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Leila Kilani / 2024

Indivision


Par Nada Ghosn / mardi 30 avril 2024

Un vent de révolte venu de la terre.

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Sur les collines de Tanger, au centre de la forêt se dresse une demeure décatie : la Mansouria. Lina y vit avec son père Anis, sa grand-mère Amina, et la « bonne » Chinwiya. Le père et la fille ont une passion : les oiseaux. C’est l’été. Alors que la maison s’apprête à accueillir une noce, Amina pousse sa famille à accepter une offre immobilière qui les rendra millionnaires. Pourtant Anis refuse de vendre. Pire : il renonce à son droit à la propriété. Il veut faire une donation pour l’éternité aux oiseaux. Soudain, le vent tourne : un premier feu, dont on ignore l’origine, part des collines. Une pluie d’oiseaux s’abat sur la forêt.

Dans Indivision (2024), sorti le 24 avril en France, Leila Kilani explore les thèmes politiques et socio-économiques qui lui sont chers : la répression, la révolte, la folie, déjà évoqués dans ses précédents films : trois documentaires, Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaka (2003), Nos lieux interdits (2008) et un long-métrage, Sur la planche (2011). Avec ce nouvel opus, la réalisatrice marocaine de 54 ans va encore plus loin dans la fiction. À l’aide de son conjoint, le directeur de la photographie Éric Devin, elle crée une sorte de conte oriental des temps modernes, conduit par une jeune narratrice, Lina (Ifham Mathet), Shéhérazade 2.0 qui tisse une trame non-linéaire en postant ses vidéos en « live » sur les réseaux sociaux.

Anticonformisme

Leila Kilani a grandi dans une famille tangéroise accrochée à ses traditions, marquée par les codes de la bourgeoisie de province. Mais sa ville d’origine, vers laquelle elle revient toujours pour faire des films, lui a aussi transmis la fureur de vivre. À la croisée des continents et des langues arabe, espagnole et française, la cité côtière exposée aux vents vit depuis plusieurs années dans l’urgence d’un effondrement annoncé et dans l’espoir vague qu’elle lui subsistera. Jour après jour, sous l’œil inquiet de ses habitants, Tanger se transforme, à coup d’excavateurs, de grues, de digues, de trous, pour faire émerger les grands projets d’investissement qui grignotent progressivement un paysage naturel au-dessus duquel plane une variété d’oiseaux.

C’est dans ce décor intense, au cœur d’une forêt fictionnelle perchée sur les collines, que s’ouvre le film. La famille Bechtani, qui détient la Mansouria en indivision, se retrouve pour célébrer un mariage. Au premier abord, la vingtaine de propriétaires semble unie. Pourtant très vite, chacun des membres tente de fuir, dès lors que la grand-mère Amina fait part de son souhait de vendre la propriété à un prix mirobolant pour « mettre à l’abri ses enfants ». Avec la spéculation des promoteurs immobiliers, sa valeur s’élève désormais à des millions de dirhams marocains, des milliards même si l’on vend aussi la forêt. Une fois la question de l’héritage ouverte, la famille devient un enfer. Une même vieille rengaine où se mêlent traditions centenaires et attachement irrationnel à un bien, affection sincère et cupidité crapuleuse, intimité et escroqueries.

Pour Anis (Mustafa Shimdat), fils d’Amina, l’arbre généalogique de la propriété signifie l’asservissement, un mouvement figé pour perpétuer la dynastie Bechtani. La terre n’appartient à personne d’autre qu’à elle-même, selon lui. Lorsqu’il refuse de vendre sa part et dit qu’il en fera don, il ébranle la famille sur ses fondations. Transgressif et néanmoins très doux, presque vulnérable, il incarne un nouveau type de héros remettant en question les codes associés à la masculinité. Sans bombe, sans armes, sans grands discours idéologiques, il est en phase avec ses émotions et cohérent avec ce en quoi il croit. Lui et sa fille Lina ont inventé un code, un langage pour communiquer avec la nature, beaucoup plus simplement qu’avec le monde humain.

Pour mener le récit, la réalisatrice a choisi Lina, adolescente tendre et cruelle de 12 ans, un âge où l’on aime soulever des questions que l’on évitera soigneusement plus tard. Depuis le décès de sa mère dans un accident de voiture alors qu’elle tentait de lui montrer une cigogne noire, la jeune fille se sent coupable. Devenue mutique, elle s’exprime en écrivant des mots et des questions sur son corps. Elle filme chacun des épisodes de l’intrigue familiale avec son smartphone pour les poster sur les réseaux sociaux. Avec ses 24 000 followers, l’« influenceuse » déconstruit le récit. Elle se prend pour une super héroïne qui va sauver la forêt et les habitants des bidonvilles établis sur le domaine des Bechtani.

Dans sa volonté de créer des formes novatrices, impertinentes, dérangeantes, excessives, Leila Kilani propose un récit non linéaire. Comme dans un conte des Mille et une nuits, la narration prend ses distances avec le réalisme et suit sa propre logique. La symbolique des mythes populaires revient aussi souvent : la cigogne noire (ciguena negra en espagnol, le surnom de Lina sur les réseaux) est par exemple mise en opposition avec la cigogne blanche, l’incarnation de l’esprit des saints au Maroc.

Lutte des classes

Ce conflit autour de la vente et de l’héritage prend une tournure dramatique lorsque des incendies ravagent les bidonvilles construits anarchiquement sur le domaine. Les Bechtani tentent de taire l’événement en le faisant passer pour un incident insignifiant. Mais à la suite de cela, la propriété de la terre est remise en question par les habitants, qui lancent un véritable mouvement populaire citoyen, rappelant certains épisodes de l’histoire contemporaine du Maroc. Tandis que le peuple gronde, la famille s’inquiète de l’indivision et du raccommodage de ses caftans. La demeure continue de célébrer les noces, des rites ancestraux scrupuleusement perpétués…

L’un des moteurs narratifs de cette saga singulière est le duel entre la maîtresse, Amina (Bahia Bootia El-Oumami), et la servante, Chinwiya (Ikram Laayachi), habitante du bidonville. Face à la grand-mère, titan vorace, mal aimante et castratrice, qui exerce son pouvoir au sein de la famille patriarcale, la jeune servante apparemment fragile et inoffensive, va reprendre son destin en main. Lorsqu’elle apprend la mort de son amant Youssef Al-Akel (Mohammed Berrak), tué par Jaafar (Jaafar Brigui), le fils mesquin et tourmenté d’Amina, elle va transformer sa douleur en énergie. Aux côtés de Lina, les deux adolescentes débridées vont se rebeller frontalement contre la grand-mère qui manipule son fils ainsi que ceux qui l’entourent. Bien que le film soit centré sur ces trois femmes puissantes, tous les personnages – les hommes comme les femmes - sont ambigus dans le film, à la fois bons et mauvais. Mais dans une société où le travail des femmes remet de plus en plus en question leur place dominée, les jeunes filles, moins inhibées que les jeunes hommes, incarnent le changement.

Le monde tel que les Bechtani le connaissent est en train de mourir. Un courant d’air est entré dans la Mansouria, forçant portes et murs. Le choc avec l’extérieur est fracassant. Tout un territoire se soulève avec en fond sonore une chanson du groupe de rock égyptien contestataire Cairokee. Les oiseaux ont pris le pouvoir. Chinwiya a pris le pouvoir. Les habitants des bidonvilles rassemblés par le père de son amant (Taoufiq Kilani) ont pris le pouvoir. Au-delà de la lutte des classes opposant les riches et les pauvres, c’est une véritable libération. Un accès de colère devenu geste nécessaire pour faire émerger un nouveau monde.


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