Manifeste pour un cinéma non sexiste

Du 12 au 22 aout 1977 se déroulèrent à Utrecht des rencontres européennes du cinéma militant pour renforcer les liens entre les multiples collectifs. Les femmes présentes à cette manifestation ont élaboré le Manifeste pour un cinéma non sexiste dans le cadre de leur atelier autonome. Celui-ci a été publié notamment dans Afrique-Asie, Cineaste ( USA), Ecran, Frauen und Film (RFA), Skrien (Pays-Bas).La revue CinémAction l’a publié dans son numéro 9 "Cinéma au féminisme", dir. Monique Martineau, ed. Papyrus, 1979 qui pour la première fois présentait un recensement des films réalisés en France par des femmes.

I - Amorce de réflexion théorique sur le sexisme et l’antisexisme.

– Nous ne voulons pas que la reconnaissance de la lutte antisexiste soit une concession octroyée au mouvement des femmes, un os que l’on nous jetterait à ronger pour nous empêcher d’aboyer.
– Nous voulons que chaque personne prenne conscience qu’elle est profondément et intimement concernée par cette question, quels que soient son âge, son sexe, sa profession, sa nationalité.
– Le sexisme se mêle insidieusement à nos actions les plus quotidiennes et les plus banales et, homme ou femme, enfant, adulte ou vieillard, nous fige dans un rôle stéréotypé en étouffant en chacun de nous de multiples possibilités.
– Pour sortir des slogans, nous proposons de préciser d’abord les notions de sexisme et d’antisexisme.

A. Quelques définitions du sexisme

Nous pensons que le sexisme consiste notamment à reconduire les stéréotypes féminins et masculins sans les dénoncer.
– EST SEXISTE un film qui montre sans la critiquer la passivité sexuelle, professionnelle ou politique des femmes, réduites au lit, à la cuisine, aux soins des enfants ou à des tâches subalternes si par extraordinaire elles agissent par ailleurs.
– EST SEXISTE un film qui met en scène des hommes actifs sur les plans sexuel, professionnel et politique sans en faire autant pour des personnages féminins et en sous-entendant que les femmes sont inférieures aux hommes sur ces plans.
– SONT SEXISTES les metteurs en scène qui cèdent au terrorisme de la jeunesse et de la beauté, et qui n’osent employer comme actrices que des femmes « jeunes-et-belles ».
– SONT SEXISTES les films qui accentuent les stéréotypes sexuels, par exemple sur la passivité de la femme, voire même son prétendu masochisme (type Histoire d’O). Toutefois, grâce en particulier à une série de luttes convergentes, la critique du sexisme à l’écran a fait des progrès et plutôt que de nous en tenir au seul niveau de la dénonciation, il nous paraît préférable de développer les initiatives pour un cinéma antisexiste déjà prises ici ou là.

B. Quelques définitions de l’antisexisme

SONT ANTISEXISTES les films qui ne reconduisent pas la répartition traditionnelle des rôles masculins et féminins sans la condamner explicitement ou implicitement, ou les films qui mettent en scène les luttes pour changer l’actuelle situation des choses.

a) En ce qui concerne les femmes : est antisexiste la dénonciation de leur oppression particulière sur le plan professionnel (salaires inférieurs à ceux des hommes, chômage plus important, etc.) et la dénonciation de leur aliénation spécifique (terrorisme de la mode et de la beauté, hantise du vieillissement, rivalité entre femmes, tabou du lesbianisme, passivité sexuelle, grossesses non voulues ou avortements pratiqués dans de mauvaises conditions, viols et violences physiques, tâches ménagères et éducatives menées par les femmes seules et profondément méprisées, autodénigrement et parfois haine d’elles-mêmes, mythologie du dévouement et de l’abnégation).

b) En ce qui concerne les hommes : est antisexiste la critique de la virilité réduite à la capacité éjaculatoire et engendrant le goût du pouvoir. En effet les hommes, eux aussi, sont opprimés par le sexisme : par exemple il est évident que l’on castre systématiquement la sensibilité des petits garçons. Le temps et l’énergie de la plupart des hommes adultes sont dévorés par la nécessité de faire carrière et de nourrir leur famille. Certes, leur oppression leur confère des privilèges, ils sont nourris et blanchis à domicile, mais sur le plan moral le sexisme les mutile aussi gravement que le colonialisme d’antan mutilait, d’un certain point de vue, les blancs qui exploitaient les Africains ou les Asiatiques. La dialectique du maître et de l’esclave n’est jamais innocente.

c) Le noyau de l’oppression sexiste est la structure familiale actuelle, dans la mesure où elle est encore tributaire de l’héritage du patriarcat. Dans cette cellule la mère et l’enfant sont rivés l’un à l’autre et l’on peut observer que, sauf exceptions, les hommes et les vieillards se privent ou sont privés de contacts profonds avec les enfants.

– EST ANTISEXISTE toute tentative pour sortir de cette situation, depuis la révolte individuelle et purement ponctuelle jusqu’à la lutte collective sur les fronts professionnel, sexuel, politique et idéologique pour obtenir l’égalité entre les hommes et les femmes.

– EST ANTISEXISTE toute recherche sur la mutation des rôles masculins et féminins : par exemple sont antisexistes les films qui mettent en scène les rapports authentiques et tendres entre un homme et un enfant ou encore la « sororité » qui naît entre les femmes. Ou encore sont antisexistes les films qui montrent des hommes capables de douceur et de sensibilité et des femmes capables de force, d’efficacité, qui ne créent pas seulement la vie mais des œuvres. Il est important de montrer la participation de femmes aux combats ouvriers, paysans, étudiants, anti-impérialistes, etc. Nous reprenons à notre compte le mot d’ordre bien connu : « Ce qu’un homme peut faire, une femme le peut aussi » mais nous le complétons par son contraire : « Ce qu’une femme peut faire, un homme peut le faire également » (sauf porter des enfants !).

– EST ANTISEXISTE la participation des hommes au ras du quotidien, au cœur de la vie, pour prendre soin des enfants et pour assumer les tâches ménagères dont il convient d’ailleurs de réévaluer le coût économique et d’analyser la véritable valeur : elles ne se réduisent pas à une succession de gestes robotisés mais impliquent une multiplicité de compétences ainsi qu’un véritable management.

– EST ANTISEXISTE un film qui met en scène des vieillards et notamment des vieilles femmes et qui montre qu’avec des rides et des cheveux blancs on peut garder un cœur, une intelligence et une expérience dont tous pourraient profiter.

II – Amorce de réflexion sur la créativité des femmes

Dans le contexte du mouvement de libération des femmes contre les sociétés patriarcales, il importe de débattre entre femmes de la question essentielle de la créativité féminine.
Existe-t-il une spécificité de la création féminine ?

Nous commençons à connaître les multiples répressions qui ont étouffé chez les femmes davantage que chez les hommes le potentiel créatif. Mais nous ne savons pas encore ce qu’une pensée, un regard, une écoute, une parole de femme décolonisée, déconditionnée de la pensée masculine, de ses structures mentales, centrée sur la seule norme masculine comme critère d’évaluation de toute création pourraient révéler de la spécificité des femmes, de notre rapport au langage (à la langue de nos mères), à notre corps, à l’espace, au temps, au futur.
Nous avons tout à apprendre de nous. Nous avons tout à libérer de nos énergies. N’ayons pas peur d’aller à la recherche de notre inconnu qu’aucune théorie actuelle, qu’elle soit marxiste ou psychanalytique, ne peut explorer complètement.

Utrecht, août 1977

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Avec l’aimable autorisation de Monique Martineau