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Arnaud Desplechin / 2021

Tromperie


Par Geneviève Sellier / lundi 24 janvier 2022

Une justification du vampirisme artistique

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Un écrivain juif newyorkais en résidence à Londres retrouve l’après-midi dans le studio où il est censé écrire, une jeune femme britannique qui lui raconte, entre deux séances de jambe en l’air, tout ce que sa vie d’épouse et mère a d’insatisfaisant… Par ailleurs, il renoue de temps en temps avec d’autres femmes avec qui il a eu ou non une aventure, et le soir, il retrouve son épouse qui lui reproche de la délaisser.

En adaptant Deception, le court récit de Philip Roth (pas son meilleur), Arnaud Desplechin a trouvé un alter-ego à sa convenance, l’écrivain américain (1933-2018) étant connu entre autres pour avoir construit un double fictionnel, Nathan Zuckerman, autour duquel il a écrit plusieurs récits plus ou moins autobiographiques.

On se souvient peut-être qu’Arnaud Desplechin fut naguère le centre d’une polémique, quand Marianne Denicourt, qui avait été sa compagne, publia en 2005 Mauvais génie, dans lequel elle lui reprochait d’avoir exploité des éléments douloureux de sa vie privée et de leur vie commune, dans le film Rois et Reine (2004). Elle le poursuivit en justice mais fut déboutée, le tribunal estimant que le film, bien que s’inspirant des faits en question, constituait une œuvre de fiction non réductible à ces faits réels, et qu’il n’y avait donc pas « atteinte à la vie privée ». Mais dans le même temps, la plainte du producteur du film contre elle n’était pas retenue, le même tribunal considérant que Marianne Denicourt avait pu « souffrir de voir ces événements douloureux de sa vie privée utilisés par son ancien compagnon ». Ce jugement de Salomon n’empêcha pas Desplechin de continuer sa brillante carrière ; on ne peut pas en dire autant pour Marianne Denicourt : après 2005, elle disparaît quasiment des écrans. Briser l’omerta coûte cher…

Pourtant on ne peut pas dire qu’il avançait masqué : déjà en 1996, il déclarait à qui voulait l’entendre : « Ayant fait un film pour me débarrasser de ma famille, un deuxième pour prendre congé de mon pays, en voici un qui liquide ma petite amie. » (L’Événement du jeudi, juin 1996).

Apparemment il ne s’est jamais lassé de dire du mal de sa famille (cf. Un conte de Noël) ni de « liquider » les femmes amoureuses de ses alter ego (Tromperie est le dernier avatar d’une longue liste). Mais c’est le culte de lui-même qui est l’alpha et l’omega de son « œuvre » (cf. Les Fantômes d’Ismaël)

Il est frappant de constater que Tromperie met en scène une situation de « vampirisme artistique » comparable à celle que dénonçait Marianne Denicourt : un écrivain utilise les conversations qu’il a avec son épouse et avec ses maîtresses (l’actuelle et les ex) pour « nourrir son œuvre », au grand dam de femmes concernées. Sauf bien sûr que l’histoire est racontée de façon à ce qu’on ne puisse avoir aucun regard critique sur le comportement de l’écrivain, alter ego du cinéaste, qui se présente comme un « écouteur », un « audiophile ». Encore « un homme qui aime les femmes » pour faire écho au film de Truffaut. Certes il les baise à l’occasion, mais surtout il les écoute… Y-a-t-il situation plus flatteuse que d’être écoutée (et accessoirement utilisée) par un « grand écrivain » ?

Ce plaidoyer pro domo témoigne de la complaisance dont continuent à jouir les « artistes » masculins dans nos sociétés occidentales. Qu’importe que leur comportement soit d’un cynisme sans limites, puisqu’il s’agit de « créer » ? Les réactions dithyrambiques des critiques (hommes et femme) de l’émission de France Inter Le Masque et la plume témoignent des limites du mouvement #MeToo en France qui ne parvient pas à entamer le culte de l’artiste.

Précisons que dans le film de Desplechin, la maîtresse, partenaire principale de Denis Podalydès, est incarnée par Léa Seydoux, de 22 ans plus jeune que l’acteur, alors que l’épouse, qui se plaint vainement d’être délaissée (et qui n’a droit qu’à une scène), est incarnée par Anouk Grinberg qui a le même âge que lui. Où l’on voit que nos grands esprits ne négligent pas la source d’inspiration que représente la chair fraîche…


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