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Eldar Riazanov / 1976

L’ironie du sort, ou que la vapeur soit légère !


Par Lora Clerc / dimanche 9 janvier 2022

La poésie au secours des femmes

Titre en russe : Ирония судьбы, или с лёгким паром !

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Il est des traditions culturelles amusantes. Nous avons Le Père Noël est une ordure, les Russes ont L’Ironie du sort, ou que la vapeur vous soit légère ! , « film-culte » soviétique. Diffusé à la télévision en 1976, il reste « LA » comédie que les Russes voient et revoient à chaque Nouvel An.

Les coups de théâtre, le plus souvent annoncés par un coup de sonnette à une porte, sont incessants, il serait vain de décrire en détail le scénario. L’argument est burlesque, avec, en préambule, un dessin animé moquant la politique de l’habitat de l’époque Brejnev, post-Khroutchev : les immeubles identiques poussent comme des champignons autour des grandes villes, sur onze fuseaux horaires. Ces « grands ensembles » monotones sont destinés à en finir avec les logements communautaires et à offrir à la population « tout le confort », suscitant toutefois une plainte récurrente quant à la standardisation des villes, des noms de rues, du mobilier urbain et domestique, des magasins, du cinéma [1]…et même de l’amour et de la vie.

Le film comporte deux épisodes, un troisième a été tourné en 2007. Au premier plan, nous avons quatre protagonistes : deux jeunes hommes, Evgueny et Hippolyte, et deux jeunes femmes, Galia et Nadia. L’histoire commence vers 20h, se terminera le lendemain vers midi, avec ce moment crucial où l’horloge du Kremlin sonne les douze coups de minuit, donnant l’heure officielle à toute la Russie.

On est à Moscou, pendant un hiver rigoureux (-25°), au N° 25 de la 3e rue des Constructeurs, appartement 12, 4e étage, avec Evgueny (Genia) et sa mère qui viennent d’emménager, et Galia qui ambitionne d’épouser ce jeune chirurgien indécis. Célibataire endurci, encore adolescent à trente-six ans, il se voit lui-même comme « ni courageux ni audacieux ». Il hésite où passer la nuit, soit à la maison avec Galia et sa mère, soit au monastère de Souzdal avec Galia et les copains. Mais sa nuit commence par un rituel incontournable : le « bania » (les bains) avec son « boys club » à la soviétique, où les gaillards y vont très fort sur la vodka. L’un d’eux doit prendre l’avion pour Leningrad, mais c’est Evgueny qui prend place dans l’avion. À l’aéroport de Leningrad, toujours ivre, il monte dans un taxi. Il pense rentrer chez lui – même neige, même immeuble, même entrée, mêmes couleurs, même ascenseur, mêmes serrures, mêmes clefs, mêmes cartons de déménagement - se déchausse et s’affale, encore ivre, sur le sofa. Il s’endort.

Arrive la légitime locataire de l’appartement [2], Nadia, qui s’apprête à fêter l’an nouveau avec son fiancé, Hippolyte. Elle découvre avec stupeur cet inconnu plongé dans un profond sommeil. « Vous êtes mort ou vivant ? Levez-vous ! » Elle le sort sans ménagement de sa torpeur. Une bagarre de comédie éclate. Survient Hippolyte, le fiancé. Un homme, un vrai. Nadia, enjouée, entreprend de lui raconter la situation : « Tu vas rire ! » Hippolyte ne rit pas : « Comment se trouve-t-il dans ton lit ? » Le froid s’installe entre Nadia et Hippolyte, jaloux et boudeur, dépourvu d’humour, suspicieux et colérique.

Les protagonistes entrent et sortent, se croisent, s’affrontent, s’invectivent : les portes claquent, les sonnettes retentissent. La situation donne alors lieu à une série de quiproquos dignes d’un vaudeville. Hippolyte prend la fuite et se retrouve en voiture enfoui sous une masse de neige déversée par un camion des services de déneigement, laissant Evgueny et Nadia entamer enfin une conversation plus aimable dans un round d’observation illustrant tous les états possibles des relations humaines. Il leur faudra passer la nuit ensemble : pas de vol pour Moscou avant le matin. On mange, on danse, on boit, on s’injurie copieusement, on prolonge les silences... jusqu’au dernier coup de sonnette qui signe aussi la fin du film.

À Moscou, sur son trente-et-un, Galia attend Evgueny, dans l’espoir d’une « conclusion » de leur histoire. Elle se résout à boire en solitaire.

Tout « finira bien », Evgueny reprendra au matin l’avion pour Moscou, retrouvera Galia et sa mère. Non : sa mère et Galia…

Dans le deuxième épisode, qui ne connaît pas le même succès que le premier, Evgueny tâche de se transformer en « vrai mec », autoritaire, vindicatif et possessif, tandis qu’Hippolyte bat sa coulpe, va au « bania », s’accuse de tous les maux, s’excusant quasiment de vivre. Tout ceci sous le regard amusé de Nadia.

Faut-il voir dans ce film, en dépit de l’épilogue normalisateur du deuxième épisode, un appel à contester les « standards » des relations entre hommes et femmes ? À les considérer du même œil que les absurdités urbaines et bureaucratiques ?

C’est la femme libre, Nadia, qui oppose à la « normalité » hétérosexuelle et sociale – la possession, la jalousie, les tentatives de réconciliation, la domination de l’une par l’un, et le mariage – non pas une protestation, une contestation ou un ressentiment, mais une affirmation douce et paisible : « Que personne n’ait le mal de personne », comme le formule Marina Tsvetaieva. Et c’est l’homme qui n’a pas oublié avoir été enfant, le naïf Evgueny – qui chante, croit aux vertus de la parole « sans jeux de mots ni leurre » – qui prend le pas sur Hippolyte, le macho. En ce sens, Ironie du sort est un film discrètement féministe, à un moment où la question de l’égalité homme-femme est censée être « réglée » en URSS. On a comme un féminisme de contrebande, qui file en clandestin tout au long de l’intrigue, ce qui est déjà remarquable dans un pays où la liberté d’expression est cadenassée. Nous sommes en 1976 : Brejnev n’incite pas à une vie licencieuse ou légère, même si l’époque, plutôt grise, connaît des tentatives d’ouverture. Et voici un film qui conteste les standards, crée un genre exotique de cinéma, comédie presque musicale construite sur une structure de tragédie (unité – fictive – de lieu, de temps et d’action). Aussitôt diffusé à la télévision, il devient l’objet d’un culte qui ne se dément pas au XXIe siècle !

Pourquoi « culte » ? Pourquoi, à chaque moment de l’histoire mouvementée de ce pays, resurgit, comme toujours nouvelle, une même histoire ? On peut déceler sans doute le plaisir des spectateurs et spectatrices russes à retrouver le côté douillet et devenu rituel du film. On peut aussi comprendre que ce film touche en plein cœur un public souvent sentimental, attaché à ses romances, qui aime rire et pleurer en même temps, qui sait cultiver l’auto-dérision et vénère ses poètes. En effet abondent les poèmes mis en musique dans le film. Chaque chanson fait le point sur les situations, évoquant ce qui n’est pas énoncé par la parole : les amis disparus, la solitude, les désirs de départ, les malentendus, les jeux enfantins, la nostalgie, le mal de vivre. Les grands poètes et artistes russes sont mis à contribution : Evtouchenko (Voici ce qui m’arrive [3]), Boris Pasternak (Définition de la poésie [4]), Marina Tsvetaieva (Ça me plaît que vous n’ayez pas le mal de moi [5]), Bella Akhmadoulina (Chaque année, par les rues... [6]), Vissotski (Le train ira à Tikhoretskaya... [7]).

Tout est bien qui finit bien ? Nadia et Evgueny se retrouveront à Moscou, dans l’appartement de la rue des Constructeurs, joue contre joue, avec la super-maman qui pense avoir, enfin, casé son fils. Triomphe des mères ? Peut-être. En tout cas, triomphe des femmes, avec Nadia qui manifeste une réelle aptitude au bonheur et à la légèreté, quand les hommes ont le choix entre deux images : un personnage sérieux et un peu bête ou un gamin gaffeur et attendrissant. Mais le rire est gagnant. Le rire ou l’ironie ? Ironie que le choix improbable des lieux, des personnages, des situations, des acteurs, des poètes et des chansons, rend opérante sur des décennies, et dont les femmes et la liberté ne sont ni cibles ni victimes. Ouf !

Tout est bien qui finit bien ? C’était une comédie. Pas pour tout le monde. En 2019 encore, le métropolite de Riazan s’insurgeait contre l’immoralité d’un film diffusé chaque année à la télévision à un moment où l’on devrait plutôt penser à « resserrer les liens familiaux et à offrir des jouets aux enfants », intervention pleurnicharde répercutée par tous les médias. Trahir les valeurs chrétiennes, trahir une future épouse, promouvoir de faux rêves, se moquer du mariage, trouver par miracle le bonheur en s’enivrant ? « Les gens feraient mieux de travailler ». La réponse d’Evgueny/Andreï Miagkov a été cinglante : « Je pense que le métropolite de Ryazan est très proche de la folie. Que dire, alors, si c’est le cas ? »

Le Nouvel an russe a sans doute un bel avenir. Selon Lenta.ru, ce que confirme IMDB, même Netflix s’est laissé séduire, et a sorti le 1er janvier 2021 une version américaine sous le nom de "About Fate".


Cette année encore, les internautes russes en raffolent (commentaires sur le compte YouTube de Mosfilm) :
 Le Nouvel An sans Ironie du sort est comme un mariage sans mariée !!
 1er janvier 2022. Voir Ironie du sort... J’ai dans l’âme un désir douloureux pour ce qui est irrémédiablement perdu ... Bonne année à tous ! Les gens, soyez heureux !
 Il est impossible d’imaginer une nouvelle année sans ce chef-d’œuvre ! Qu’il est bon pour l’âme !
 Nous sommes le 31 décembre 2021, Bonne année 2022 à tous ! Et je revois ce film, j’espère qu’il en sera toujours ainsi.
 Je quitte la réalité pour le monde créé par Riazanov. Et je veux y vivre et arrêter le temps.
 Désormais, sans ce film, le Nouvel An n’est pas le Nouvel An ! Bonne année ! Toute la santé et le bonheur !
 Même si vous regardez ce film pour la centième fois, vous ne vous ennuierez jamais...
 Avant le vol, les cosmonautes regardent Le soleil blanc du désert [8], et nous, au Nouvel An, L’ironie du sort. Bonne année 2022 à tous !
 Un film sans effets spéciaux, sans dépaysement effréné, mis en scène dans un même espace. Mais le jeu d’acteur, les dialogues et le talent de tous ceux qui l’ont créé ont inscrit le film dans les siècles.


Film intégral mis en ligne par Mosfilm sur YouTube , avec des sous-titres français très approximatifs et décalés par rapport au son : https://www.youtube.com/watch?v=lVpmZnRIMKs


Avec : Andreï Miagkov : Genia - diminutif de Evgueny ; Barbara Brylska (la « Brigitte Bardot » polonaise) : Nadia - diminutif de Nadiejda ; Olga Naumenko : Galia - diminutif de Galina ; Iouri Iakovlev : Hippolyte


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[1Ces grands ensembles de logements proposaient également tous les services : écoles, dispensaires, bibliothèque, cinéma, commerces. Ils sont encore en vie, souvent décrépits. Après la chute de l’URSS, les locataires sont souvent devenus propriétaires de leur logement, les municipalités assurant parfois la gestion des immeubles et de leur environnement.

[2La propriété privée n’existait pas encore…

[5http://henri-abril.fr/marina-tsvetaieva - Marina Tsvetaieva, Les Poèmes d’amour, Éditions Circé 2015)

[6https://www.youtube.com/watch?v=66D-faefE_g - Bella Akhmadoulina : poétesse peu appréciée du pouvoir brejnévien.

[8Film-culte, en effet, des cosmonautes russes, en raison d’une chanson : Ваше благородие, госпожа Удача – Votre Honneur, Dame Chance !