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Ida Lupino /1953

The Bigamist


>> Aurore Renaut / jeudi 22 octobre 2020

Entre film noir et mélodrame


Dernier des cinq films de cinéma réalisé par Ida Lupino dans les années 1950, The Bigamist est aussi le seul où elle apparaît comme actrice aux côtés d’une autre comédienne de premier plan à l’époque, Joan Fontaine, et de Edmond O’Brien qui avait déjà joué dans Le Voyage de la peur la même année.

Comme les autres films de la cinéaste, The Bigamist met en lumière un phénomène social invisible à Hollywood durant le Code Hays, à savoir le double mariage d’un homme, présenté comme quelqu’un de bien. Tout l’enjeu du film sera de démontrer, en racontant les circonstances de ses deux unions, que Harry Graham a fait son devoir, en épousant alors qu’il était déjà marié la femme avec qui il avait eu une liaison et qui était enceinte de lui.

À cet égard, The Bigamist est le premier film social de Lupino à se focaliser principalement sur le protagoniste masculin. Le Voyage de la peur lui avait déjà permis de filmer exclusivement des personnages masculins puisqu’il s’agissait d’un serial killer prenant en otage deux hommes pour passer la frontière. À l’instar d’Outrage et de Not wanted, The Bigamist présente aussi des caractéristiques propres aux films noirs, prouvant la grande maîtrise de la cinéaste pour les genres classiques.

Le film est construit en flash-back. Après avoir présenté un couple sortant d’un bureau d’adoption, la caméra suit le directeur, M. Jordan, qui va enquêter sur ces potentiels futurs parents. Comme dans Assurance sur la mort (Wilder, 1944), Jordan commence par enregistrer au dictaphone le récit de sa rencontre avec Monsieur et Madame Graham, faisant ainsi entendre aux spectateurs les doutes qu’il fonde instinctivement sur l’homme qui semble avoir hésité avant de signer le formulaire autorisant Jordan à enquêter. Il découvre rapidement en visitant Graham à son domicile de Los Angeles où il travaille, qu’il mène une double vie. Pour convaincre l’enquêteur de ne pas prévenir la police, Graham va alors lui raconter dans quelles circonstances il a fait la rencontre de sa deuxième femme, et le flash-back est lancé.

Lupino n’a cessé dans ses films d’utiliser les codes du cinéma classique pour aborder des thématiques qui ne l’étaient pas du tout. Ainsi dans The Bigamist, met-elle en en place une scène de suspense tout à fait originale. Alors que Jordan est sur le pas de la porte, Graham semble visiblement embarrassé de le trouver devant lui et essaie de l’éconduire. Dans un film noir, on s’attendrait à entendre alors le cri d’une femme comme dans Le Faucon maltais (Huston, 1941) ou même Le Voyage de la peur ; ici c’est les pleurs d’un bébé qui brise la tension de la scène. Graham retourne à l’intérieur et pénètre dans la chambre de son fils qu’il prend dans ses bras.

Il est rare au cinéma d’entendre les pleurs d’un bébé, facilement anxiogènes. Lupino ne raccourcit pas la scène, prend le temps de filmer le père qui calme son enfant, avant de retourner dans le salon où Graham s’explique devant celui qui l’a démasqué.

Le fait même que Jordan, l’organisateur des adoptions, ait ici le rôle d’un enquêteur, affirme la volonté de Lupino de travailler ce drame social comme un film de détective. Celle qui ne s’est jamais définie comme une féministe revendique en quelque sorte un savoir-faire « masculin » en multipliant les preuves de son aisance dans ce domaine, bien qu’elles soient appliquées à des sujets de société considérés comme « féminins » à l’époque.

Dans son plaidoyer pour justifier sa conduite, Harry se montre aux antipodes d’un séducteur. Il raconte une vie de travail monotone où il voyage sans arrêt pour vendre les congélateurs que lui et sa femme, Eve, commercialisent. Joan Fontaine est présentée comme une femme moderne, une « working girl » comme on en voit peu dans le cinéma hollywoodien classique et le film n’est pas exempt d’une forme de jugement moral en montrant que son travail, certes épanouissant, l’a éloignée de son mari. Lui-même semble aspirer à une vie plus casanière. Rare pour l’époque, un homme exprime ici son mal-être, son angoisse même à vivre dans des motels sans âme, sans rencontrer personne. Lupino nous rend sympathique son protagoniste masculin, en le construisant selon des caractéristiques traditionnellement féminines.

Un jour où la solitude lui est particulièrement pesante, Harry monte dans un bus touristique et rencontre Phyllis (Ida Lupino), qui comme lui trompe sa solitude. Le film brise le pacte fictionnel en nous faisant faire le tour des vraies propriétés des grands acteurs de l’époque. Ida Lupino a toujours nourri ses films de scènes documentaires.

Ici, elle crée les conditions de la rencontre à la faveur d’une scène où les deux protagonistes se baladent dans l’envers du décor hollywoodien. Comme s’ils n’étaient que deux particuliers à qui tout cela est interdit. La romance entre les deux semble elle aussi impossible mais le mélodrame prend le pas sur le film noir et les deux âmes esseulées se rapprochent jusqu’à passer une nuit ensemble. En apprenant la grossesse de Phyllis, Harry a d’abord l’intention de prévenir Eve mais celle-ci lui apprend au téléphone que son père vient de mourir. Pris en étau entre son désir de ne pas plonger sa femme dans le désespoir et celui de ne pas abandonner sa maîtresse, Harry ne choisit pas et démarre une double vie.

Pendant le procès final, le juge rappelle que la bigamie est bien plus répandue dans la société qu’on ne saurait le croire. Harry, coupable consentant, demande à être sanctionné et le film qui renvoie le jugement plus tard laisse les trois protagonistes dans une impasse. Alors que les deux femmes regardent l’homme qu’elles aiment avec tendresse, celui-ci se détourne et repart dans sa cellule sans que le film ait pu trancher sur ce qui attendra les un.es et les autres à sa sortie de prison.

Commencé comme un film noir, The Bigamist est devenu un mélodrame, dont la résolution est suspendue. Le rythme rapide du film et cette fin non conclusive ne laissent le temps à personne de s’épancher. Pas de conclusion lacrymale, pas non plus de happy end : la relaxe était impossible, le double mari devait être condamné. Mais en choisissant de ne pas montrer le verdict et en soulignant la clémence du juge, Ida Lupino prend fait et cause pour son personnage. Il était particulièrement osé dans le carcan moral du cinéma américain classique de réussir à terminer son film sur un bigame pour lequel le public ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie, jusqu’à s’identifier.


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