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Spike Lee / 2018

The BlackKklansman


>> Mehdi Derfoufi / jeudi 4 octobre 2018


Spike Lee est une nouvelle fois passé à côté de la Palme d’or : après avoir obtenu en 1991 le Prix du Jury avec Jungle Fever , il a dû se contenter du Grand Prix pour son retour sur la scène hexagonale. Ainsi, on peut donc ajouter à la liste des anomalies « invisibles » qui disent beaucoup des hiérarchies culturelles l’absence de cinéaste noir.e dans la liste des palmé.e.s, tandis que Jane Campion demeure la seule femme à avoir jamais décroché la récompense suprême. Ce n’est pourtant pas comme si, des États-Unis à l’Afrique, en passant par l’Europe et les Caraïbes, les candidat.e.s avaient été rares ou insignifiant.e.s. Paradoxe : c’est alors qu’il semble au plus loin de sa meilleure forme que Spike Lee, à 61 ans, retrouve les écrans français. Ses derniers films (de Miracle à Santa Anna en 2008 à Chi-raq en 2015, en passant par l’improbable remake du Old Boy de Park Chan-wook en 2013) avaient en effet reçu un accueil mitigé de la part de la critique comme du public -à l’époque, Chi-raq ne fut même pas distribué en France. Tout l’inverse de BlackKklansman .

Spike Lee et la France

C’est en 1989, avec Do the Right Thing , sélectionné à Cannes, que le cinéaste new-yorkais se fit connaître en France. She’s Gotta Have it / Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (1986) est aujourd’hui surtout connu pour sa séquence de viol, son sexisme, et pour avoir servi de matrice à la série télévisée éponyme créée par Lee pour Netflix , tandis que School Daze (1988) est quasi inconnu du public français . Nous sommes alors dans le contexte d’émergence de ce que Stuart Hall a appelé, dans un article paru en 1988, les « nouvelles ethnicités » postcoloniales . En France, Rue Case-Nègres de Euzhan Palcy (1983) obtient un succès international. La revue Cinématographe « invente » dans son numéro de juillet 1985 le « cinéma beur », et fait sa couverture avec Abdellatif Kechiche, acteur du Thé à la menthe (Abdelkrim Bahloul, 1984) . Do The Right Thing fait la couverture de La Revue du cinéma (n°451, juillet-août 1989). Dans les années qui suivent, la presse spécialisée développe une attention particulière pour le « film noir-américain », en particulier les films de hoodploitation (films de rue) dont la réception critique et publique préparera le terrain au phénomène du « film de banlieue ». La Haine, de Mathieu Kassovitz (1995), s’ouvre sur un montage d’images d’émeutes issues d’archives télévisées, rappelant le procédé utilisé par Spike Lee dans Malcolm X avec les images du tabassage de Rodney King. Dès le générique, l’influence de Do The Right Thing sur Ma 6-T va cracker de Jean-François Richet (1997) semble évidente. D’une façon générale, ce film a largement inspiré le cadre du « film de banlieue », essentiellement d’ailleurs les films des réalisateurs français blancs, même s’il existe aussi des filiations internes.

Esthétiquement et politiquement situés aux antipodes des comédies d’Eddie Murphy (qui a marqué les années 1980), des films comme Boyz N the Hood (John Singleton, 1991), A Rage in Harlem : la Reine des Pommes (Bill Duke, 1991), New Jack City (Mario Van Peebles, 1991), Menace II Society (Allen et Albert Hughes, 1993), Le Diable en robe bleue (Carl Franklin, 1995), sont dans ces années-là distribués sur tout le territoire français. Au coeur de cette vague, Spike Lee apparaît comme un Auteur en puissance : Mo’Better Blues (1990) et Jungle Fever (1991) font à leur tour la couverture de La Revue du Cinéma . Il est la plupart du temps à la fois producteur, scénariste et réalisateur de ses films (parfois acteur). Les commentateurs remarquent ses signatures visuelles (le fameux « Spike Lee’s Dolly shot » ), et on lui attribue des acteurs « fétiches » (Wesley Snipes, Halle Berry, Denzel Washington). Enfin, il acquiert très rapidement le statut de figure de proue d’une génération africaine-américaine qui s’installe à Hollywood ou flirte avec les studios, abattant les dernières barrières du « ghetto » de la blaxploitation.

Apogée de cette séquence, la sortie de Malcolm X en 1992 propulse, dans le rôle-titre, Denzel Washington (il sera nominé aux Oscars), et apparaît comme le film qui doit faire passer Spike Lee au rang d’Auteur à part entière. On parle bien ici d’une stratégie délibérée du cinéaste, qui a par ailleurs régulièrement été accusé au long de sa carrière de céder un peu trop facilement aux tentations hollywoodiennes (l’accusation d’embourgeoisement le poursuit, lui qui n’a pourtant jamais produit un cinéma radical). On ne sera pas surpris d’apprendre que Lee revendique s’être inspiré pour son film du travail de David Lean sur Lawrence d’Arabie. C’est « son » Lawrence d’Arabie  : Malcolm X est une figure à la fois mythique et controversée, qui polarise les passions. Voilà un personnage clivé, entre un homme en lutte avec ses propres contradictions et une figure politique et révolutionnaire internationale, dont le parcours initiatique épouse les codes du biopic hollywoodien (on peut aisément faire un parallèle entre la séquence du pèlerinage à La Mecque de Malcolm X et la séquence de la « révélation » de Lawrence dans le désert, lorsqu’il prend conscience du rôle messianique qu’il peut jouer dans la révolte arabe).

Les limites du film ont déjà été brillamment discutées par Stuart Hall et Paul Gilroy . Hall s’interroge sur la propension de Lee à vouloir « fixer ce que [Malcolm X] devrait signifier  », à travers une forme didactique qui caractérise par ailleurs tout son cinéma. Gilroy rappelle que Malcolm X s’inscrit dans une histoire ancienne du «  pouvoir rédempteur de la souffrance de figures masculines héroïques  », tandis que Hall regrette une tendance générale du cinéma noir-américain à valoriser la figure sacrificielle (masculine). Le statut du réalisateur lui-même est ambigu, qui n’hésite pas à instrumentaliser le sujet de son film au profit de son propre rôle de « représentant » de la communauté africaine-américaine – une tentation à laquelle il cède tout autant dans BlackKklansman. Enfin, comme le rappelle Stuart Hall, « la question de la sexualité et du genre est quelque chose de très problématique dans le cinéma de Spike Lee […]. Ce problème semble opérer à un niveau très profond […]. ». Paul Gilroy décèle le même problème lorsqu’il souligne que dans Malcolm X s’élabore un discours sur l’affirmation de la masculinité hétérosexuelle comme «  priorité  » politique.

Or, l’ambition de Spike Lee avec Malcolm X ne se concrétise pas, et son auteurisation demeure inachevée. Il est aujourd’hui davantage médiatisé pour ses prises de position tonitruantes (contre Eastwood et sa représentation trop blanche de la Guerre du Pacifique en 2006 dans son diptyque Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jima, ou contre Tarantino et son usage obsessionnel du mot « nègre » dans Django Unchained) que pour ses films, dont l’impact n’aura cessé de décliner. Assurément, ne pas être devenu un Auteur a constitué pour Lee l’échec le plus significatif de sa carrière. D’autant qu’à la même époque, Clint Eastwood engage lui aussi une stratégie d’auteurisation qui sera, elle, couronnée de succès - alors même qu’elle s’appuie sur l’appropriation d’une figure de la culture africaine-américaine (Charlie Parker, interprété par Forest Whitaker dans Bird, 1988), et sur l’instrumentalisation d’un discours anti-raciste humaniste - avec Chasseur blanc coeur noir en 1989. De ce point de vue, le pire pour Lee advient peut-être avec Jackie Brown (Tarantino, 1997), un pastiche qui se démarque de la charge politique du cinéma noir-américain des années 1990 en popularisant une version fétichisée de la blaxploitation qui séduit au-delà du public africain-américain. Le succès de cette veine éclipse le réalisme social du « film de quartier » (hood movie), et la version « revisitée » de La panthère noire de Harlem (1974) se substitue aux Boyz N the Hood. Jackie Brown se désintéresse de la fresque politique et du mythe radical, éclipsés par la figure iconique de Pam Grier, incomparablement plus « fun » que Malcolm X. Une figure qui plus est féminine (voire féministe), dans un film qui parvient à traiter des questions raciales et sociales de façon subtile tout en se distinguant de l’hypermasculinité du cinéma noir-américain. Le film obtient un succès limité, mais il assoit Tarantino comme Auteur (c’était encore un enjeu à la fin des années 1990 pour les cinéastes). De plus, les effets de style tarantiniens, réflexifs, distanciés et hyper-référentiels, ne sont pas sans rappeler l’esthétique de Spike Lee tout en la ringardisant. En effet, le style de Lee, à l’appui de son approche didactique, est longtemps resté marqué par une certaine fascination, très eighties, pour les possibilités techniques de la caméra et les trucages sonores et visuels (de même qu’une utilisation tout à fait différente de la musique : narrative chez Lee, constitutive de l’expression culturelle africaine-américaine ; illustrative chez Tarantino de la jouissance esthétique procurée par le détournement et la réappropriation).

Papi fait de la résistance

Le projet d’adapter les mémoires de Ron Stallworth (parus en 2014) est d’abord passé entre les mains de Jordan Peele (Get out, 2017), qui le transmet à Spike Lee. L’histoire est très simple à résumer : à la fin des années 1970, un jeune policier africain-américain en vient par un concours de circonstances à entretenir une correspondance téléphonique avec le responsable local du Ku Klux Klan, puis avec le Grand Sorcier lui-même, David Duke. Les activités du KKK font à l’époque l’objet d’une relative surveillance de la part des autorités. Lorsque vient le moment de rencontrer les membres de l’organisation, se pose la question de la couleur de peau de Ron, qui lui interdit de se présenter en personne au rendez-vous. Ce sera donc un de ses collègues blancs qui se rendra aux réunions, pendant que Ron assurera les échanges téléphoniques et épistolaires. L’infiltration dure toute une année, et permet de recueillir quelques informations (notamment l’implication de deux membres du NORAD, la défense aérienne étasunienne). David Duke, mis au courant de la supercherie, quittera peu après ses fonctions (il semblerait toutefois que son retrait ait surtout à voir avec ses ambitions électorales). À partir de cette trame, Spike Lee et les scénaristes ont imaginé un récit plus dramatisé, qui mélange les registres et les genres.

Jordan Peele, après Get out, est en passe d’occuper une position similaire à celle qu’occupait Lee après Do The Right Thing il y a trente ans. À la différence près que Peele a, lui, déjà remporté un Oscar (Meilleur scénario original, 2018). Inévitablement, l’association des deux réalisateurs ressemble à l’association du disciple et du maître. Surtout, ce projet a donné à Lee l’opportunité de retrouver une visibilité à la hauteur de ses ambitions. La presse outre-Atlantique a beaucoup insisté sur l’équipe formée par les deux réalisateurs, et la forme prise in fine par le film donne l’impression que Spike Lee a voulu à la fois démontrer qu’il n’avait rien lâché de son autonomie artistique (pour le dire autrement : qu’il ne devait rien à personne) et qu’il était encore en mesure de tourner un film-somme. La sortie de BlackKklansman un an jour pour jour après les événements survenus à Charlottesville , fait de surcroît apparaître Lee comme étant toujours le cinéaste politique africain-américain, capable de porter à travers sa mise en scène des événements circonstanciels au rang de symboles.

Bien entendu, il y a eu auparavant d’autres films sur un sujet approchant, comme The Klansman (L’Homme du Clan, Terence Young, 1972), dans lequel le shérif d’une petite ville d’Alabama tente de faire régner l’ordre alors qu’un homme noir est accusé d’avoir violé une femme blanche. Mississippi Burning (Alan Parker, 1989) est peut-être le plus connu. Mais celui dont le sujet se rapproche le plus de BlackKklansman est … The Black Klansman (Ted V. Mikels, 1966). Sorti initialement sous le titre I Crossed the Color Line, ce film met en scène la vengeance d’un homme noir (Jerry Ellsworth) dont la fille a été tuée dans un attentat raciste fomenté par le Ku Klux Klan. Il infiltre avec succès le groupe responsable de la mort de sa fille et dispose alors des moyens d’accomplir sa vengeance. Il se trouve que l’acteur qui joue Jerry Ellsworth est blanc (Richard Gilden), mais le noir et blanc du film permet (ou permettait à l’époque) de le faire passer pour un Noir à la peau claire, ou un Blanc un peu hâlé, selon les besoins. La bande annonce de 1966 indique que le tournage a eu lieu « dans le plus grand secret au coeur du Sud profond ». En redoublant ainsi le thème de l’infiltration, la bande-annonce nous rappelle que l’Amérique a deux faces, une dualité qui est au coeur de BlackKklansman.

Le choix de faire de BlackKklansman une comédie plutôt qu’un drame a pu surprendre, d’autant qu’il se termine par les images terribles de l’agression meurtrière à la voiture-bélier contre les manifestant.e.s venu.e.s s’opposer au déploiement de force des suprémacistes à Charlottesville. Cette agression s’est soldée par la mort de Heather Heyer, une militante anti-raciste. Mais le traitement humoristique du KKK n’est pas nouveau. On peut citer par exemple O’Brother (Frères Coen, 2000) et surtout le génial sketch de Dave Chappelle, en 2003, dans lequel l’humoriste incarne le personnage de Clayton Bingsby. Ce dernier est un Africain-Américain né aveugle, qui a été élevé comme un Blanc dans un orphelinat tenu par des Blancs. Devenu adulte, il avait parfaitement intégré le racisme de la communauté blanche. Il se met à écrire des ouvrages qui deviennent des références nationales pour le KKK. Lors d’un meeting, il enlève sa cagoule devant une assistance médusée .

Une Amérique postraciale ?

Dans BlackKklansman, cette propension à fonder son discours critique sur la relation métonymique entre des micro-conflits et la « grande histoire » conduit Spike Lee à privilégier une dénonciation très consensuelle du racisme des individus plutôt que de pointer le racisme structurel. La séquence du recrutement de Ron Stallworth (John David Washington, qui n’est autre que le fils de Denzel Washington) au début du film l’illustre : les institutions sont dépeintes comme désireuses de contribuer à faire bouger les lignes en recrutant pour la première fois un officier de couleur. Le représentant de la ville (un Africain-Américain) et le chef de la police (un Blanc) sont séduits par la détermination du jeune homme, et semblent sincèrement appréhender les difficultés qu’il va rencontrer à s’intégrer au service (Bridges, le chef de la police – interprété par Robert John Burke – lui promet qu’il assurera ses arrières mais que le reste dépendra de lui). De plus, le fait que Ron soit le seul policier africain-américain de la ville n’est pas politiquement questionné, ni mis en équation. A la fin du film, Ron est certes arrêté et molesté par des collègues alors qu’il tentait, en civil et arme au poing, de neutraliser Connie (Ashlie Atkinson) avant qu’elle ne déclenche la bombe visant Patrice (Laura Harrier). Les policiers voyant un Noir armé le traitent comme un suspect et ne le croient pas quand il décline son identité. Il faut l’intervention de son collègue Flip Zimmerman (Adam Driver) pour qu’ils le relâchent, interloqués qu’un Africain-Américain puisse être policier. Quant aux vexations racistes dont Ron est victime dans le cadre de son travail, elles sont essentiellement le fait d’un seul individu dont on verra qu’il sera sanctionné.

Ainsi, dès le début, le film semble défendre l’idée d’une authenticité du mythe étasunien, celui d’une Amérique fondamentalement désireuse de garantir à ses enfants une « égalité des chances ». Celle-ci passe par l’expulsion du corps social des éléments « nocifs » et par une alliance biraciale (et même postraciale) entre Blancs et Noirs comme nouveau partenariat fondateur de la Nation – partenariat au sein duquel le personnage de Flip occupe, en tant que juif, une position spécifique. Flip Zimmerman, le collègue de Ron qui lui sert de doublure durant l’opération d’infiltration du KKK, est un allié blanc de poids. Sa judéité n’est pas « donnée », mais construite par les rapports sociaux qui s’exercent en ce sens. C’est au contact de Ron (qui souligne leur communauté d’expérience raciale) et du racisme tous azimuts du KKK que Flip « prend conscience » de sa judéité - alors qu’il ne s’était jamais senti juif auparavant (dixit). Sa réticence à envisager la mission autrement qu’en tant que « job » renvoie au confort de son white passing (sa capacité à passer pour un blanc), mais aussi à ce qui différencie précisément la situation des juifs américains par rapport aux Africains-Américains : ils ont connu assez rapidement une certaine ascension sociale, et lorsqu’ils s’impliquent dans les luttes pour les droits civiques dans les années 1950-1960, ils sont socialement bien plus favorisés que les Noirs. Le bénéfice du white passing autorise Flip à se percevoir comme extérieur aux enjeux de la haine raciale et à ses conséquences. A l’idée du partenariat postracial Blanc/Noir s’ajoute donc, dans une sorte d’articulation, l’idée d’une alliance interraciale Juifs/Noirs (ou plus précisément homme juif/homme noir).

Toutefois, on ne sait si Lee prend le discours du partenariat Blanc/Noir au sérieux, ou s’il l’instrumentalise pour servir le retournement final du film (sur lequel je reviens un peu plus loin). D’autant que BlackKklansman s’ouvre avec une séquence extraite d’Autant en emporte le vent, le film-symbole de la Guerre de Sécession. Guerre qui est avant tout une scission de la nation étasunienne blanche dont le traumatisme n’est toujours pas surmonté comme en témoigne la crise politique ouverte par l’élection de Donald Trump (on pourra aussi se reporter à la satire politique de Joe Dante, The Second Civil War, 1997). BlackKklansman s’attache à en faire la démonstration, en soulignant la persistance du suprématisme blanc depuis Naissance d’une Nation (Griffith, 1915) jusqu’à la manifestation « Unite the Right » (Charlottesville, 2017), en passant par l’élection de Trump. Le partenariat est symboliquement scellé lors de la séquence où le (seul ?) policier raciste du commissariat est arrêté. Ron savoure le succès de sa mission dans un bar, en compagnie de Patrice. Le policier, en civil, manifestement ivre, s’invite à leur table, et commence à harceler le couple verbalement et physiquement tout en débitant des insultes sexistes et racistes. Soudain, comme dans un épisode de « Surprise sur prise », l’émission de caméra cachée de Marcel Béliveau, les protagonistes de la scène dévoilent des micros cachés et Bridges surgit pour arrêter l’officier pris en flagrant délit, tout en tapant dans la main de Ron Stallworth.

Cependant, le partenariat post-racial semble questionné à la fin du film. Alors que Ron et sa compagne Patrice sont chez eux, des coups retentissent à la porte. Ils saisissent chacun un revolver et se dirigent à travers le couloir, côte-à-côte, l’arme pointée vers l’entrée. Spike Lee profite du moment pour placer ici sa signature visuelle déjà évoquée, un effet de travelling qui donne l’impression que les deux personnages, filmés de face, avancent en flottant tout en faisant du sur-place dans un couloir qui s’étire artificiellement. Passant à travers le trou de la serrure, en forme de croix, la caméra révèle une scène nocturne, une croix géante en feu, entourée de membres du KKK encagoulés. Se glissant en contre-plongée au pied de l’un de ces hommes, la caméra en capture, sous la cagoule, le bas du visage : on croit alors reconnaître Flip (tous les spectateurs et spectatrices ne semblent pas avoir remarqué ce détail, mais il a été relevé dans certains articles et commentaires : le plan est à la fois suffisamment fugace et précis pour laisser planer le doute). De mon point de vue, le soin pris à dénoncer l’anti-sémitisme durant tout le film (parfois plus explicitement que le racisme anti-noir) permet de « faire passer » ce plan ambigu. Cette ultime séquence (avant les images d’archives de l’agression à la voiture-bélier des manifestants anti-racistes à Charlottesville) n’est pas aisée à interpréter. Elle rappelle que la menace raciste n’est jamais éradiquée. Elle repositionne le film autour du modèle partenarial du couple hétérosexuel africain-américain. L’alliance du représentant de la Loi et de l’activiste radicale renvoie de facto les alliés blancs circonstanciels comme le shérif Bridges mais aussi Flip, le policier juif (« flip » en anglais peut signifier le fait d’être « retourné », de « changer de côté ») du côté des ennemis structurels...à moins qu’il n’ait été simplement instrumentalisé, au profit de l’émancipation noire.

Difficile de ne pas remarquer que Flip est le seul juif du film. De plus, il en est une représentation particulièrement abstraite ou conceptuelle. En effet, nous ne disposons guère d’indice sur sa famille ou sa vie amoureuse, nous ne voyons pas l’intérieur de son appartement. Cela renforce sa dimension « instrumentale ». Le fait que, dans la réalité, le collègue blanc de Stallworth n’était pas du tout juif questionne. Pourquoi cette altération du récit originel ? Dans son livre Black Power, Jewish Politics : Reinventing the Alliance in 1960s, Marc Dollinger rappelle que de nombreux juifs se sont impliqués au cours des années 1950-1960 dans les luttes pour les droits civiques. En 1965, les meurtres du Freedom Summer (qui ont inspiré le film Mississipi Burning) en sont en quelque sorte l’illustration : cet été-là, deux activistes juifs (Andrew Goodman et Michael Schwerner) et un activiste africain-américain (James Chaney), sont assassinés par un groupe du KKK alors qu’ils menaient une campagne d’inscription des personnes noires sur les listes électorales. Il y a aussi l’image fameuse du Rabbin Abraham Joshua Heschel main dans la main avec Martin Luther King durant la Marche de Selma à Montgomery le 21 mars 1965. De même, dans son enquête sur le rôle des femmes au sein du KKK, Women of the Klan : Racism and Gender in the 1920s, Kathleen Blee, constate que l’antisémitisme est un ressort primordial de l’adhésion au groupe. Même si ce tissu historique échappe à un public non-informé et pour des raisons générationnelles ou culturelles à une partie du public actuel, on peut sans trop prendre de risque affirmer que Spike Lee – qui a toujours montré dans ses films et ses prises de position une connaissance fine de l’histoire africaine-américaine et étasunienne – sait parfaitement ce qu’il fait en intégrant un personnage de policier juif dans le récit. En tout cas, à parcourir les réactions communautaires juives sur l’Internet, il semblerait que cette orientation ait été reçue positivement.

Dans un contexte de polarisation extrême de la vie politique étasunienne et de fragilisation accrue des minorités – où les relais d’Israël poussent à criminaliser, aux États-Unis même, toute critique de la politique raciste du gouvernement de Benjamin Netanyahou –, Spike Lee joue les rassembleurs. Pour ce faire, il cherche à concilier le discours post-racial des années Obama avec une remise au goût du jour de l’idée de consensus interracial qui présidait, selon Marc Dollinger, au partenariat Noirs/juifs dans les années 1950. Dans la représentation idéalisée de ce consensus interracial, qui cherche à nourrir l’analogie entre l’expérience africaine-américaine et l’expérience juive, on peut retrouver, toujours selon Marc Dollinger, un certain usage de la métaphore de l’esclavage des Juifs en Égypte, l’idée de la marginalisation sociale qu’ils ont subie, et une vision du judaïsme comme religion de la justice sociale. De fait, les juifs américains n’ont pas toujours constitué une « sous-catégorie » de la blanchité mais étaient plutôt « off-white » (« blancs cassés ») qu’assimilés à l’altérité raciale noire. C’est cette position liminaire qui est reconstruite dans le film. Celui-ci se déroule après le Civil Rights Act de 1964, période à partir de laquelle une « politique des identités » succède au consensus interracial. Dollinger explique ainsi l’identification progressive d’une jeune génération juive américaine au discours sioniste et à l’État d’Israël, l’affirmation du discours du Black Power d’un côté produisant de l’autre l’émergence d’un « nationalisme » juif américain. C’est donc toute cette histoire du partenariat puis de l’évolution séparée des deux communautés que le film de Lee chercherait à évoquer à travers le personnage de Flip, dont la conscience identitaire se constitue via la triple confrontation avec le discours de Ron, le discours du KKK et le discours du Black Panther Party. Par ailleurs, contrairement à une perception répandue, Dollinger souligne que l’évolution séparée des deux communautés correspond moins à une séparation qu’à une série d’influences et d’emprunts réciproques. Une illustration en est donnée dans le film quand, dans son discours, Kwame Ture prononce (sans le citer) ces mots du savant talmudique Hillel l’Ancien, un des grands personnages du judaïsme qui inspire aujourd’hui des mouvements juifs de développement personnel : « If I am not for myself, who is for me ? And when I am for myself, what am « I » ? And if not now, when ? » . Efficacement, cette citation résume à elle seule les enjeux de la politique des identités tout en pointant les points d’intersection des conditions minoritaires.

Stratégie du retournement

L’instabilité – ou l’inégalité – du partenariat juif/Noir est questionnée à plusieurs reprises. On peut noter au moins deux séquences. La séquence où Flip s’exerce au tir en compagnie des membres du KKK, et la séquence de son initiation à la confrérie. Dans la première séquence, Flip surpasse au tir tous les autres membres du groupe. C’est un des éléments qui convaincront Walter, le responsable local du KKK, de proposer à David Duke le nom de Ron Stallworth comme nouveau chef du chapitre de Colorado Springs. Une fois les suprématistes partis, Ron (l’original) parcourt le terrain d’exercice. Un plan le cadre face aux cibles qui représentent des silhouettes caricaturales d’enfants noirs en train de courir. Ron contemple les cibles sans mot dire avant de tourner le dos à la caméra et de quitter la scène. Cela suggère que c’est sur lui en tant que Noir que Flip était en train de tirer. C’est l’un des rares moments où le champ/contrechamp est travaillé de manière un peu complexe, dans un film qui privilégie les oppositions schématiques et binaires. La seconde séquence est construite en montage alterné entre, d’une part, le récit, mené par Mr Turner (Harry Belafonte) devant des étudiant.e.s noir.e.s de Colorado College, du lynchage de Jesse Washington en 1916, qui fut atrocement émasculé, brûlé et pendu ; et, d’autre part, la cérémonie d’initiation de Flip par le KKK. Celle-ci est suivie d’une sauterie au cours de laquelle les membres du KKK visionnent Naissance d’une Nation dans une atmosphère saturée de cris et d’interjections haineuses (rappelons que le succès du film de Griffith a contribué à un renouveau du KKK à l’époque). Le grand âge de Belafonte, son autorité morale (il a été un soutien de Bernie Sanders durant la dernière campagne présidentielle étasunienne), l’intensité et la dignité de son récit, offrent un contraste saisissant avec le carnavalesque de la cérémonie d’initiation du KKK et la beuverie qui s’ensuit. Or, Flip, qu’on le suppose soucieux de donner du crédit à son rôle ou excité par l’ambiance, démontre une implication particulièrement forte durant la projection du film de Griffith : il gesticule, se lève de sa chaise, il est celui qui crie le plus fort, qui manifeste le plus de hargne raciste à l’encontre des Noirs qui apparaissent à l’écran. Ce qu’il ignore, c’est que grâce à la complicité d’un serveur, Ron s’est glissé dans l’arrière-salle et observe la scène, caché de l’autre côté d’une fenêtre intérieure.

Ron occupe cette position d’observateur à plusieurs reprises dans le film. Lorsque Flip est sur le champ de tir avec les membres du KKK, Ron est caché à quelques dizaines de mètres, observant la scène avec des jumelles. Durant le discours de Kwame Ture/Stokely Carmichael interprété par Corey Hawkins), la caméra insiste à plusieurs reprises sur les regards attentifs que Ron jette sur l’assemblée. Il observe et analyse les réactions des participant.e.s, et est le seul à ne pas être absorbé par les paroles du leader charismatique. Plus tard, en planque dans sa voiture, Ron surveille les environs de la maison où Flip a retrouvé les membres du KKK. Or, dans le film, cette position d’observateur est indissociable de celle de témoin. Le regard de Ron témoigne que les cibles criblées de balles sont l’image d’autant de vies fauchées. Le montage alterné, qui construit un champ/contrechamp entre le récit du personnage de Belafonte, mémoire d’un crime raciste atroce, et la projection de Naissance d’une Nation, divertissement cinématographique qui autorise Flip à jouer, à mimer, les paroles et les gestes de la haine raciale, fait de Ron dans sa position d’observateur celui qui authentifie la réalité des faits rapportés. Dans une histoire écrite par les vainqueurs, le contrechamp du glorieux récit de l’édification étasunienne est formé des contre-récits des victimes noires. Twelve Years a Slave (Steve MacQueen, 2013) et The Birth of a Nation (Nate Parker, 2016), basés sur les récits autobiographiques de deux esclaves, nous ont rappelé l’importance de cette contre-histoire et répondent à Lincoln (Steven Spielberg, 2012). Paul Gilroy, dans sa préface à l’autobiographie de Malcolm X , explique combien la publication des vies des esclaves a joué un rôle fondamental dans la structuration du mouvement abolitionniste. Le regard de Ron témoigne que derrière ce jeu, derrière ce mime, s’entassent les cadavres : la supercherie dont il est pourtant l’instigateur ne peut être conduite impunément. Le regard de Ron est moral. Nous sommes invité.e.s à nous y identifier, pour jauger la performance de Flip. Dans quelle mesure ne se prend-t-il pas au jeu ? Quand cela cesse-t-il d’être un jeu ?

Le regard de Ron est aussi celui du cinéma ou plutôt du rôle que Spike Lee fait jouer au cinéma, celui de témoin des pages sombres de l’histoire étasunienne. Les extraits d’Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) et Naissance d’une Nation sont traités comme les images d’archives des manifestations de Charlottesville ou les extraits de discours de Donald Trump. Ces fictions ont le statut de document historique, ce sont les preuves matérielles du long passé raciste de l’Amérique blanche. Enfin, le regard de Ron est aussi celui de Spike Lee lui-même, chef de file d’une génération de cinéastes africains-américains et parrain de la nouvelle. L’utilisation du film de Griffith se justifie par le statut du film dans l’histoire étasunienne mais aussi par le lien avec l’histoire personnelle de Lee. En août 2016, quelques mois avant la sortie la sortie The Birth of a Nation, Spike Lee confiait dans un entretien avoir réalisé durant ses années d’études à New York University un court-métrage intitulé The Answer, qui racontait l’histoire d’un jeune scénariste africain-américain embauché par Hollywood pour écrire un remake du film de Griffith. Lee explique qu’après avoir visionné le film, les professeurs ont failli le renvoyer de l’école car il s’en prenait « au père du cinéma ». Mais comme il avait déjà signé un contrat d’assistant il a pu terminer ses études. En revanche, le court-métrage reste invisible. On trouve une allusion à cet épisode dans Dear White People (Justin Simien, 2014), quand Samantha White (Tessa Thompson) présente un projet de classe intitulé Rebirth of a Nation qui choque ses coreligionnaires

Se réconcilier avec soi-même

Le fait que Ron donne son vrai nom peut être vu comme un acte manqué. En effet, les conversations téléphoniques qu’il mène avec le Grand Sorcier David Duke sont autant de séances cathartiques au cours desquelles il se déleste du vocabulaire de la haine raciste. Cet exercice thérapeutique fait partie du processus dans lequel il s’engage au début du film : devenir un homme complet afin d’être en mesure de soutenir le regard des autres (hommes). Cela passe par la réconciliation d’une masculinité noire clivée, à travers la mise à distance de la haine de soi. C’est le sens des mots de Kwame Ture. Son discours est entrecoupé de gros plans-portraits sur des hommes et des femmes anonymes dans l’assistance, tandis qu’il enjoint ses frères et ses sœurs à célébrer leur beauté individuelle et collective. « Black is Beautiful  ». Or, le film nous a déjà montré qu’en la matière Ron était l’exemple à suivre. Les plans d’introduction du personnage servent aussi à mettre en scène et à fétichiser son sens du look, son corps « cool », l’évidence de sa beauté et son charisme naturel.
Les femmes ne sont pas écartées de cette célébration de la beauté noire. Néanmoins, si elles en constituent un élément déterminant, elles n’en demeurent pas moins un ornement et un accessoire. En effet, le film se préoccupe peu – pour ne pas dire pas du tout – de la question des femmes, en dehors du rôle réparateur qu’elle joue dans la réconciliation de la masculinité noire clivée.

Bien que les options politiques de Patrice, leader étudiante des Black Panthers – une allusion évidente à Angela Davis – soient aux antipodes de celles de Ron, ce dernier parviendra progressivement à la séduire. La jeune femme idéaliste, indépendante et radicale, organisatrice de meetings politiques, devient in fine la compagne domestiquée du héros : elle n’a plus de réticence à côtoyer des policiers qu’elle considérait pourtant au début du film comme des persécuteurs de sa communauté et le bras armé du racisme institutionnel. Plus anecdotique, le couple noir que Ron et Patrice constituent à la fin du film est aussi un clin d’œil à leur discussion antérieure sur les mérites des héros et héroïnes des films de la blaxploitation. Filmés côte à côte dans le couloir arme au poing, ils apparaissent comme une véritable affiche de film potentielle, et deviennent à leur tour des figures héroïques symboliques de la communauté noire réconciliée.

Cette image égalitaire ne peut guère faire illusion : la minorisation de la figure féminine pourtant prometteuse de Patrice reproduit la minorisation du rôle des femmes dans l’histoire du mouvement des droits civiques et du Black Panther Party. Dans une interview à Fashionista, Marci Rodgers, créatrice des costumes, confirme qu’Angela Davis mais aussi Kathleen Cleaver ont servi d’inspiration au personnage de Patrice. Or, ces femmes n’ont pas seulement été des militantes, elles ont marqué l’histoire. Si leur apparence a inspiré les costumes et le look de Patrice, il ne reste pas grande trace de leur personnalité et de leur action dans le personnage. Angela Davis a acquis une stature politique mais aussi intellectuelle en tant qu’universitaire sans commune mesure avec le petit exploit de Ron Stallworth. Kathleen Cleaver elle-même après avoir été porte-parole, attachée de presse et secrétaire à la communication du Black Panther Party a mené ensuite et jusqu’à aujourd’hui une brillante carrière universitaire. D’un certain point de vue, Patrice représente le modèle « positif » d’une femme moderne capable de concilier action militante et vie amoureuse. On pourrait y voir une image des « femmes ordinaires » et anonymes du BPP – sauf qu’elle se distingue nettement de toutes les autres femmes ordinaires du film par son exceptionnalité. Celle-ci fait pourtant long feu. Non seulement ce modèle qu’elle incarne est hétéro-normatif (alors qu’Angela Davis a révélé son homosexualité en 1997), mais de surcroît il est sans consistance : au fur et à mesure que la part amoureuse de Patrice grandit, sa part militante se réduit.

Logique intégrationniste ou stratégie discursive ?

Aussi, lorsque Kwame Ture à la fin de son discours glisse à l’oreille de Ron de « prendre les armes », cet appel à l’insurrection armée, qui cadre mal avec le personnage historique, peut être lu plutôt comme un encouragement à poursuivre dans la voie qu’il a choisie (rejoindre la police pour défendre la nation contre ses ennemis intérieurs, un récit qui fonctionne en contrepoint de celui de la Guerre du Vietnam). Dans cette dernière séquence BlackKklansman relance, sous une autre forme, l’alerte qui clôturait School Daze et Do the Right Thing (« Wake-up ! »), mais au prix d’une charge politique neutralisée, qui fait passer au second plan la dimension structurelle et institutionnelle du racisme, idée dont Kwame Ture/Stokely Carmichael a été pourtant un brillant théoricien . Sans compter que Kwame Ture a aussi été un contempteur sans concession de la politique intégrationniste au profit d’une politique de libération. La fin du film n’efface pas le film tout entier, et l’on retiendra surtout que Ron reproduit le discours consensuel de Lee aux médias sur la question policière : « Regardez mes films : ils sont très critiques de la police, mais d’un autre côté je ne vais jamais dire que tous les policiers sont corrompus, que tous les policiers haïssent les personnes de couleur. […], nous avons besoin de la police. » (The Hollywood Reporter).
Dans un contexte étasunien où les crimes policiers ciblant des Africain.e.s-Américain.e.s et les personnes de couleur sont au cœur des débats et des luttes antiracistes, Spike Lee choisit ainsi de mettre en scène un « gentil flic noir » qui va progressivement bénéficier du soutien de tous ses collègues après avoir démontré ses capacités professionnelles. L’aboutissement de cette logique intégrationniste se trouve dans la séquence que j’ai déjà évoquée de l’arrestation dans un bar du seul policier ouvertement raciste. Cette séquence est totalement inventée, et oscille entre un registre comique et un registre plus dramatique. Elle semble n’avoir d’autre utilité que de donner un dénouement positif au processus d’intégration de Ron à la communauté policière, celle-ci fonctionnant comme une métonymie de la société blanche toute entière. D’un certain point de vue, cette séquence n’échappe pas au ridicule. On peut aussi en défendre une autre lecture et y voir, dans le style didactique qu’affectionne Lee, une manière de surligner la réussite de l’entrée par effraction de Ron au sein de la communauté de l’Amérique blanche.

L’indulgence (voire la complaisance) du film à l’égard de l’institution policière n’a pas manqué de susciter de vives réactions, parmi lesquelles celle de Boots Riley se démarque. Connu pour ses chansons, Boots Riley a également réalisé en 2018 Sorry to Bother You, dans lequel Cassius Green (Lakeith Stanfield), un télévendeur, connaît une progression de carrière fulgurante en imitant une « voix de Blanc ». Bien sûr, on ne peut s’empêcher d’établir une comparaison avec BlackKklansman et un Ron Stallworth se faisant passer pour un Blanc au téléphone. Dès le 17 août 2018 sur son compte Twitter, Riley a publié une critique argumentée de trois pages. Il commence par souligner l’importance du rôle de Spike Lee dans sa vie, expliquant que c’est l’exemple du réalisateur new-yorkais qui l’a poussé à faire une école de cinéma. Il s’interroge cependant : « Avions-nous vraiment besoin d’un autre film supposé traiter du racisme mais dans lequel les policiers sont les véritables héros du film et la force la plus efficace contre le racisme ? ». Pour Riley, le traitement du personnage de Stallworth, est singulièrement édulcoré, dans la mesure où le « vrai » Stallworth a agi trois ans sous couverture au sein des Black Panthers, contribuant ainsi au sabotage d’une organisation qui « combattait l’oppression raciale ». Dès lors, pour Riley, la valorisation de l’action de Stallworth équivaut à souscrire en l’encourageant au mythe de la « Black-on-Black violence » (la violence des Noirs contre eux-mêmes, théorie qui sous-entend qu’ils sont d’abord victimes d’eux-mêmes) qu’il juge extrêmement dommageable dans le contexte de Black Lives Matter.

Le succès de BlackKklansman pourrait donc s’expliquer en partie par le discours rassurant qu’il tient en faveur de l’intégration et de la réconciliation des Amériques dans le contexte de division et de nostalgie d’Obama provoqué par l’élection de Trump. Le personnage obamien de Ron neutralise comme son modèle les questions et les clivages politiques les plus prégnants, incarne un pôle « cool » de réconciliation post-raciale, en plus de réussir à former un couple avec une jeune femme belle et brillante qui contribue à sa formation intellectuelle et à qui il doit une partie de sa réussite. La cohabitation de séquences complexes et réflexives avec un discours simpliste fondé sur des oppositions binaires produit un curieux mélange. La charge contre Trump est appuyée et ne brille pas par son originalité. Le numéro d’Alec Baldwin au début du film en Dr. Kennebrew Beauregard, enchaînant face caméra dans une inextinguible logorrhée les poncifs du discours d’extrême-droite, renvoie à son imitation (assez réussie) de Donald Trump dans le Saturday Night Show, la drôlerie en moins. À la fin du film, les allusions à l’élection de Trump et les images du vrai David Duke prenant la parole durant « Unite the Right » répondent à la fois à la performance de Baldwin (ce n’est pas un show, c’est vrai) et au mot de Ron qui déclare que « les Américains n’éliront jamais quelqu’un comme David Duke ».

Mépris social ou satire ?

Dans la lignée d’une critique de Trump fondée sur le mépris social et culturel (c’est un arriviste de la politique doublé d’un idiot, il est aussi vulgaire et bête qu’Obama était raffiné et intelligent), Spike Lee construit BlackKklansman sur des oppositions binaires au risque de la simplification (Trump ne dirait d’ailleurs pas le contraire : ici l’efficacité du discours dépend de la simplicité du message et de l’idée). Tous les membres du KKK sont dépeints comme laids, particulièrement bêtes (à l’exception peut-être de Walter), et affligés des « tares » des milieux populaires (désœuvrement, alcoolisme, machisme, etc.). Le couple formé par Félix (Jasper Pääkkönen) et Connie est aussi moche et bête que Ron et Patrice sont intelligents et beaux. A tel point que lorsque Félix enrôle son épouse pour déposer une bombe dans la boîte aux lettres de Patrice, le plan échoue lamentablement. Connie s’avère particulièrement empotée, et lorsque Félix arrive en voiture pour déclencher la bombe, il ne s’aperçoit pas que celle-ci est posée à proximité et il se fait sauter lui-même ! Comme le remarque Trey Mangum (Slashfilm.com, 13 août 2018), Connie représente les 53 % de femmes qui ont voté pour Trump et porte la charge de la détestation qu’elles suscitent en particulier de la part des milieux progressistes new-yorkais. Or, ainsi dessiné, le personnage de Connie reconduit une vision stéréotypée des femmes blanches de milieu populaire réduites, au pire, à être l’instrument de la volonté de leur mari ou, au mieux, à en être la fidèle supportrice. Cette vision est doublement problématique. D’une part, elle ne correspond pas à la réalité historique, le rôle des femmes ayant été essentiel au fonctionnement du KKK. D’autre part, elle occulte le rôle des femmes d’extrême-droite dans la politique étasunienne actuelle, alors même que le film insiste sur la figure de Trump ou sur le David Duke contemporain (mais ne parle pas d’Ann Coulter, de Tomi Lahren,..) . Kathleen Blee rappelle la création dans les années 1920 d’une branche féminine de l’organisation raciste, Women of the Ku Klux Klan, qui connaît des prolongements jusqu’à l’époque actuelle. Elle souligne que si le rôle des femmes dans l’action du KKK a été sous-estimé, « elles étaient la colle qui faisait tenir l’ensemble ». Je reste en tout cas sceptique devant cette tactique qui consiste à décrédibiliser l’adversaire politique en l’écrasant d’un mépris de classe. Ce subterfuge trouve vite ses limites. D’ailleurs, l’enquête de Kathleen Blee nous apprend également que contrairement à ce que laisse entendre le film, les membres du KKK et en particulier les femmes n’étaient pas essentiellement issu.e.s de milieux modestes. En minorant donc à la fois l’action des femmes noires au sein du BPP et celle des femmes blanches au sein du KKK, BlackKklansman laisse entendre que tout cela est d’abord une affaire d’hommes. Cela renforce peut-être, à travers l’affrontement de Ron avec les hommes du Klan, et Félix en particulier, l’opposition symbolique entre la « classe » d’Obama et la « vulgarité » de Trump, un propos qui court en filigrane tout au long du film, mais la force politique de BlackKklansman s’en trouve considérablement réduite de même que sa prétention à dresser un tableau historique et mémoriel des conflits raciaux.

Tout le monde ne verra pas forcément dans la volonté de Spike Lee d’en rajouter dans la démonstration un renforcement de son propos ou de grands moments de comédie. Mais, dans un contexte politique rendu hystérique par le style hors norme de Trump, il semblerait que BlackKklansman ait offert à une partie du public un exutoire bienvenu.

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Polémiquons.

  • Merci pour cet article, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire, et j’ai appris beaucoup de choses, et vu des choses que je n’avais pas perçu lors de mon visionnage (un peu naïf peut-être) du film. Il y a deux choses particulièrement sur lesquels cette critique m’a permis de complexifier mon point de vue : le contexte historique américain (dont la biographie de Spikde Lee) et les formes sexistes de production du film (que j’avais pu résumer à un non-respect du test de Bechdel, mais atténués par les moment collectifs -et atomisés/anonymisés- où des Afroaméricaines sont re-présentées).
    Là où j’ai un peu de contradiction à donner sur cet article, c’est sur l’individualisation du racisme et l’euphémisation de certains enjeux de domination (particulièrement de race en effet). Je tiens d’abord à préciser, que j’ai regardé avec une certaine légèreté ce filme, qu’il m’a convenu sur ce plan tout en me mettant une grosse dose de "fight the powa" à la fin. Je disais donc que de mon côté, j’ai trouvé que tout au long du film, les rapports avec la police (ou certains officiers individualisés) et plus généralement d’une Amérique post-raciale, n’étaient pas exempt de contradictions et d’ambivalences. En ce sens, et peut-être parce que je partage le méfiance de Patrice envers les "pigs", ça ne m’est pas apparu comme pacifié, mais au contraire comme une lutte impossible.
    Et peut-être, dans une certaine mesure, cette lutte rejoint celle d’autres minorisé·e·s, dont "Flip" présente un autre mode d’appropriation. Sur ce plan, le traitement des "Juifs" m’a semblé moins contradictoires, et l’article ci-dessus me semble apporter des clés de lecture que je n’avais pas (je m’étais limité à une forme de refoulement/dissimulation de la judéité par Philippe Zimmerman qui suggérait une crainte collective de se faire catégoriser comme Juif).

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