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Chris Van Dusen

La Chronique des Bridgerton 2


Par Marion Hallet / jeudi 30 juin 2022

Un hommage à Jane Austen


Ce deuxième volet des aventures de la famille Bridgerton est dédié à l’aîné, Anthony (Jonathan Bailey), porteur du titre de vicomte (préparez-vous à encore entendre parler de Bridgerton : la série, déjà renouvelée jusqu’à la saison 4, adapte une collection composée de huit romans, chaque roman étant dédié à un membre de la fratrie). La première saison, sortie en décembre 2020, se distinguait, dans sa représentation glamour, somptueuse et anachronique du Londres des années 1810, par l’inclusion de nombreux personnages aristocratiques noirs, comme Lady Danbury (Adjoa Andoh). La deuxième saison introduit la famille Sharma, venu d’Inde. Les deux sœurs Sharma, Kate (Simone Ashley) et Edwina (Charithra Chandran), se retrouvent mêlées à un triangle amoureux hétérosexuel avec Anthony.

Comme dans la première saison, les nouveaux épisodes traitent l’appartenance ethnique d’un personnage comme un élément constitutif de son identité au sens large. L’héritage culturel des Sharma est omniprésent, mais les Sharma ne rentrent pas complètement dans la case Asie du sud/Inde : la famille représente davantage une identité pan-indienne qui mixe des éléments de la caste supérieure de l’Inde du Nord (leur nom de famille), des termes langagiers tamoul, marathi, hindoustani et bengali (Kate appelle Edwina « bon », un terme bengali pour « sœur »). La série montre une cérémonie de pré-mariage haldi et Kate dédaigne le thé anglais et lui préfère un chai qu’elle prépare avec de l’eau chaude (le chai est généralement fait avec du lait). Elle garde d’ailleurs sur elle une petite pochette de karha, le mélange d’épices ad-hoc.

L’univers de Bridgerton est fictif, mais inclure des personnes d’origine indienne (elles disent venir de Bombay) au sein d’une histoire sur la haute société londonienne sous la Régence est historiquement correct – la saison 1 jouait déjà sur ce genre d’ambigüité historique, avec le cas de la Reine Charlotte. L’Inde et l’Angleterre sont en effet étroitement liées à l’époque : dans les années 1800, l’Inde est sous le contrôle de la Compagnie des Indes orientales, une organisation commerciale, puis de l’État britannique. En tant que puissance coloniale, la Grande-Bretagne a des troupes et des administrateurs stationnés en Inde, contrôle les ressources du pays et perçoit des impôts auprès de sa population. Forcément, les flux de population entre les deux pays s’intensifièrent. À la fin des années 1800, la population londonienne comprenait plusieurs milliers d’Indiens – des résidents permanents comme des gens de passage (voir Arup K. Chatterjee, Indians in London : From the Birth of the East India Company to Independent India, 2021).

Hélas, nous avons encore cette image de la Régence anglaise (fin XVIIIe-1820) peuplée de Blancs, image erronée et pour laquelle nous pouvons en partie blâmer nos représentations culturelles populaires, dont les adaptations au cinéma et à la télévision des romans de Jane Austen, LA référence majeure de Bridgerton, et qui sont toutes exclusivement interprétées par des acteurs blancs. Or, la Grande-Bretagne comptait une importante population de personnes non blanches au temps d’Austen. La récente série Sanditon (ITV, PBS, 2019-), basée sur un manuscrit inachevé d’Austen publié après sa mort, qui met en scène plusieurs personnes racisées (version écrite et version filmée), fait figure d’exception.

De plus, des femmes indiennes entretenaient des relations avec des hommes britanniques dans l’Inde du XIXe siècle, et des femmes d’origine indienne vivaient également en Angleterre à cette époque. Les fonctionnaires britanniques qui avaient des enfants avec des femmes indiennes avaient parfois la volonté que ces enfants vivent et reçoivent une éducation en Europe (voir Durba Gosh, Sex and the Family in Colonial India : The Making of Empire, 2006). De plus, les élites indiennes de l’époque de la Régence avaient connaissance des mœurs européennes – on voit bien les fruits d’une telle éducation quand Edwina arrive sur le marché matrimonial : elle reçoit l’approbation de la Reine qui lui attribue le titre désirable de « diamant de la saison ». Mais si les membres de la Compagnie des Indes orientales (soldats, marchands, officiers, etc.) se sont souvent unis à des Indiennes, il n’y a aucun moyen de savoir dans quelle mesure ces relations étaient consentantes, étant donné les rapports de domination existants (Durba Gosh, 2006).

Bridgerton opte pour une sorte d’influence « soft » : en adoptant les codes de plusieurs genres significativement anglais et donc historiquement blancs (le genre patrimonial ou heritage et le film romantique), et en choisissant une distribution issue de la diversité, la série remet en question un préjugé selon lequel les personnes qui circulaient dans les cercles sociaux en Grande-Bretagne étaient toutes blanches. Il ne faut pas non plus négliger l’importance de la représentation de personnages sud-asiatiques à la peau foncée comme Kate (le colorisme étant une problématique très présente pour les femmes racisées comme j’en ai parlé dans ma critique de la saison 1). Par contre, il est vraiment regrettable qu’il ne soit pas fait la moindre mention des aspects violents de la domination coloniale britannique en Inde. On peut donc vraiment parler de monde ré-imaginé.

La saison 2 de Bridgerton repose sur un schéma narratif bien connu, celui du « enemy-to-lover » (de l’ennemi à l’amoureux), où le couple d’une histoire commence par se détester pour ensuite s’aimer. William Shakespeare l’a souvent exploré dans ses comédies comme Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing, 1600) et La Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew, 1594), mais c’est Jane Austen qui lui a vraiment donné vie dans ses romans des années 1810. L’arc narratif des ennemis-devenant-amants est particulièrement efficace pour susciter de la tension sexuelle et s’il y a bien un terme qui caractérise cette saison, c’est la « tension ». À l’époque d’Austin, il n’était pas possible d’écrire explicitement sur le désir et le plaisir sexuels, de sorte que la construction de la tension par l’animosité était un moyen astucieux d’évoquer ce type d’émotion.

L’histoire d’amour entre Anthony et Kate est un cas d’école qui évoque l’œuvre la plus célèbre d’Austen, Orgueil et préjugés (Pride and Prejudice, 1813) [1]. Le premier véritable obstacle à leur rencontre est qu’aucun des deux ne cherche l’amour : Kate n’est pas membre de la haute société par sa naissance (elle est la fille du mari de sa mère adoptive qui a fait un mariage d’amour en épousant un fonctionnaire et non un aristocrate) et la sécurité de sa famille repose sur le mariage de sa (demi-)sœur Edwina ; elle lui accorde donc toute son attention.

Elle semble également rebutée par toute la culture du mariage et préfère devenir une « vieille fille » que d’être mariée à un homme qui l’assigne à la fonction de reproduction. Anthony, quant à lui, a peur de tomber amoureux, car il a vu combien il peut être douloureux de perdre l’être aimé lorsque sa mère a sombré dans le chagrin après la mort brutale de son mari. Il envisage le processus du mariage comme une entreprise purement sociale et économique. La première scène de la saison 2 commence par l’énumération d’une série d’attributs qu’il attend de sa future épouse, une femme à laquelle il est déterminé à rester indifférent (« tolérable, obéissante, des hanches faites pour enfanter et un brin de cervelle. Et ce dernier critère est plus une préférence qu’un besoin »). Au contraire, sa mère et sa sœur qui, comme dans la saison 1, en savent plus que lui sur son propre compte, pensent qu’il aurait justement besoin d’une femme dont il respecte l’intelligence et la personnalité.

Dès leur première rencontre, le conflit entre Kate et Anthony est immédiat : Anthony parle de manière méprisante des jeunes débutantes présentes au bal et Kate entend sa conversation, cachée. Anthony est un homme de la haute société (de la gentry) et le chef d’une famille importante, de sorte que personne ne l’a jamais vraiment contredit, surtout en dehors de sa propre famille. Mais comme Kate n’a rien à perdre – elle ne se soucie pas de trouver un mari ni de son statut parmi les célibataires éligibles de Londres –, elle est libre de l’interpeller. La relation entre Elizabeth Bennet et Mr. Darcy commence elle aussi lorsqu’elle l’entend l’insulter (« Elle est passable, mais pas assez belle pour me tenter »), et ce qui suit est une lente et délicieuse combustion entre deux personnages terriblement fiers.

Dans la première saison, Anthony présente un cas classique du complexe de la madone et de la putain : il fait une différence entre les femmes qu’il respecte et celles qu’il désire. Kate est une révélation car elle lui inspire à la fois de l’admiration et du désir, une association déroutante pour lui. De même, Kate a besoin de quelqu’un qui puisse libérer en elle les sentiments amoureux qu’elle s’est refusée à éprouver, et cet amour doit être profond car, comme Anthony, elle est résolue, obstinée, entière. Comme Anthony, elle doit admettre d’abord pour elle-même ce qu’elle ressent.

Pleins d’esprit et quelque peu arrogants, Kate et Anthony ressemblent à bien des égards à Darcy et Lizzie. Comme Lizzie, Kate est une intellectuelle et critique implicitement les faibles attentes de sa société envers les femmes, raison pour laquelle elle s’entend si bien avec Eloïse Bridgerton, elle-même une autre variation du même type féminin. Puisque la société de Kate et de Lizzie n’accorde pas une grande valeur à l’esprit et à l’indépendance des femmes, elles ne sont pas considérées comme les partis les plus désirables, mais elles ne se soucient pas de rester « vieilles filles ». Comme Lizzie, Kate aime les activités sportives et n’a pas peur de salir ses robes. Edwina (l’équivalent de l’aînée des sœurs Bennet, Jane) est sur le papier exactement le genre de femme qu’Anthony décrit comme l’épouse idéale : elle a du sang noble, elle est douce, docile, éduquée, très belle, et elle est le « diamant de la saison » choisie par la Reine, comme l’était Daphné, la sœur d’Anthony dans la saison 1. Mais alors qu’Edwina est d’une naïveté qui confine à l’aveuglement, Anthony a besoin de quelqu’un qui puisse le défier – comme le fait Kate. Devenu vicomte trop tôt, trop vite et trop brutalement à la mort prématurée de son père, il est comme un enfant qui joue au chef, et Kate possède la capacité de le changer positivement, non pas en allant dans son sens comme le ferait une épouse docile, mais en lui faisant face.

Le début de la saison 1, centrée sur Daphné Bridgerton et le Duc, utilisait un arc narratif similaire pour ensuite s’en détacher. La deuxième saison est centrée sur Kate, une protagoniste féminine très différente. Alors que Daphné est la English rose par excellence, Kate échappe du fait de son statut marginal aux règles de la société londonienne – alors qu’Anthony est directement concerné par ces règles, faisant de lui-même son pire ennemi. Ce qui l’attire chez Kate, c’est sa nature combattive, le fait qu’elle soit si passionnée. Quant à Kate, elle est motivée par le désir de protéger sa famille, sentiment qu’elle partage avec Anthony. Et, comme Darcy, Anthony est fermé à l’amour en raison d’un traumatisme familial et de convictions misogynes.

Bridgerton emprunte habilement des citations ou des images des romans d’Austen ou de leurs adaptations, créant ainsi un lien avec les spectateurs les plus avertis : quand Anthony tombe dans le lac et émerge de l’eau sa chemise blanche lui collant à la peau, c’est une citation directe d’une séquence iconique de l’adaptation à succès de Pride and Prejudice avec Colin Firth pour la BBC en 1995 (Simon Langton, six épisodes), où Mr. Darcy improvise un plongeon dans le lac de son parc, pour ensuite s’en aller à grands pas avec sa chemise mouillée et tomber nez à nez avec Elizabeth Bennet (Jennifer Ehle). Les adaptations de Jane Austen, et autres œuvres apparentées telles que Bridgerton, ne furent plus jamais les mêmes après cette fameuse scène du lac inventée pour l’adaptation télévisée, au point que la série de 1995 a remplacé le roman dans l’imaginaire collectif de toute une génération, déclenchant alors une vraie Darcymania (voir Deborah Cartmell, Pride and Prejudice : The Relationship Between Text and Screen, 2010). Depuis lors, chaque nouvelle production en costumes de la BBC inclut un hommage à cette scène iconique : que ce soit Aidan Turner qui travaille dans les champs dans Poldark (série en 5 saisons, 2015-2019), Richard Madden qui fait de la menuiserie dans Lady Chatterley’s Lover (téléfilm, Jed Mercurio, 2015), Ben Batt qui se rhabille, lui aussi après une baignade, dans The Go-Between (téléfilm, Pete Travis, 2015), tous sont torse nu. Si l’on ne trouve pas de scène similaire dans le film Pride & Prejudice de Joe Wright en 2005, la scène finale est presque l’équivalent en termes d’« effet » : Mr. Darcy (Matthew Macfadyen) émerge à l’aube, son long manteau ouvert et battant ses jambes, sa chemise blanche ouverte sur son torse, marchant à grands pas dans la rosée du matin, la musique montant crescendo, avant qu’il déclare sa flamme à Elizabeth (Keira Knightley). La scène de baignade d’Anthony dans Bridgerton est la plus fidèle à la première version avec Colin Firth puisque lui aussi garde sa chemise.

Bridgerton, avec sa distribution diversifiée et sa musique contemporaine, contribue à nous inclure avec nos sensibilités d’aujourd’hui dans cette période, mais il y a aussi une tension due à la rigidité des mœurs de l’époque. Les jeunes gens ne pouvaient se rencontrer que lors de bals ou en société, de sorte qu’ils ne se voyaient qu’épisodiquement et ne pouvaient se parler que lorsqu’ils dansaient, et si deux jeunes personnes se retrouvaient seules, même de manière parfaitement innocente, cela pouvait être un désastre pour la réputation de la jeune fille.

Le moindre regard entre les personnages est tellement chargé que ce qui pourrait nous sembler anodin aujourd’hui est doté d’une alchimie sexuelle intense. Kate et Anthony se touchent à peine, mais de minuscules interactions, comme un contact visuel, une respiration lourde ou le frôlement d’une main, s’accumulent pour créer des scènes intenses. Cette romance qui se consume lentement a d’abord étonné de nombreux fans et une partie de la presse à cause du peu de scènes de sexe par rapport à la première saison, mais il est clair que les créateurs ont fait le choix conscient d’atténuer cet aspect qui avait grandement contribué au succès de la série, et le remplacer par davantage de suggestion. Cette retenue est en fait un élément clé des histoires d’amour situées au temps de la Régence.

On peut même dire que la tension érotique est plus grande dans la saison 2 parce qu’elle est construite si lentement qu’elle en devient presque insupportable. Parce que nous ne vivons plus à l’époque d’Austen, le public a droit à une scène de sexe en bonne et due forme (mais il faut attendre l’avant-dernier épisode) et celle-ci est plus osée dans son contexte que toutes les scènes de sexe entre Daphné et le Duc de la saison 1, car Kate et Anthony ne sont pas mariés. Considérée sous cet angle, la scène où le vicomte et Kate font l’amour pour la première fois a une grande charge subversive et traduit l’urgence de leur désir mutuel.

Outre cette tension particulièrement prenante, la saison 2 m’est donc apparue plus intéressante que la saison 1 du point de vue du genre, car, en raison de cette relation conflictuelle qui se transforme en amour, les protagonistes apprennent à communiquer, s’ouvrent l’un à l’autre et se montrent vulnérables – un élément neuf pour eux, qui comble le fossé de leur différence sociale. La dimension moderne de l’intrigue est que Kate est, au début, déterminée à vivre seule et à devenir professeure à Bombay : elle n’a pas de vue sur Anthony, ni sur aucun autre homme. Il participe à son épanouissement, mais n’est jamais perçu par l’héroïne comme indispensable – peut-on finalement être plus féministe dans l’univers de Bridgerton ?
La saison 3 ne sera pas consacrée à la suite chronologique des romans (le tome 3 concerne le deuxième frère, Benedict), mais à l’histoire d’amour entre Colin, le troisième frère, et la mystérieuse Lady Whistledown dont l’identité a été révélée à la fin de la saison 1 – Penelope Featherington.


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[1Il existe déjà un Orgeuil et Préjugés avec un casting sud-asiatique/indien : Bride and Prejudice (Gurinda Chadha 2004) est une version produite par Bollywood.