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Pietro Marcello / 2019

Martin Eden


>> Geneviève Sellier / dimanche 27 octobre 2019


Le film de Pietro Marcello est une transposition dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, du roman autobiographique de Jack London, Martin Eden, qui se déroule dans la région de San Francisco au début du XXe siècle.

Le film est remarquable par sa fidélité à l’esprit de ce roman d’apprentissage qui raconte les souffrances et les espoirs déçus d’un jeune prolétaire qui découvre, ébloui, à travers sa rencontre avec une famille de bourgeois cultivés, la culture littéraire, philosophique et politique qu’il va dévorer, tout en tombant amoureux fou de la jeune bourgeoise qui a entrepris de « l’éduquer ».

Le réalisateur a choisi, plutôt que de s’embarrasser de la lourdeur d’une reconstitution historique, d’évoquer librement une ville portuaire du début du XXe siècle, marquée par des inégalités abyssales entre une bourgeoisie oisive et un peuple plongé dans une misère épouvantable, soumis à une exploitation sans limites. Le résultat est impressionnant, avec des plans documentaires sur des beaux visages marqués par la pauvreté qui font penser au cinéma d’Eisenstein et qui ponctuent les péripéties de la vie de Martin Eden, écartelé entre son désir de savoir, de comprendre le monde, et son amour à la fois exaltant et frustrant pour cette jeune bourgeoise, qu’il découvre peu à peu incapable de partager ses ambitions littéraires et sa révolte sociale.

La distribution est particulièrement réussie, construit sur l’opposition entre Luca Marinelli qui incarne toute la beauté d’un jeune corps prolétaire plein d’énergie, et la fragile beauté blonde de Jessica Cressy, qui évoque les figures féminines de la peinture préraphaélite. Autour d’eux, tous les acteurs secondaires incarnent physiquement leur classe, d’un côté les jeunes gens minces et interchangeables de la bourgeoisie, et de l’autre, les corps abimés et fortement typés des classes populaires.

Pourtant, ce qui frappe, dans le film comme dans le roman, ce sont les stéréotypes genrés qui structurent ce récit d’apprentissage. Bien entendu, l’histoire est racontée du point de vue du héros, avec qui nous sommes constamment en empathie. Il est beau, il est intelligent, il est généreux, il est plein d’énergie, c’est le moteur de la fiction au sens littéral. Il est comme un bolide qui percute de plein fouet le rouleau compresseur du capitalisme dans la phase de la révolution industrielle. Les hommes auxquels il se heurte sont d’une part les gagne-petit qui l’entourent et haïssent son indépendance d’esprit (son beau-frère quincailler), les patrons qui l’exploitent dans tous les petits boulots où il s’épuise pour gagner de quoi survivre tout en s’instruisant et en écrivant, et les grands bourgeois qui le regardent de haut parce qu’il n’a pas les bonnes manières de leur milieu et prétend s’approprier leur culture. Un seul allié, une figure de grand bourgeois anarchiste, alcoolique et tuberculeux qui partage sa passion pour la littérature et son mépris pour la bourgeoisie.

Mais ce sont les femmes qui ont le plus d’importance dans sa vie, pour le meilleur et pour le pire. Elena, la jeune bourgeoise dont il tombe amoureux, est typique des figures inventées par les écrivains romantiques du siècle précédent, un idéal éthéré et inaccessible, mais qui se révèlera cruellement décevant quand l’affrontement de classe devient frontal. Le jour où Martin ose tourner en dérision publiquement la peur des socialistes qui obsèdent son père et tous les représentants de ce patriarcat capitaliste, elle le renie. Et le roman comme le film achève cette démolition de la figure féminine, quand Elena revient le voir une fois qu’il a fait fortune, prétendant vouloir rompre avec sa famille pour l’épouser alors que sa mère l’attend en bas dans sa voiture… On ne peut s’empêcher de voir là une manifestation typique de la misogynie romantique : dans la mesure où « la femme » est mise sur un piédestal, elle ne peut que se révéler terriblement décevante, et les souffrances qu’éprouve le héros à cause de sa dépendance émotionnelle sont mortifères pour son épanouissement créatif. Ce thème qui court dans toute la littérature romantique, se retrouve quasiment à l’état pur dans le roman et dans le film, puisque c’est par amour pour Elena, pour devenir digne d’elle, qu’il se plonge dans la culture et tente de devenir un écrivain, mais quand elle l’abandonne, au moment même où ses premiers textes sont publiés, sa vie perd son sens… La jeune ouvrière amoureuse de lui, une jolie brune qui aurait fait son bonheur avant son ascension sociale, ne peut plus le satisfaire. Il choisira de se suicider en se noyant dans la mer...

Les souffrances qui sont celles de tous les transfuges de classe, qu’ils soient des hommes (le plus souvent à cette époque) ou des femmes (voir Annie Ernaux) sont symbolisées ici par la souffrance amoureuse pour une femme qui incarne cet idéal social inaccessible mais qui se révèlera indigne de lui.

En revanche, la figure féminine positive est incarnée par Maria, une mère aussi pauvre que généreuse, une veuve qui élève courageusement ses deux enfants, chez qui il vient se réfugier pour écrire, et qui croit en lui. Bien entendu, son corps prématurément alourdi et abimé par la maternité et la pauvreté n’a plus rien de « féminin »…

À travers ces trois figures féminines, le roman et le film dessinent une vision typiquement masculine qui instrumentalise les femmes par rapport aux désirs et aux besoins des hommes, tout en les rendant responsables de leurs frustrations sociales. Cette vision qui était dominante à l’époque de Jack London est devenue problématique. La fidélité de Pietro Marcello au roman se traduit par une adhésion non questionnée à une vision très archaïque des rapports socio-genrés.


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