l’on peut en conclure peut-être que cette histoire fait la synthèse de deux tendances historiques du féminisme étasunien. D’une part, une tendance franchement offensive, qui comprend que dans la guerre des sexes de ce pays les femmes peuvent être justifiées à se défendre par tous les moyens… et de l’autre, une reconnaissance de l’aspiration des femmes, des couples et de la « race humaine » à… procréer.


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[1Cf. Burch, “Une poétique indicible” dans De la beauté des latrines

[2En utilisant ce terme, je n’entends pas reconduire le malentendu freudien sur la supposée complémentarité entre le goût de faire souffrir, de tuer, et le goût de l’humiliation et/ou de la souffrance, complémentarité déconstruite par Gilles Deleuze dans son Introduction à Sacher-Masoch, mais invoquer simplement les jeux de rôles érotiques désignés aujourd’hui par les lettres « BDSM », ainsi que les fantasmes et les comportements qui s’y rattachent.

[3Il est impossible de ne pas songer à ce film de King Vidor, Beyond the Forest (La Garce, 1949) où Bette Davis se meurt d’ennui dans une petite ville industrielle, mariée à un médecin sans ambition et qui finira par devenir criminelle pour protéger une liaison clandestine avec un homme riche par qui elle espère s’en sortir et qui la rejette pour épouser une femme de son monde. C’est un film des années 1950, quand la sociologue Betty Friedman (La Femme mystifiée) décrit les conséquences néfastes de l’enfermement des épouses de la petite bourgeoisie depuis la fin de la guerre, expulsées du salariat pour devenir des consommatrices (cf. De la beauté des latrines « Fulgurances de King Vidor »).

[4Cf. Leslie Fielder, Love and Death in the American Novel, ‪Dalkey Archive Press, 1960. ‬‬