Xavier Giannoli est un cinéaste intéressant et original : après Quand j’étais chanteur (2006), A l’origine (2009), Marguerite (2015), L’Apparition (2018), il nous donne une brillante adaptation du livre 2 des Illusions perdues (intitulé « Un grand homme de province à Paris »), qui raconte l’ascension et la chute vertigineuses de Lucien Chardon de Rubempré, jeune poète venu d’Angoulême à Paris dans les malles des Mme de Bargeton, sa « protectrice », et qui va devenir le temps d’une saison, un journaliste aussi cynique que dépensier… L’histoire édifiante et tragique de ce jeune ambitieux permet à Balzac de décrire par le menu les mœurs de la presse et de l’édition sous la Restauration.
Nanti d’un budget confortable de 19 millions € (le budget moyen d’un film français est de moins de 4 millions), Giannoli focalise son récit sur le milieu des journaux satiriques qui prospèrent pendant une courte période de relative liberté, avant la reprise en mains qui sera une des causes de la révolution de 1830 ; mais c’est en fait la recherche du profit immédiat qui dicte les articles, beaucoup plus que l’exercice de l’esprit critique.
A travers le choix de décors naturels, Giannoli donne une authenticité inédite à ce milieu professionnel exclusivement masculin où, dans les galeries du Palais Royal où la police n’entre pas, les prostituées font de la retape devant les officines des journaux…
L’autre réussite du film tient à sa distribution, autour de Benjamin Voisin, dont la beauté blonde un peu molle évoque parfaitement le personnage de Balzac. Face à lui, Vincent Lacoste confirme son talent multiforme, en abandonnant sa persona de gentil garçon pour jouer brillamment les cyniques. Xavier Dolan qui incarne un écrivain « sérieux », crée le contraste avec Lucien, grâce à son visage brun aux traits aiguisés. Du côté des femmes, Giannoli a construit une opposition entre deux figures d’aristocrates, Mme de Bargeton (Cécile de France) et la marquise d’Espard (Jeanne Balibar), aussi sophistiquées que paraît « naturelle » Coralie (Salomé Dewaels), la jeune actrice de vaudeville qui s’éprend de Lucien, alors qu’il a été rejeté par Mme de Bargeton. La différence d’âge entre les deux premières (actrices nées respectivement en 1975 et 1968) et la seconde (actrice née en 1995) accentue encore le contraste.
Face aux jeunes hommes en quête de gloire, une galerie de « vieux » orchestre le bal en sous-mains, dont les plus impressionnants sont le directeur du journal satirique Finot (Louis-Do de Lencquesaing), le libraire Dauriat (Gérard Depardieu) et le chef de la claque Singali (Jean-François Stévenin, dont c’est le dernier rôle) ; du côté des aristocrates, c’est le baron du Châtelet (André Marcon), soupirant de Mme de Bargeton, qui veille au grain.
Ainsi, le talent des journalistes n’apparaît que pour ce qu’il est, une marchandise entre les mains d’hommes de pouvoir et d’argent qui tirent les ficelles pour que « rien ne change » sinon l’accumulation du capital.
Xavier Giannoli a visiblement souhaité souligner les échos contemporains de cette période de corruption politique et de course à l’argent, via la main-mise des puissances d’argent sur les médias. Nous savions déjà que Balzac était le portraitiste le plus aigu de son époque, mais il n’est pas sûr que les quelques facilités que Giannoli s’est permises pour « moderniser » l’intrigue soient indispensables.
Par exemple, il montre Lucien et Louise se roulant dans l’herbe à moitié nus dans la campagne d’Angoulême, alors que Balzac explique longuement que « la vie de province est singulièrement contraire aux contentements de l’amour, et favorise les débats intellectuels de la passion ; comme aussi les obstacles qu’elle oppose au doux commerce qui lie tant les amants, précipitent les âmes ardentes en des partis extrêmes. Cette vie est basée sur un espionnage si méticuleux, sur une si grande transparence des intérieurs, elle admet si peu l’intimité qui console sans offenser la vertu, les relations les plus pures y sont si déraisonnablement incriminées, que beaucoup de femmes sont flétries malgré leur innocence. »
Dans ce contexte, non seulement la liaison des deux amants reste platonique, mais quand l’un des nobles qui fréquentent le salon de Mme de Bargeton, laisse entendre qu’il a trouvé Lucien dans une « position équivoque » (le jeune poète aux pieds de sa muse se plaignant de son intransigeance), le vieux mari de Mme de Bargeton provoque en duel et blesse au cou l’offenseur. A la suite de ce duel, Mme de Bargeton part se faire oublier à Paris chez sa riche cousine Mme d’Espard, en entraînant Lucien, pour l’abandonner dès son arrivée, quand son autre soupirant, M. du Châtelet, lui fait comprendre les risques qu’elle prend pour sa réputation en paraissant protéger le jeune roturier qui usurpe le nom à particule de sa mère. Mme de Bargeton va donc prendre ses distances avec Lucien, et désormais entre eux, il ne sera plus question que de mépris et de désir de vengeance.
Dans le film de Giannoli, les relations de Lucien avec Mme de Bargeton sont traitées sur un mode « moderne » qui est un contresens. La coucherie dans l’herbe, puis à Paris la scène où Lucien amène Coralie dans un salon aristocratique pour obliger Mme d’Espart et ses amis à saluer l’actrice, sont des contre sens historiques.
Les visites secrètes que Lucien fait à Louise dans une résidence discrète, les promesses qu’elle lui fait d’obtenir de légitimer sa particule s’il rallie le camp du régime, puis la visite secrète que lui fait Coralie pour lui demander du secours, enfin la dernière coucherie de Lucien et Louise, tout ceci est inventé par l’adaptation et témoigne d’une méconnaissance des mœurs de l’époque telles que Balzac les décrit, où de telles compromissions de la part d’une aristocrate sont invraisemblables. Les femmes de la noblesse (et de la grande bourgeoisie) sont soumises à une surveillance de tous les instants. Cela fait partie de la domination qu’elles subissent et que Balzac a admirablement décrite (entre autres dans La Duchesse de Langeais). Cette domination de genre s’articule avec une domination de classe : le fossé qui sépare les femmes à particule du faubourg Saint Germain et les actrices de boulevard ne saurait être franchi. Seuls les hommes peuvent le franchir, dans le cadre de leurs menus (et dispendieux) plaisirs.
Sans doute pour donner plus de relief à l’épisode, Giannoli invente que Lucien encourage Coralie à incarner Bérénice dans la pièce de Racine, ce qui est une autre invraisemblance par rapport aux règlements rigides du théâtre de l’époque. Seule la Comédie Française avait l’autorisation de représenter les pièces du répertoire classique.
Chez Balzac, « la pièce où débutait Coralie était une de celles qui tombent, mais qui rebondissent, et la pièce tomba. (…) Tous les feuilletonnistes attribuaient la chute de la pièce à Coralie : elle avait trop présumé de ses forces ; elle, qui faisait les délices des boulevards, était déplacé au Gymnase ; elle avait été poussée par une louable ambition, mais elle n’avait pas consulté ses moyens… » Le Gymnase-Dramatique, créé en 1820 par Poirson, un dramaturge proche de Scribe, pour servir d’entraînement aux élèves du conservatoire, ne représentait d’abord que des pièces en un acte. Le monde du théâtre était segmenté de façon beaucoup plus rigide qu’aujourd’hui. Là encore, c’est le caractère de classe de cette société de la Restauration qui est euphémisé, sans doute pour créer un écho plus frappant avec notre société contemporaine.
Autre facilité de l’adaptation : faire du libraire Dauriat incarné par Depardieu, plus pantagruélique que jamais, un analphabète ; c’est drôle mais c’est faux : Dauriat chez Balzac se contente de ne pas lire les manuscrits qu’il publie, ce qui est suffisamment éloquent quant à ses motivations d’éditeur : il ne publie que les gens célèbres, ce qui lui évite de prendre des risques. Chez Balzac, Dauriat après avoir refusé d’éditer Les Marguerites, le recueil poétique de Lucien, sans l’avoir lu, l’achète (sans l’avoir lu davantage) quand Lucien est devenu un critique incontournable, pour qu’il fasse une critique favorable du roman de Nathan que Dauriat vient de rééditer (sans l’avoir lu non plus). L’achat du recueil poétique est un placement, qu’il n’éditera finalement pas, la faveur de Lucien ayant disparu aussi vite qu’elle a surgi.
Enfin, l’écart de l’adaptation avec le roman sans doute la plus gênante est la suppression de toutes les étapes qui transforment Lucien, jeune poète idéaliste, en un journaliste cynique au service du plus offrant. Chez Balzac la métamorphose est longuement préparée par les désillusions successives de Lucien : il est d’abord snobé par sa « protectrice » parce que son allure de parvenu et l’usurpation de sa particule le rendent infréquentable dans le cercle de la marquise d’Espart ; puis il tente en vain de vendre son recueil de poèmes et son roman historique ; enfin il rencontre Daniel d’Arthez et fréquente son cénacle d’hommes de science et d’artistes, dont la vie ascétique représente un modèle inatteignable pour sa nature faible et impatiente ; c’est alors seulement, quand il a perdu tout espoir de réussir en tant qu’écrivain, qu’il se laisse séduire par l’activité de journaliste que Lousteau lui vante comme le moyen infaillible de rentabiliser ses dons. Et Balzac ménage encore quelques étapes pour faire basculer Lucien d’une activité critique honnête et sincère, à une écriture satirique totalement cynique, où les bons mots remplacent la pensée. Dans le film de Giannoli, la rencontre avec le cénacle de d’Arthez a disparu, sans doute pour simplifier l’intrigue, mais du coup la soudaineté de la « conversion » de Lucien la rend moins crédible.
Finalement, l’adaptation de Giannoli, pour brillante qu’elle soit du point de vue cinématographique, pêche par un désir trop évident de parler d’aujourd’hui, de nous rendre les personnages familiers. Le roman de Balzac est imprégné d’un ton tragique qui n’affecte pas seulement la fin mais toutes les étapes de l’aventure parisienne de Lucien de Rubempré, du fait même de la corruption généralisée de cette société. Il est dommage que Giannoli ait quelquefois sacrifié le désir de briller à la rigueur sociologique balzacienne.