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Jean Delannoy / 1952

La Minute de vérité


>> Noël Burch / mardi 28 mars 2017


Dans notre livre La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, ma camarade Geneviève Sellier, traitant des quelques huit films que tourna Jean Gabin entre 1946 et 1954, écrivait ceci : “… les échecs plus ou moins cuisants de ces films peuvent sans doute se comprendre, indépendamment de leur qualité variable, comme un certain refus de la part du public de voir la grande star masculine de l’avant-guerre (et la seule possédant une véritable aura érotique), devenir cette figure prématurément vieillie, et chose plus grave, incarner des “perdants”… [1] »

C’est indubitable, car même si le Gabin d’avant la guerre était presque toujours un perdant aussi, c’était un perdant tragique, héroïque, toujours victime des forces du Mal : des « salopards » dans La Bandera, d’une femme perfide dans Gueule d’amour, d’un méprisable « demi-sel » nommé Pierre Brasseur dans Le Quai des brumes, de ce vil corrupteur de femmes que fut Jules Berry dans Le jour se lève, etc.

Jeune homme frais arrivé à Paris, je me souviens vaguement de la sortie en 1952 de La Minute de vérité, réalisé par Jean Delannoy, scénarisé par lui avec Henri Jeanson et le jeune Roland Laudenbach [2]. La critique chic que je suivais alors avait craché dessus : « aucun intérêt »... alors je ne m’étais pas dérangé. Mais l’autre soir, le film est passé sur TV5 dont le choix est très souvent judicieux, et j’ai pu découvrir une œuvre complexe, décortiquant avec vigueur le triangle classique du vaudeville, mari-femme-amant, pénétrant avec subtilité les rapports sociaux de sexe sous le patriarcat. Mais en 1952, ce vocabulaire et le cadre de pensée qu’il sous-tend n’existaient pas encore !

Un personnage clivé

Le docteur Pierre Richard et sa femme Madeleine (Gabin et Morgan) mènent une vie tranquillement bourgeoise dans un beau quartier de la capitale. Ils ont une fillette d’une douzaine d’années que le docteur dépose à son école ce matin-là comme tous les matins en se rendant à son travail. Première surprise du film : au lieu du grand hôpital ou du coquet cabinet que laissait attendre l’appartement des Richard, ce quinquagénaire est un « médecin des pauvres », il passe ses journées dans le fruste dispensaire d’un quartier populaire. L’appartement appartiendrait à une vie précédente qu’il aurait quittée par goût du sacerdoce ? Il n’en sera jamais question dans le long dialogue qui structure film. Je soupçonne ce décalage social d’être un coup de force scénaristique, car ce sera en fin de compte le déclencheur d’un « happy-end » doux-amer. Mais en même temps il accentue le clivage du personnage de Gabin, trait qui est au cœur du propos de ce film.

C’est le même soir, lorsque Pierre Richard s’apprête à rentrer chez lui, qu’intervient le « hasard » qui va secouer les certitudes du patriarche et bouleverser la vie du couple. Un gamin à bicyclette vient chercher l’autre médecin du dispensaire pour une urgence. Or, celui-ci est absent et c’est donc Richard qui suit le gamin et se retrouve au dernier étage d’un taudis dans un petit atelier de peintre où règne un grand désordre. Il s’agit d’une tentative de suicide au gaz. Le désespéré est un jeune homme, Daniel Prévost (Daniel Gélin) qui semble être dans le coma. Richard lui prodigue les premiers soins et appelle une ambulance. Puis son regard tombe sur une photo où l’on voit le peintre avec sa femme Madeleine... en amoureux ! Il y a aussi une autre photo, un portrait de Madeleine. Gabin encaisse, poursuit machinalement son traitement : il s’agit désormais de garder en vie l’amant de sa femme.

Après avoir surveillé le transport de son patient à l’hôpital, il demande au médecin de service de le tenir au courant : « C’est un ami ? » lui demande son confrère. Gabin fait une réponse évasive et s’éclipse...

De retour auprès de Madeleine dans leur appartement, Pierre joue avec plus ou moins de conviction le jeu normal du couple marié. Madeleine voit bien qu’il est préoccupé. Elle veut lui montrer quelques photos et sa colère éclate. Jetant sur la table celle qu’il a subtilisée chez le suicidé et qui révèle le pot aux roses : « Tu peux ajouter celle-ci à ta collection ! » crache-t-il.

Minute de vérité et effet de réel

C’est à partir de ce moment-là que s’engage « la minute de vérité », qui durera toute une nuit et sera illustrée par toute une série de flashbacks, presque tous initiés par la voix de Madeleine, car elle tient à raconter à son mari l’histoire d’une liaison à éclipses qui a duré près d’une décennie, telle qu’elle s’est passée. Pour elle, il s’agit réellement de la minute de vérité. Or, si ce médecin quinquagénaire est certes dans le rôle de « l’humilié et l’offensé », le récit de Madeleine et ses réactions à lui le révèlent comme le mari possessif et autoritaire qu’il est au fond (on connaît les fameuses colères de Gabin et là on est servi !), par contraste avec la douceur qu’il montre envers sa fillette et ses patients. Il lui laisse à peine finir ces phrases, interprète sans cesse de travers ce qu’elle dit, l’accusant de vouloir justifier l’injustifiable, balayant d’un revers de main toutes ces explications, blessé qu’il est dans son privilège patriarcal, alors que les scènes que nous voyons soulignent sans cesse à quel point sa femme « dit vrai » (c’est « l’effet de réel » de la chose filmée) et que ses accusations à lui sont injustes. Et notons surtout qu’il lui cache jusqu’au bout de la nuit le suicide de son amant, car le révéler lui ferait perdre le « beau rôle » qu’il revendique – et bien entendu saboterait le dispositif scénaristique, car Madeleine se précipiterait au chevet du moribond.

Antigone n’est pas entendue des hommes

Ce film, s’il rompt clairement avec la misogynie qui caractérise tant de films de l’immédiat après-guerre comme de la plupart de ceux de l’entre-deux-guerres, en conserve l’un des schémas centraux : un homme d’un certain âge, marié (ou non) à une femme de 15 ou 20 ans de moins que lui, voit son droit de propriété disputé par un rival beaucoup plus jeune. Autre point contextuel, dans ce film, Morgan joue son propre rôle  : Madeleine est une actrice de théâtre et de cinéma, connue et admirée de tous, comme on le verra dans la boîte de nuit où elle est venue regarder le numéro que fait son amant, et où tous les dîneurs, l’ayant reconnue, l’applaudissent chaleureusement. On apprend d’ailleurs qu’elle a eu beaucoup de succès dans le rôle d’Antigone (celle d’Anouilh de 1944, inspirée par un acte de résistance), personnage de femme qui, comme elle, n’arrive pas à se faire entendre des hommes. Et alors que Madeleine est tout d’une pièce, l’honnêteté même envers ses deux hommes, ceux-ci sont, de différentes manières, clivés. Pierre, dont on découvre dans cette querelle que sa générosité envers les pauvres recouvre un mépris des femmes – qu’il caractérisera sub specie aeternitatis à plusieurs reprises. Et quand Madeleine lui raconte comment les soupçons qu’elle avait entretenus depuis longtemps ont été confirmés et qu’il « sautait » effectivement sa belle assistante : « Ça n’avait aucune importance ! » s’écrie-t-il et Madeleine de lui répondre que les hommes disent toujours ça [3] !

Un second personnage clivé

Quant au jeune Daniel Prévost, son clivage est à la fois psychologique et « artistique ». Ce personnage est l’incarnation parfaite de la vie de bohème, l’atelier-mansarde en grand désordre, la pauvreté en bandoulière, l’insouciance face à l’argent et le lyrisme cynique. Mais également soupe-au-lait, tout comme son rival, aspect de son personnage que Madeleine n’aime pas, comme elle le lui dit après sa dispute avec le directeur de la boîte de nuit, qui le renvoie. Mais c’est au niveau de son art que le clivage est le plus frappant, et il s’agit d’un autre « effet de scénario » dont les personnages ne sont pas conscients. Car Daniel pratique d’un côté un art quasi-abstrait de peintures à l’huile qui rappellent le style « surréaliste » de Picasso des années 1925-36, et d’autre part un art figuratif bien que stylisé qui évoque les dessins de Matisse. Ce dernier style, à part ce que l’on peut voir au mur de son atelier, est réservé aux divers portraits qu’il fait de Madeleine, d’abord dans son atelier, puis devant le public de la boîte de nuit (nommée « Zéro de conduite » !) où il gagne quelques sous en montrant sur scène son habileté au fusain. Enfin, une autre version de ce portrait paraît en vitrail dans une église du Midi pour répondre à une commande, image que Madeleine découvre avec émotion pendant une période où elle s’est réfugiée en province pour s’éloigner de Daniel (en dix ans elle a culpabilisé souvent). D’ailleurs, si l’autre style « avant-gardiste » est comme une parodie de l’art moderne – Madeleine, sans jamais manifester d’enthousiasme pour les toiles de son amant en a néanmoins accroché un exemplaire dans l’appartement conjugal où Gabin n’aura de cesse de s’en moquer – le style « Matisse », plus lisible, est davantage objet d’émotion, il est l’un des bons objets du film [4].

Et si Daniel privilégie manifestement ses peintures à l’huile c’est implicitement une forme de fausse conscience, le film et le spectateur « savent » que ses fusains sont plus beaux ! En revanche, il est frappant de constater que si Madeleine est manifestement une grande professionnelle dans son art, cet accomplissement va presque de soi, ni le mari ni l’amant n’en parlent jamais de manière valorisante ; à certains moments même ils se plaignent des obligations attachées à son métier qui les privent de sa présence, alors que c’est moins son physique que sa qualité d’artiste qui séduit Madeleine chez Daniel et si vers la fin de son récit elle va décider de rompre avec lui, c’est parce qu’elle a été amenée à accompagner Pierre qui va soigner un garçonnet malade dans un taudis affreux où elle découvre enfin « qui il est vraiment », la face « douce » du patriarche froid et distant.

Résister au patriarcat

La Minute de vérité prend place dans toute une série de films de cet après-guerre, qui coexistent avec la misogynie des films d’Yves Allégret et Jacques Sigur (comme Une si jolie petite plage ou Manèges) et de tant de navets aussi. Ce sont des films qui prolongent la thématique « anti-patriarcale » du cinéma de l’Occupation (Falbalas de Jacques Becker, par exemple). Parfois avec Gabin, comme La Vérité sur Bébé Donge (Decoin) ou celui-ci (où c’est précisément la dévalorisation de son personnage qui explique leur insuccès), le plus souvent avec Jean Marais (Le Château de verre [René Clément] ou Aux yeux du souvenir [Jean Delannoy], tous deux avec Morgan) ou encore Les Grandes Manœuvres (René Clair), où Morgan fait face à Gérard Philipe. Notons qu’elle a très souvent été choisie pour jouer ce rôle de femme qui résiste au patriarcat, à un mari ou à un amant possessif et/ou infidèle (cf. nos analyses des films de cette époque dans La Drôle de guerre des sexes).
C’est le lendemain matin : on téléphone à Pierre. Le suicidé a succombé. La concierge monte une lettre urgente pour Madeleine : celle que nous avons vu Daniel remettre à sa concierge lors de la dernière visite de Madeleine, où il a devancé sa déclaration de rupture en lui annonçant un long voyage… Pierre retrouve Madeleine en pleurs, la lettre de Daniel à la main, et lui annonce la mort de son amant à 6 heures du matin : « On a fait tout notre possible... »

Droit à l’infidélité ?

A présent, il est l’heure d’emmener la fillette à l’école. Le dernier plan du film nous montre Madeleine derrière la fenêtre ouverte qui regarde Pierre s’éloigner vers sa voiture avec la petite. Son expression est d’une totale ambiguïté : résignation à sa vie d’épouse fidèle ? chagrin refoulé ? soulagement de ne plus avoir à mener – par éclipse – une double vie ? Car tout au long du film, elle a résisté à la volonté du jeune peintre à se l’approprier : « Vous êtes mariés depuis dix ans ? Alors c’est mon tour… » Dans une séquence étrange, il entraîne Madeleine visiter une maison de campagne isolée en très mauvais état. Il compte l’acheter pour abriter leur couple, loin du monde, une fois qu’elle aura « parlé à son mari »… De toute évidence Madeleine n’est nullement séduite, ni par la maison, ni par le fantasme de son amant... qui l’éloignerait de son travail, qui supposerait même qu’elle l’abandonne [5]...

Je pense que ce film tend à renvoyer dos à dos deux types masculins et ce du point de vue d’une femme qui, elle, revendique implicitement le droit d’aimer deux hommes à la fois, ce droit que Friedrich Engels préconisait pour les femmes, ce droit à l’infidélité dont bénéficie les hommes sous le patriarcat. Quand il leur sera accordé, quand la monogamie à sens unique sera abolie, alors seulement les femmes seront émancipées, assurait-il [6].


>> générique

Polémiquons.

  • Passionante analyse. A plusieurs niveaux, celui du fonctionnement de la star Gabin, mais surtout évidemment celui de ce récit filmique, où tout semble être dans l’énonciation plus que dans l’énoncé. Comment le dialogue dans lequel se dit une histoire, comme aussi le même dialogue dans lequel elle a été vécue est plus important que cette histoire elle-même, dans la factualité des événements qu’elle fait se succéder.Un autre aspect de la lecture de votre papier... est qu’on est effrayé du nombre de films qu’on n’a pas vus... Vieux problème...

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[1La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, éditions Nathan, 1996, p. 251.

[2Y collabore aussi un certain Robert Thoeren, scénariste d’origine allemande, arrivé en France lors du grand exode anti-nazi et installé à Hollywood à partir de 1940. Il est tentant d’imaginer que ce film prend ses distances avec les clichés misogynes et masculinistes à l’honneur en France à cette l’époque, grâce à cet auteur qui a vécu au contact de cultures où le féminisme était beaucoup plus présent qu’en France. Mais il faudrait des recherches approfondies sur son rôle dans ce quatuor de scénaristes.

[3Effectivement, ce sont presque les mêmes mots que dira l’odieux François Donge par la voix de Gabin quand Danielle Darrieux le confronte aux fredaines avec sa secrétaire dans La Vérité sur Bébé Donge (1952).

[4S’agit-il d’un écho d’un conflit culturel du Paris occupé, entre le théâtre de boulevard « enjuivé » auquel était associé Jeanson (et ici le personnage de Madeleine), théâtre détesté par les intellectuels collabos qui lui opposaient l’avant-garde, les Pitoëff, Dullin, Baty, etc. ?

[5Le décalage entre les personnages ici rappelle celui d’une belle séquence d’un autre film avec Gabin et Morgan, Remorques (1940), où le capitaine du remorqueur montre à son amante de passage la maison en bord de mer où il espère vivre avec son épouse après sa retraite.

[6Dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.