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Martin McDonagh / 2017

3 Billboards [2]


>> Célia Sauvage / mardi 30 janvier 2018


Le film de Martin McDonagh, 3 Billboards, vainqueur du Meilleur film dramatique à la dernière cérémonie des Golden Globes, est le grand favori pour l’oscar du Meilleur film. Le film résonne avec l’actualité de deux mouvements militants américains, celui de #MeToo et #TimesUp des suites des révélations d’abus sexuels à Hollywood, et notamment dans l’affaire du producteur, Harvey Weinstein ; et celui du #BlackLivesMatter des suites répercussions des violences policières à l’encontre des Afro-Américains. Mais comme beaucoup de films américains récents, 3 Billboards manque l’occasion de construire un discours intersectionnel et prouve, une fois de plus, que le cinéma peine à traiter deux formes d’oppression à la fois.

La femme en colère qui dérange

Mildred Hayes (Frances McDormand) incarne le trope culturel actuel de la femme en colère dont le deuil et la rage l’amènent à se lancer dans une mission de justice et de vengeance suite au viol et au meurtre irrésolu de sa fille l’an passé. La mère de famille refuse que cette violence reste impunie et tombe dans l’oubli. Elle sacrifie ses économies pour louer trois panneaux publicitaires à l’entrée de la ville pour interpeller la police locale quant à son manque d’action : « Agonisante et violée », « Et toujours pas d’arrestation ? », « Alors Chef Willoughby ? ».

Le film montre comment la petite ville d’Ebbing, dans le Missouri, ignore la souffrance de cette mère de famille pour le bien de la communauté et sa tranquillité. Les habitants ne cautionnent pas cette violence, mais ils ne sont pas prêts à changer le cours de leur routine pour un incident regrettable mais malheureusement normalisé. Le changement d’opinion bascule cependant lorsqu’un homme de pouvoir est visé par Mildred. Sa quête prend alors, aux yeux des autres, des allures de revanche personnelle injustifiée. La compassion envers la mère de famille s’arrête lorsque le pouvoir en place est visé.

Le prêtre de la paroisse locale rend, notamment, visite à Mildred pour l’informer que ses récentes activités dérangent les paroissiens. Il commence son discours par lui rappeler que le chef Willoughby est un homme bon. L’officier Dixon (Sam Rockwell), plus sanguin que le reste de ses collègues, menace plusieurs fois Mildred mais aussi la compagnie responsable des affichages. Les autres dissuasions dont fait l’objet Mildred sont toutefois moins spectaculaires. Ceci démontre comment le système en place réduit au silence au nom d’une moralité supérieure, celle des « good men », des hommes biens, qui ne méritent pas d’être l’objet de telles représailles.

L’homme bon en question est le chef Willoughby (Woody Harrelson), un père de famille aimant et attentionné, en phase terminale d’un cancer. Il est désigné nommément par Mildred sur les panneaux comme l’un des responsables. Le chef est certes peu actif dans l’enquête du meurtre de sa fille, par manque de pistes, mais il est montré comme bienveillant, en comparaison notamment à l’officier Dixon. Il entend faire respecter le calme dans sa ville et rappeler à l’ordre Mildred – mais ignore paradoxalement toute sanction contre son officier bien plus perturbateur. Au cours du film, alors que l’état du chef se dégrade, il décide de se donner la mort et explique dans une lettre qu’il adresse à Mildred qu’elle n’est pas responsable de son suicide. Il l’informe même, dans un acte de bonté cynique, qu’il a payé le mois suivant pour la location des panneaux : « Je pense que ça pourrait être drôle. Vous devrez les défendre un mois de plus après qu’ils m’aient enterré. Ça retombe sur vous, Mildred, ah ah. Et j’espère qu’ils ne vous tueront pas. » Malheureusement le reste de la communauté n’entend pas son point de vue et Mildred reçoit notamment la visite de l’épouse défunte du chef qui l’accuse d’être responsable de la mort de son mari. La sympathie est naturellement tournée du côté de l’homme bon et non de la femme en colère.

Mildred est désignée comme une menace, qui conduit notamment à la mort du chef innocent et non responsable du meurtre de sa fille. Elle menace la tranquillité de son propre fils qui apprend les détails du meurtre de sa sœur, qu’il voulait ignorer ; et qui devient la cible de railleries au lycée. Elle accuse injustement le prêtre local d’être complice passif des affaires de pédophilie qui secouent l’Eglise. Puis Mildred se mue en femme violente. Au cours d’un rendez-vous chez le dentiste, celui-ci décide de l’opérer sans anesthésie en guise de représailles, ce qui provoque la colère froide de Mildred qui lui perfore le pouce à l’aide de sa roulette. Elle frappe violemment deux camarades de classe de son fils qui viennent de jeter une canette de bière sur le parebrise de sa voiture. Plus tard, Mildred met le feu à la station de police et brûle accidentellement l’officier Dixon. Ainsi, le personnage évolue d’une mère en deuil, certes en colère, mais impuissante, vers une figure de « vigilante », capable de lancer des cocktails Molotov, le visage camouflé derrière sa capuche et un foulard.

La cause de Mildred est juste mais Mildred n’est pas présentée comme un personnage sympathique. Le personnage gagne en activisme et perd en humanité. Elle ne sourit jamais, fait preuve de cynisme, y compris envers ses enfants. Au cours d’un flashback, elle refuse de prêter sa voiture à sa fille, ce qui donne lieu à une dispute entre les deux qui se conclut par la double réplique terrible de la fille et de sa mère : « Je vais marcher, et tu sais quoi ? J’espère que je me ferai violer sur la route. » ; « Ah ? Alors j’espère aussi que tu te feras violer ! » Sa relation avec James (Peter Dinklage) démontre également son manque d’empathie envers les autres. Elle se moque de sa petite taille (dépréciation doublée par l’emploi répété du terme « midget », très péjoratif en anglais), ne lui accorde pas la moindre attention lorsque celui-ci l’invite à dîner après lui avoir pourtant fourni un alibi le soir où elle met à feu la station de police.

La représentation des autres personnages féminins du film n’est pas en reste. Les femmes sont toutes présentées en opposition à la force et au naturel de Frances McDormand, marquée par son manque de maquillage visible (comme les acteurs masculins) et son bleu de travail. En comparaison, la femme du chef Willoughby, de trente ans sa cadette, frappe par sa jeunesse et sa beauté. La nouvelle femme de l’ex-mari de Mildred, Penelope, plus jeune encore (19 ans), incarne le stéréotype de l’idiote. En face de son mari qui tente d’étouffer son ex-femme et est lui-même menacé par son propre fils qui tient un couteau contre son cou, Penelope demande à utiliser les toilettes : « Je vois que ça dérange. Je vais me retenir. » Plus tard, elle s’illustre de nouveau par son intelligence limitée lorsqu’elle ne se rappelle plus si le sport sur « les gars avec les chevaux », sujet du livre qu’elle lit, est « le polo ou la polio ».

Les hommes souffrent aussi

3 Billboards n’est pas uniquement le récit de Mildred. Après le décès du chef Willoughby, le récit se partage entre Mildred et Dixon. L’officier est présenté d’emblée comme un homme violent, raciste, soupçonné d’avoir passé à tabac un Afro-Américain en détention provisoire. Il incarne la figure du loser, alcoolique, idiot, incapable de contrôler ses pulsions de violence. Mais son comportement reste toléré par les autres personnages, peu choqués par ses agissements. Le personnage est lui-même un élément central du comique du film. Sa violence et son racisme notoires font partie du décor local. Cette absence de critique quant au racisme systémique et aux violences policières posent d’autant plus problème que le film se déroule dans la ville certes fictive d’Ebbing, mais dans l’état du Missouri, où trois ans plus tôt est né le mouvement Black Lives Matter suite à la mort du jeune Michael Brown, abattu de six coups de feu par un policier de la ville de Ferguson alors qu’il n’était pas armé. L’absence de critique quant au racisme est également due à l’absence significative de personnages afro-américains. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le sort réservé à la collègue de Mildred, qui semble pourtant dans un premier temps prête à l’aider, mais finit enfermée pendant la majeure partie du film pour possession de marijuana. La fonction du personnage semble peu justifiée au sein du récit.

Á mesure que le film progresse, les chemins de Dixon et de Mildred se croisent. Ils en ont en commun leur rage. La nuit où Mildred met à feu la station de police, l’explosion de sa colère fait écho à la lettre laissée par le chef Willoughby pour Dixon. Celui-ci la lit attentivement et ignore le danger qu’il encourt dans la station de police. Le chef lui explique que sa rage est le seul frein pour une future carrière brillante d’enquêteur. Il invite Dixon à trouver la paix et l’amour. L’arc narratif du personnage bascule ce soir-là. Il survit à l’incendie et devient un homme nouveau, prêt à sacrifier sa vie pour Mildred et son enquête. Persuadé qu’il a en face de lui le meurtrier de la jeune fille, il provoque une bagarre pour récolter son ADN. Dixon rejoint ainsi les hommes bons désignés par le film, adoubé par le chef de police. Le film efface ainsi soudainement son racisme, comme si celui-ci était uniquement le produit d’une rage non contrôlée. Mais plus grave, la mise en scène invite à sympathiser avec le sort du personnage. Dixon perd son travail avec l’arrivée du nouveau chef, subit les moqueries permanentes de sa mère avec qui il doit vivre suite au décès de son père. C’est un homme pathétique qui mérite une seconde chance comme lui explique le chef dans sa lettre. Ce moment est redoublé par un gros plan sur le visage de Dixon ému et une musique extra-diégétique dramatique qui vise à provoquer l’émotion du spectateur. Cette même émotion, Mildred la ressent lorsqu’elle remercie Dixon de l’aider dans son enquête alors que celui-ci ne travaille plus pour la police. L’humanité soudaine du personnage suffit à faire oublier sa violence et son racisme.

L’ex-mari de Mildred a lui aussi le droit d’apparaître comme un homme qui souffre et qui a des sentiments. Il est pourtant lui-même un ex-policier et un ex-mari violent. Lorsqu’il découvre les panneaux, il étrangle violemment Mildred chez elle devant leur fils. Ce moment de violence conjugale est traité avec la même légèreté que les irruptions de violence soudaine de Dixon, avec l’arrivée de Penelope qui demande à aller aux toilettes. L’ex-mari se calme, se pose à table avec Mildred et pleure. Comme le policier raciste, l’ex-mari violent a lui aussi des sentiments. Mildred le rassure en lui tenant la main, oubliant la tentative d’étranglement quelques minutes plus tôt.

Cette priorité accordée à l’émotion des hommes qui souffrent pose cependant problème. Elle apporte certes de la nuance aux personnages, évitant un schéma manichéen binaire. Mais elle efface la souffrance des victimes. Mildred se refuse le plus souvent à exprimer sa tristesse pour tenir son rôle de femme forte. Les rares flashbacks de sa fille sont peu flatteurs et offrent le portrait d’une jeune fille désagréable et insolente avec sa mère. Les victimes afro-américaines de Dixon ne sont pas visibles à l’écran. Le propriétaire gay de la compagnie d’affichage, violemment passé à tabac et défenestré par l’officier, lui offre même de la compassion lorsque les deux hommes se retrouvent à l’hôpital. Les hommes violents souffrent et le film semble dire qu’ils méritent de l’affection des autres pour s’améliorer et effacer leur rage, donnant ainsi raison au discours du chef Willoughby.

Le film se trompe ainsi de démarche. Dans un contexte social de réhabilitation de la parole des victimes, notamment des femmes et des minorités afro-américaines, 3 Billboards offre un espace de rédemption aux hommes blancs qui souffrent et confirme l’impossible justice contre la violence faite aux femmes, mais aussi aux Noirs, aux gays, aux nains. Le film prouve également que l’expression de la rage est encore réservée au féminisme blanc, excluant la dimension intersectionnelle du combat. L’écho fait aux mouvements #MeToo, #TimesUp, #BlackLivesMatter, ouvre paradoxalement une tribune à un mouvement plus contestable, parodié par les féministes américaines : #NotAllMen. La justice rendue aux victimes est une fois de plus secondarisée au profit de la rédemption masculine qui déculpabilise les hommes blancs.

>> générique

:euh voir aussi l’article de Geneviève Sellier

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