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Marlène Coulomb-Gully

Sexisme sur la voix publique


Par Geneviève Sellier / mercredi 9 novembre 2022

Pourquoi les femmes peinent à faire entendre leur voix en politique

Spécialiste d’une approche genrée des médias, en particulier dans le champ politique, Marlène Coulomb-Gully, Professeure émérite à l’Université Toulouse Jean-Jaurès, s’est intéressée à la façon dont les femmes ont investi les fonctions politiques ces dernières décennies et dont les médias en ont rendu compte. Elle revient sur cette question avec son dernier ouvrage intitulé Sexisme sur la voix publique, en se focalisant sur la voix (au sens organique) des femmes politiques.

Elle rappelle d’abord que la voix est une construction sociale genrée et non pas un donné biologique, et que toute notre culture est imprégnée de l’injonction faite aux femmes : « Sois belle et tais-toi ! ». On met aujourd’hui des mots sur les techniques intériorisées par les hommes pour faire taire les femmes : mais ce sont des mots anglais : « manterrupting » pour l’habitude qu’ont les hommes d’interrompre les femmes ; « mansplaining » pour leur capacité à expliquer aux femmes ce qu’elles sont et ce qu’elles doivent faire (les féministes ont ainsi constamment affaire à des donneurs de leçons qui savent mieux qu’elles comment lutter pour leur émancipation).

Dans le monde politique, cette question de la prise de parole des femmes est particulièrement problématique dans la mesure où la parole politique a été forgée sur un modèle masculiniste où l’art oratoire vise à écraser l’adversaire. A ce jeu, les femmes qui ont intériorisé la discrétion, la douceur, la patience, l’écoute, comme les normes de leur genre, ont un lourd handicap. Plus que jamais la radio et la télévision ont érigé la parole politique en une performance où les hommes se sentent plus légitimes que les femmes.

Les femmes bavardent, les hommes discutent… D’un côté les conversations de salon, de l’autre les discours du tribun.
Depuis l’exécution d’Olympe de Gouges, autrice de la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne, on sait ce qu’il en coûte de vouloir pour une femme d’intervenir dans l’arène politique. Rappelons que la Révolution française a institué l’exclusion des femmes de la sphère politique. Marlène Coulomb-Gully entreprend d’analyser les caractéristiques de la voix et de la parole des quelques femmes qui ont pris le risque de « faire de la politique » depuis les débuts de la Cinquième République, et les obstacles auxquels elles se sont heurtées.

Simone Veil ouvre le bal, comme ministre de la Santé choisie par Giscard d’Estaing, alors qu’il n’y a que 1,7% de femmes à l’Assemblée Nationale et 2,5% au Sénat. En 1974, elle fera passer la loi sur l’avortement grâce à la gauche, mais elle rassure son camp par son allure et sa diction bourgeoise, sa voix posée et monocorde, et en se faisant la médiatrice des femmes qui souffrent. La presse insiste sur sa dimension maternelle et sa sincérité, façon de la ramener aux normes de son genre et au care.

Au contraire Edith Cresson en 1991, nommée par Mitterrand comme un dernier recours d’une gauche épuisée, sera victime de sa non-conformité aux attendus traditionnels de la féminité : son parler populaire, sa gestuelle expressive attirent les polémiques, et malgré sa longue expérience politique, elle sera sacrifiée par son camp.

Christiane Taubira se fait connaître en 2001 en portant la loi sur la reconnaissance de l’esclavage, puis en 2013 en défendant la loi sur le mariage pour tous : loi qui porte encore sur le care et non sur le régalien, mais Taubira attaque la droite avec une éloquence brillante jusque-là réservée aux hommes. Entretemps, la loi sur la parité (2000) a permis d’augmenter notablement le nombre de femmes élues à l’Assemblée (26,5%) et au Sénat (22%).

Marlène Coulomb-Gully examine une autre catégorie particulièrement visible de femmes politiques : les porte-parole du gouvernement (6 femmes sur 28 sous la 5e République). La féminisation de cette fonction longtemps considérée comme régalienne est initiée par la gauche, avec Georgina Dufoix en 1984, dont la presse salue le sourire (signe anthropologique de la féminité), l’efficacité, le courage et le franc-parler. Cette bonne image ne l’empêchera pas, devenue ministre de la Santé, de chuter avec l’affaire du sang contaminé…

13 ans plus tard, Catherine Trautmann, qui est aussi ministre de la Culture, a une stature politique plus imposante : maire de Strasbourg, députée européenne, elle milite contre le cumul des mandats, et incarne un ethos masculin proche de celui de Jospin, associé au protestantisme, mais l’échec de sa loi sur l’audiovisuel entraîne son éviction.

A droite, il faut attendre la présidence de Sarkozy pour que les ministères commencent à se féminiser. La porte-parole Valérie Pécresse est un « bébé Chirac » particulièrement doué, énarque et mère de famille catholique, attentive à poser sa voix dans les basses pour éviter les accusations d’hystérie que le monde politique et la presse réservent aux voix aigües des femmes.
Avec Najat Vallaud-Belkacem en 2012, la gauche franchit un nouveau pas, puisque c’est une femme-issue-de-l’immigration qui devient porte-parole du gouvernement. Collomb, le maire de Lyon, est présenté comme son « Pygmalion », et son enfance pauvre au Maroc est souvent rappelée pour faire d’elle l’incarnation de la méritocratie républicaine, assignée malgré elle à son identité de « beurette » ; elle sera aussi successivement ministre des Droits des femmes, de la Ville et de la Jeunesse puis ministre de l’Éducation nationale (première femme sur ce poste). Mais sa carrière politique semble marquer le pas.

Nommée en 2019, Sibeth Ndiaye clot (provisoirement) la ronde des femmes porte-parole : elle incarne la nouvelle génération par son usage intensif des réseaux sociaux, et pratique les « coups de gueule » et les « provocations » et transgresse doublement les normes de son genre du fait qu’elle est Noire. Son usage de l’argot franglais est d’autant plus transgressif de la part d’une femme d’origine sénégalaise, naturalisée en 2016. C’est une professionnelle de la communication qui n’a ni capital politique ni capital universitaire, mais mariée et mère de famille, elle illustre le « fait du prince ». Elle quitte le gouvernement dès 2020, après avoir été une cible de choix pour l’extrême-droite.

En 40 ans la fonction de porte-parole est passée des novices aux professionnelles de la politique et de la communication, mais elles sont avant tout des passeuses, contrairement aux ministres qui manient des concepts. Elles sont assignées à être des images où leur féminité est plus importante que leur parole.

Marlène Coulomb-Gully examine pour finir le sort fait aux candidates à la magistrature suprême, la voix étant stratégique dans les campagnes électorales qui sont faites surtout de discours. La voix des « petites candidates » est quasiment inaudible, qu’il s’agisse d’Arlette Laguiller, qui se présentera 6 fois au nom de la Ligue communiste mais surtout au nom des sans-voix, et qui subit à la fois le mépris de classe et de genre, à cause de son refus des normes de féminité. Huguette Bouchardeau, à la fois universitaire et féministe, se présente en 1981 pour le PSU et dénonce la dépossession de la parole dont les femmes sont victimes, ainsi que les autres groupes dominés. Avec 1,1% des voix, elle reconnaît sa défaite.

En 1981, une autre candidate dissidente des « grands partis », Marie-France Garaud, ex-éminence grise de Chirac, concentre ses attaques contre celui-ci, mais ne recueille que 1,3% des voix, malgré (ou à cause de ?) sa maîtrise rhétorique et son arrogance.

Trente ans plus tard, en 2011, Eva Joly est candidate de EELV, après une courte victoire aux primaires face à Hulot. Son rôle de magistrate contre la corruption est mis en avant par la presse, mais première naturalisée à briguer la présidence, après 50 ans de présence en France, sa voix « étrangère » fait scandale pour l’extrême droite, Fillon et les médias de droite. Elle témoigne de l’humiliation raciste que subissent comme elle des millions d’autres Français dont la voix a un accent autre que parisien, le seul considéré comme neutre en France.

A partir de 2007, des femmes accèdent au second tour des élections présidentielles. L’affrontement entre Sarkozy et Royal génère une audience sans précédent et jamais atteinte depuis. Ségolène Royal a longtemps été considérée comme la « muette du sérail » : parce qu’elle est belle, on la soupçonne d’être idiote, alors qu’elle privilégie la parole « horizontale » dans sa campagne avec succès (cf. le blog Désir d’avenir). Aux primaires socialistes, elle l’emporte de justesse sur Fabius et Strauss-Kahn qui se vengeront en mettant en cause sa légitimité politique. Ses bourdes sont montées en épingle par la presse, mais pas celles de Sarkozy ; elle est moquée par les humoristes TV, à cause de sa voix monocorde (qu’elle a baissé volontairement) et de la lenteur de sa diction, face à l’aisance volubile de Sarkozy. Mais le débat Royal-Sarkozy se fera à fronts renversés : il surjoue le calme pour ne pas apparaître comme un mâle dominant et stigmatise Royal comme « ayant perdu ses nerfs », stéréotype sexiste de l’hystérique qui disqualifie la candidate ; de plus, il s’adresse non à elle, mais aux journalistes en parlant d’elle à la 3e personne, prenant les téléspectateurs à témoin. Un sondage à l’issue du débat donne l’avantage à Sarkozy.

Aux présidentielles 2017 ; c’est Marine Le Pen qui accède au second tour, mais il y a un consensus sur le ratage absolu de son débat face à Macron, ce qu’elle reconnaît. Pourtant elle a une image de bonne débatteuse (comme son père) avec sa gouaille, mais aussi son image de blonde souriante aux antipodes de son père. Elle mène une entreprise de « dédiabolisation » du FN avec succès, grâce à un sens des formules qui en fait une « bonne cliente » pour les médias. Son éloquence populiste est d’abord un discours « contre », dans un « style viril » qui cogne. Elle défie les assignations de genre : c’est une « masculine feminine girl » selon E. Morin.

Lors du débat de second tour, les deux candidats s’opposent par leur Identité vocale : voix grave de Le Pen, sourde et voilée ; timbre clair et net de Macron, plus riche ; une seule octave chez Le Pen ; deux octaves chez Macron ; voix mature de Le Pen, tonalité juvénile de Macon. Cela provoque un « trouble dans le genre » : Macron est androgyne, alors que Le Pen a un physique de déménageur ; la voix fêtarde de Le Pen s’oppose à la voix studieuse de Macron : l’opposition de genre inversée se double d’une opposition de classe. Mais l’invective permanente de Le Pen est perçue comme non conforme à l’ethos présidentiel. Le vocabulaire choisi de Macron contraste avec les expressions familières, presque vulgaires de Le Pen, censées être en phase avec le parler populaire, mais déplacées pour postuler à la magistrature suprême. Le verdict sera sans appel.

Le livre de Marlène Coulomb-Gully montre que la prise de parole reste une prise de risque pour les femmes, accentuée aujourd’hui par les réseaux sociaux qui visent par leur violence à réduire les femmes au silence. Face au double standard qui dévalorise les femmes (et les dominé.es) dans la sphère politique, l’autrice prône la défense de la biodiversité des voix.

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