Ce premier long métrage d’un jeune cinéaste algérien, financé principalement par la France, donne une vision de l’Algérie un peu moins noire que celle qui nous parvient par la presse et même par le cinéma, comme récemment avec Les Terrasses de Merzak Allouache (2015).
À travers trois histoires qui s’enchaînent sur un mode poétique à la Prévert, sans souci excessif de cohérence, le film propose une sorte d’état des lieux, modeste mais subtil, de l’Algérie d’aujourd’hui. La question des rapports homme-femme est traitée frontalement, mais dans une articulation forte avec la question sociale, même si c’est implicite (on est dans une société patriarcale où les femmes sont totalement dépendantes économiquement et donc sexuellement ; le pouvoir économique et social appartient aux hommes d’âge mûr, et les jeunes hommes en sont réduits à attendre, tout en manifestant leur soumission aux patriarches).
La première histoire est focalisée sur Mourad, un entrepreneur en bâtiment algérois d’âge très mûr (60 à 70 ans), suffisamment riche pour entretenir à la fois son ex-femme et leur fils, étudiant en médecine peu assidu, et son actuelle épouse, évidemment beaucoup plus jeune et franco-algérienne (Aurore Atika). On le suit pendant une journée, naviguant entre l’appartement de la première qu’il accompagne au marché et chez qui il reste finalement diner, et sa maison en banlieue où il vit avec la seconde, ce qui l’amène à traverser un no man’s land urbain où sa voiture tombe en panne, et où il assiste par hasard à un tabassage en règle, et lâchement s’enfuit sans porter assistance à la victime ni même appeler la police. Le lendemain, il voit partir sa femme sans lui avoir parlé, et rejoint la mère de son fils à l’hôpital qui a eu un accident de moto, moto qu’il lui a offerte malgré les réticences de la mère. Le soir il retrouve sa femme qui lui annonce qu’elle a eu un énième entretien d’embauche sans succès et qu’elle a décidé de retourner en France. On comprend qu’il vient d’avoir un contrat aussi avantageux que suspect pour la construction d’un hôpital, dont son associé propose de s’occuper de la partie financière en lui laissant la gestion du chantier… petites compromissions ordinaires…
La deuxième histoire concerne Djalil, l’un de ses employés qui lui demande deux jours de congé pour accompagner à Biskra (c’est à dire à l’autre bout du pays) un voisin qui l’a aidé à se loger et qui marie sa fille Aïcha. Le jeune homme va donc servir de chauffeur à un homme d’âge mûr et à sa fille et sa femme qui prennent place derrière. On suit la voiture à travers le pays dont la beauté rude est saisissante. Suite à un repas pris dans un restaurant sur la route, le père et la mère sont victimes d’une intoxication et doivent passer la nuit dans un hôpital, pendant que Djalil doit aller dormir à l’hôtel avec Aïcha qu’il est censé chaperonner. Ils descendent dans un hôtel en bord de route, chacun dans une chambre, mais Djalil s’aperçoit qu’Aiche est partie se promener et la rattrape : on se rend compte alors que les deux jeunes gens ont eu une histoire ensemble mais ont rompu. Aïcha manifeste d’abord une forte acrimonie à son égard, l’opposant au « garçon bien » qu’elle va épouser à Biskra. On les suit se promenant dans une palmeraie au fond d’un oued, paysage typique du Sud de l’Algérie. Quand ils rentrent à l’hôtel, Aïcha est attirée par la musique d’une salle de danse, où un petit orchestre de musiciens attend le client. Aïcha leur demande de jouer, malgré les réticences de Djalil, et se met à danser, bientôt rejointe par le jeune homme. Quand ils vont se coucher, elle l’entraîne dans sa chambre…
Le lendemain, ils repartent comme si de rien n’était avec les parents de la jeune fille, et Djalil les laisse devant la maison du fiancé. Pourtant il lui demande de la rejoindre (tout le monde a un portable) mais elle retournera finalement vers le destin fixé par sa famille auquel elle se plie, sans doute pour des raisons économiques.
Une sorte d’intermède suspend l’histoire à ce moment : un ensemble de musiciens et de danseurs des deux sexes, surgi de nulle part, entame une chorégraphie échevelée, colorée et joyeuse.
Puis on revient sur la route pour changer de voiture : du taxi qui ramène la jeune fille à sa famille, on passe à la voiture de Dahman, un médecin d’une quarantaine d’années, tombé en panne qui repart vers Alger en faisant halte chez son oncle dont il veut épouser la fille, mariage visiblement soumis à sa promotion à l’hôpital. Promotion elle-même soumise au bon vouloir du directeur et au départ à la retraite d’un collègue… Un ancien ami lui apprend alors que des rumeurs circulent à son sujet, de la part d’une femme autrefois violée par les terroristes qui demande à le voir. Il va voir cette femme, dans un quartier très pauvre, à la limite du bidonville, et elle lui apprend qu’il était présent quand elle a été victime dix ans plus tôt d’un viol collectif (il avait été kidnappé par les terroristes pour les soigner) et qu’il n’a rien fait pour empêcher ce viol (il était lui-même prisonnier des terroristes). Enceinte suite à ce viol, elle a été rejetée par sa famille et l’enfant est handicapé (incapable de parler, il pousse de temps en temps des cris déchirants). Elle a besoin pour le faire prendre en charge qu’il ait un nom (c’est à dire un père), et elle attend de lui qu’il le reconnaisse. D’abord révulsé par cette demande, alors qu’il n’est pour rien dans son viol, il la menace de représailles et s’en va. On le suit pendant sa journée de travail, son voyage à Constantine pour suivre un séminaire (où il rencontre l’entrepreneur au bar de l’hôtel, qui lui dit ses craintes d’avoir un cancer au cerveau…). Le mariage a lieu, et tous les invités dansent ensemble, hommes, femmes et enfants ; il a meublé son appartement pour accueillir sa (jeune) femme et il peut jouir enfin de sa présence (on le voit au petit matin dans le lit conjugal, l’embrassant tendrement pendant qu’elle dort). On le retrouve ensuite dans la maison de la femme violée, tentant d’apprivoiser l’enfant (sans doute autiste), sans qu’on en sache plus.
Ces trois histoires illustrent chacune à leur manière les blocages de la société algérienne et ne montrent pas de lumière au bout du tunnel. Mais les personnages même les plus dominés, et en particulier les femmes, ne sont pas totalement dénués de capacité d’agir. Le film ne cache rien des turpitudes de la société algérienne contemporaine, mais l’attention extrême aux personnages et aux paysages, l’utilisation très jubilatoire de la musique (en particulier à plusieurs moments, la cantate de Bach « Ich habe genug »), provoque une empathie qui nous fait percevoir cette société et ce pays autrement que sur le mode habituel d’une commisération accablée… et quelque peu condescendante.